D'après B. Grangier, La vie du Rail,
n°1365, 1972 (extraits)
Le Paris Saint-Germain fait
courir les Parisiens ... en
1837
Revue de presse
Ce jeudi 24 août 1837, le roi Louis Philippe
n'avait pas cru devoir inaugurer lui-même la ligne de chemin de fer
Paris-Saint-Germain, première ligne partant de la capitale et, aux
yeux des Parisiens toujours fort chauvins, première ligne de France.
Le souverain méconnaissait-il, comme son ministre Thiers, l'importance
de l'événement ou bien estimait-il que, la France s'étant laissé largement
distancer, pour la construction des chemins de fer, par d'autres pays,
une cérémonie triomphale était inopportune?
Quoi qu'il en soit, il avait délégué pour le représenter, la reine Marie-Amélie
et ses fils, les ducs d'Orléans, d'Aumale et de Montpensier qu'accompagnaient
les princesses. Tout se déroula sans apparat à la façon bourgeoise qu'affectait
d'aimer le roi : aucun ministre n'accompagnait la famille royale, nul
discours ne fut prononcé. Ce fut moins une inauguration qu'une promenade
de deux heures et demie. Le chemin de fer quittait l'embarcadère (comme
on disait alors) de la place de l'Europe. Vingt-cinq minutes plus tard
il arrivait à Saint-Germain [1] où une collation était servie aux voyageurs
qui remontaient dans le train à trois heures et demie. A quatre heures
tout le monde était revenu à Paris, soulagé et ravi à la fois...
Ce fut tout pour ce jour-là. Le lendemain, ministres, actionnaires, ingénieurs,
parlementaires et journalistes firent à leur tour le voyage. Puis le
samedi 26, on ouvrit la ligne au public. Des milliers de Parisiens se
précipitèrent dès le matin pour affronter l'aventure ; quand vint le soir
et bien que la Compagnie eut multiplié les convois — chacun d'eux emmenant
plus de trois cents personnes — beaucoup regagnèrent, déçus, leur domicile
sans avoir pu trouver une place à bord de ces voitures si semblables à des
diligences mais que tirait à la vitesse du vent, un monstre de fer et
de feu...
Le débarcadère du Pecq, 1837
La veille et le lendemain de cette bousculade
mémorable, on se pressait dans les cabinets de lecture pour lire dans
les gazettes, la description de la ligne, les impressions des journalistes
et leurs commentaires. Car toute la presse parisienne donnait de la
voix — ou plutôt de la plume pour relater l'événement, mais tous les
journaux ne manifestaient pas un égal enthousiasme. Tant s'en faut.
A la longueur et à la chaleur des articles on peut mesurer le degré d'attachement
ou d'opposition au régime orléaniste, mais la clairvoyance fait parfois
aussi défaut dans les dithyrambes que dans les dénigrements. En parcourant
les journaux et les revues de ces jours d'août 1837 on s'interroge sur
la réputation de haute tenue et de sérieux dont jouit auprès des historiens
la presse de cette époque. La politique se glisse là où elle n'a que faire,
l'esprit dit parisien ou — ce qui est pire — boulevardier gâche bien
des talents et la virtuosité conduit trop souvent au bavardage.
En lisant la presse orléaniste
Un des plus brillants chroniqueurs du
temps, Jules Janin, parvient ainsi à remplir plusieurs colonnes du
très vénérable et très gouvernemental Journal des Débats par
le récit du voyage inaugural et par ses impressions, article qui s'ouvre
par ces lignes : Paris vient de s'enrichir d'une gloire nouvelle
: la même année qui lui a donné l'obélisque de Louqsor et l'arc de
Triomphe de l'Etoile, lui donne encore un chemin de fer. Que dis-je,
un chemin de fer? C'est toute la forêt de Saint-Germain que Paris vient
de conquérir; paisible conquête de l'industrie !... Et sur ce
thème, Jules Janin brode, en virtuose, phrase après phrase, ligne après
ligne. Le chemin de fer lui apparaît tour à tour comme le cheval
de Job (sic) courrier de feu et de fumée... force irrésistible
et cependant obéissante, qui vous entraîne ainsi plus rapide que les
vents et comme le tapis volant de la légende. On calomnie le chemin
de fer quand on dit de lui qu'il est une grosse entreprise : C'est
bien mieux qu'un capital, c'est bien mieux qu'une fortune... c'est
un plaisir inconnu, c'est une émotion sans égale, c'est le plus grand
plaisir de ce monde Les savants (sic) disent, poursuit
Jules Janin, que déjà les chemins de fer d'Angleterre et d'Amérique
couvrent nombre de lieues et transportent des millions de voyageurs,
des tonnes de marchandises et des centaines de milliers de bêtes à cornes.
