D'après Âmes vaillantes (Editions Fleurus), 6 septembre 1953.

Albert Lamorisse et Crin Blanc

Amies, petites lectrices [1], en est-il quelques-unes parmi vous qui aient vu « Crin-Blanc », ce film qui a remporté le Grand Prix International du court métrage au Festival de Cannes ?
M. Lamorisse avait déjà donné un film charmant : « Bim, le petit âne » qui avait conquis les publics de tous les âges .. Hélas ! après cette production, il avait été obligé de cesser tout travail d'ordre cinématographique.
Mais il avait un rêve … et pour réaliser ce rêve, prenant seul tous les risques, il partit pour la Camargue où il travailla dur et ferme.
Il lutta contre les obstacles, fouilla son sujet, ne négligea aucun des efforts qui contribueraient à donner une valeur de plus à la réalisation de son rêve …et son rêve, c'était « Crin-Blanc ».
S'il en est parmi vous qui le connaissent, qui ont souri à Folco et à Crin-Blanc, qui ont suivi avec émoi, la lutte du petit garçon pour conquérir ce cheval magnifique, qui ont peut-être versé quelques larmes lorsqu'ils partent tous deux dans la mer … S'il en est parmi vous qui le connaissent, elles liront les lignes qui suivent et chercheront, à travers elles, le souvenir de leur plaisir passé. [2] Les autres liront, avec intérêt, le récit du film et l'histoire de la réalisation de cette œuvre charmante. Elles seront tellement conquises par les jolies photos présentées, par le charme de cette histoire, qu'elles n'auront de cesse que d'avoir vu « Crin-Blanc », j'en suis sûre ...

Au Vésinet : une petite maison aux volets verts. [3] Pas de chien méchant derrière la grille ; mais un jardin rempli de fleurs.
M. Lamorisse m’offre un fauteuil à l'ombre. Je n'échappe pas au charme de son regard clair et direct. Sous l'œil gauche, un bleu souligne la pommette légèrement gonflée. Devinant ma question muette :

    — Un souvenir de mon accident de montagne l’hiver dernier, j'ai été pris dans une avalanche en préparant un film sur les ours. Partie remise, ajoute-t-il en souriant. Les montagnards affirment qu’on n’est jamais roulé deux fois par une avalanche.

Mais il préfère parler de son film Crin-Blanc.

Folco (Alain Emery) et son petit frère (Pascal Lamorisse) pendant le tournage de Crin-Blanc. [4]

... Le petit frère voulait réparer lui aussi la barrière que Crin-Blanc avait cassée en s'enfuyant ...

© Âmes vaillantes, 6 septembre 1953.

 

    — D'où vous est venue l'idée de cette si belle histoire?

    — J'aime beaucoup les chevaux.

Son visage s'anime.

    — Une des plus belles images de la liberté m'a paru être un cheval sauvage et un enfant qui veut devenir son ami… Les hommes veulent se servir du cheval pour le faire travailler à leur profit, l’enfant, lui, se contente de l'aimer.

    — Comment avez-vous trouvé ce garçon extraordinaire?

    — En faisant paraître une annonce dans un quotidien marseillais. Plus de quatre cents enfants se sont présentés. Celui-ci n'avait jamais touché un cheval ni joué la comédie. Nous lui avons tout appris.

    — Etait-il bon élève?

    — Pour le jeu ça n’a pas été tout seul, pourtant il a un rôle très simple dans le film. Heureusement, le principal était qu’il se tienne bien à cheval.

    — Et là, vous avez réussi.

    — Tous les jours, pendant plus de deux mois, une sérieuse leçon d’équitation.

    — Et son attitude donne à penser que cela a dû être dur aussi.

    Votre histoire devait-elle se passer obligatoirement en Camargue?

    — J’ai choisi la Camargue pour son paysage sobre comme dans un rêve et aussi parce que c'est peut-être le dernier endroit en France où des chevaux sauvages vivent en liberté. Pour préparer le film, j’y ai passé une partie de l'hiver précédant le tournage. Le pays était sauvage et désert, on se serait cru sur une autre planète habitée par des taureaux noirs et des chevaux blancs.

    — Mais les chevaux et surtout Crin-Blanc ne devaient pas se laisser mener facilement.

    — Les Gardians de Camargue connaissent et aiment leur profession, ils m’ont beaucoup aidé. Malgré cela, nous attendions parfois une journée qu’un cheval veuille bien tourner la tête du bon côté, ou hennir à un certain moment. Un cheval de selle n’obéit que lorsqu’il a un cavalier sur le dos, ou quand il se sent tenu.

    Quant au vrai Crin-Blanc, il fallait le filmer par surprise. On ne pouvait l'approcher qu’en rampant avec des ruses de Sioux. Pour les scènes où il joue avec l'enfant nous avons dû prendre un autre cheval. Mais c’est bien lui que l’on a essayé de capturer et qui se bat ensuite avec un autre étalon sauvage. D’un bout à l'autre du film nous l’avons forcé à jouer son rôle avec naturel, il ne pouvait pas faire autrement.

    — Comment a fini le combat? Y a-t-il eu un cheval de blessé?

    — Non. Les deux adversaires étaient égaux en force et en adresse. Dès qu’ils ont donné des signes de fatigue les gardians sont venus les séparer.

    — Et le tout petit enfant qui joue à la cabane…

    — C'est mon fils, Pascal : trois ans ; on l'a laissé faire un peu ce qu'il voulait, il jouait son personnage.

Tournant la tête vers le fond du jardin, je le vois qui vient vers nous, traînant un camion lourdement chargé de gravier. Je l'ai reconnu du premier coup ; aucune différence entre l'enfant du film et l'enfant qui joue devant nous. Je ne l'intimide pas plus qu’un appareil de prises de vues; il m'adresse un gracieux sourire, avec le même regard que son père, et disparaît avec sa remorque derrière un massif.

    — Je compte bien le faire jouer dans mon prochain film, ajoute cet heureux papa.

En pinède, Folco et Crin-Blanc déjeunent...

© Âmes vaillantes, 6 septembre 1953.

 

Crin-Blanc, vainqueur après le combat, est revenu se faire soigner par ses petits amis.

© Âmes vaillantes, 6 septembre 1953.

 

****

    Notes et sources :

    [1] Ames vaillantes était un journal pour la jeunesse plutôt destiné aux filles. Un autre journal des Editions Fleurus, plutôt destiné aux garçons, paraissait sous le titre Cœurs vaillants.

    [2] A une époque où la télévision n'atteignait encore que peu de foyers, le succès de ce film fut considérable tant par le nombre des spectateurs que par l'impression qu'il a laissé.

    [3] Au 40 avenue des Courlis, où Albert Lamorisse a vécu après son mariage au Vésinet en 1947 et jusqu'en 1970, année de sa mort accidentelle en Iran.

    [4] Alain Emery (1940-2024), qui interprète le rôle de Folco avait 12 ans au moment du tournage. Il n'a pas voulu poursuivre dans le cinéma.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2025 • www.histoire-vesinet.org