Qu'importe ! répond superbement le journaliste. Notre chemin
de fer de Saint-Germain n'a que quatre lieues, mais ce sont quatre
lieues dans le plus beau pays du monde ! et s'il ne transportera ni
marchandises ni des bêtes à cornes, il est destiné à porter beaucoup
de jeunes gens amoureux... et c'est justement là pourquoi je l'aime.
A cette surprenante déclaration d'amour, le journal Le Commerce (libéral)
répond — titre oblige — en ces termes : Le chemin de fer de Saint-Germain
est moins immoral (sic) et plus lucratif; quoi qu'en dise le
feuilletonniste, il transportera beaucoup de bêtes à cornes, du moins
la Compagnie du chemin de fer dont les actions ne se soutiendront pas
par la poésie, y compte positivement...
Également journal libéral, Le Siècle ne doute pas du succès
de l'entreprise et résume ainsi ses impressions de voyage. Rien de
curieux, de grand, d'imposant, comme l'aspect de ces quatorze voitures
obéissant à une seule force, courant ensemble avec accord et presque
sans autre bruit que celui qui s'échappe des tuyaux par lesquels se dégage
la vapeur.
Même constatation du succès et même optimisme quant à l'avenir dans Le
National, journal d'opposition républicaine mais épris de progrès.
C'est aussi l'attitude du journal Le Monde qui, pendant sa brève
existence d'une année, voulait être l'organe des catholiques du progrès
et conclut ainsi son article : On parlera aussi de l'influence d'un
pareil moteur sur les destinées de la civilisation future. Industrie
et démocratie, voilà, en effet, les deux mots de l'avenir.
Dans les journaux d'opposition
Le ton devient tout autre avec les journaux
d'opposition royaliste, restés attachés à la dynastie détrônée en 1830.
Le plus modéré d'entre eux, la Gazette de France, aïeule des
journaux français, écrit : C'est avec tout l'empressement qu'inspire
une amélioration introduite dans les procédés de locomotion, mais
sans engouement, sans enthousiasme, que nous nous sommes portés aujourd'hui
sur le chemin de fer qui appelait les Parisiens à jouir pour la première
fois d'un spectacle sur lequel nos voisins de Londres et de Bruxelles
sont déjà blasés par l'habitude, Cette façon enveloppée de dire
que la France avait, sur ce plan, pris du retard sur ses voisins, n'était
pas pratiquée à La Quotidienne . Là, on attaque sans ménagement
: Quiconque a vu le Parisien se ruer au-devant de la girafe, autour
du premier bateau à vapeur ou sur les pas d'une dynastie toute fraîche
en chapeau gris et parapluie, peut se figurer la curiosité, l'empressement
excités par l'inauguration du chemin de fer de Paris à Saint-Germain.
La gare et le pont du Pecq
depuis la Terrasse de St-Germain
Suit une description brève et bien faite
du nouveau moyen de transport que terminent ces lignes : Mais jusqu'ici,
l'on n'a fait par les chemins de fer que des trajets fort courts; et
nous croyons que la fatigue de cette voie de transport serait difficile à supporter
de Paris à Lyon, par exemple, ne fût-on que douze ou quatorze heures
en chemin. L'Echo français, lui, considère le chemin de fer comme un objet
de curiosité, plutôt que comme un objet d'utilité et s'apitoie sur le
sort des actionnaires ! Pour La Mode qui, contrairement à ce
que son titre laisserait penser, était un journal fort combatif, le chemin
de fer ne servira à rien et les coucous — ainsi appelait-on les voitures à chevaux
du service régulier — le distanceront toujours.
A La Presse qui avait, de tous, le plus fort tirage et sans
doute la plus brillante rédaction, nous retrouvons un bavardage, féminin
celui-là et dont l'auteur, Delphine Gay, était considérée comme le plus
spirituel des chroniqueurs. Ah! la délicieuse manière de voyager ! écrit
Delphine Gay qui poursuit: Mais, hélas, chaque belle invention a
un mauvais côté ; à peine arrivé, une faim terrible vous dévore ; vous
venez de faire dix lieues et vous avez l'appétit qu'on a quand on vient
de faire dix lieues. L'estomac est à l'image de la route, un chemin de
fer produit un estomac de fer. Et la chronique se poursuit de la
même plume qui nous paraît bien lourde. Au Carillon on fait des mots: Nos
princes et nos ministres se font remorquer sur les chemins de fer. Ce
sera la première fois que le public les aura vus avec transport. Et
plus loin :
"Ne nous plaignons pas de voir les princes et les ministres voyager
sur les rails, nous aimons à les voir passer vite". Le Tam-Tam, malgré son titre, est plus sérieux, plus clairvoyant
que bien d'autres quand il écrit: Ce bout de chemin, qu'on nous passe
cette expression, servira comme de type, pour l'exécution des grandes
voies qui, bientôt il faut l'espérer, sillonneront la France dans tous
les sens. Mais il fait suivre ces lignes d'une interrogation quel
que peu insolente : Qu'est-ce qu'un général alignant de stupides
soldats, à côté du génie innocent qui combine le système d'une machine
d'une utilité dont tous les siècles à venir profiteront ?
Science populaire et vaudeville
Terminons là notre revue de presse,
car les journaux ne sont pas les seuls témoins de l'opinion. Les livres,
le théâtre le sont aussi.
C'est ainsi que la plus longue, la plus précise, la plus enthousiaste
et la plus pittoresque description du chemin de fer de Paris à Saint-Germain,
nous la trouvons dans un curieux petit ouvrage La science populaire
de Claudius. Simple discours sur toutes choses. Essai d'encyclopédie élémentaire
paru en cette année 1837. Pour l'auteur — de son vrai nom Ruelle — le
chemin de fer est l'invention qui va faire pour la circulation des personnes
et des choses, ce que l'imprimerie a fait pour la circulation des pensées.
Cette phrase plus chargée de sens et d'intelligence que celles que nous
avons lues sous des plumes alors illustres, nous rend indulgents pour
les images hardies de Claudius : pour lui la locomotive est tantôt un
tonneau fumant, tantôt un char étrange aux roues de feu, semant de tisons
la route qu'il illumine, tantôt une mystérieuse bête de somme dont on
voit l'humide haleine, dont on entend l'essoufflement entrecoupé. Sourions à ce
déchaînement de lyrisme et rappelons-nous que nous sommes en 1837, en
pleine époque romantique.
Mais ce n'est certes pas le souffle romantique qui inspire Salvat et
Henri, co-auteurs d'un à propos vaudeville qui fut représenté le 23 septembre
1837 au théâtre de la Porte Saint-Antoine. Craignant sans doute d'être
devancés, les deux auteurs du Chemin de fer de Saint-Germain ont
hâtivement ficelé un acte qui donne une bien piètre idée de l'esprit
du boulevard.
Au chœur des habitants de Saint-Germain qui chantent :
Vive! vive le ch'min de fer,
Grâce â lui, chez nous le monde Abonde
Doublons nos prix, que tout soit cher. C'est l‘plus clair
Des profits du ch'min de fer.
répond le solo du chemin de fer;
Le trajet est si prompt
Que I'on correspond
Presque d'un seul bond.
Aussi Saint-Germain
Grâce à son chemin
N'est à mon avis
Qu'un faubourg de Paris.
De son côté, Mme Pochet, cuisinière de
son état et voyageuse au pittoresque langage, chante :
Je veux ben que l'loup m'croq
si je r'monte
sur le ch'min d'fer de Saint-Germain...
En sortant d'la place de l'Urope,
On enfile un corridor noir.
J'vous pri'd'croir'qu'on n'y voit pas trope,
Et mon voisin me I'fit ben voir...
C'est ainsi qu'en 1837 encore tout finissait
par des chansons ce qui était le meilleur signe de la popularité.
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Note:
[1] En réalité, il arrivait au Pecq, sur la rive droite de la Seine. Saint-Germain ne sera atteint que dix ans plus tard, grâce au système "atmosphérique".
Société d'Histoire du
Vésinet, 2006 - www.histoire-vesinet.org