L'Enfant, la revue de la jeunesse - juin 1902 (11e année, n°89).

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

André Theuriet, de l'Académie française
29 juin 1902

La distribution des prix décernés aux jeunes filles de l'orphelinat du Vésinet, par les soins du comité de la Société de protection des Alsaciens et Lorrains, a eu lieu dimanche dernier, à deux heures et demie, sous la présidence de M. André Theuriet, de l'Académie française, assisté du comte d'Haussonville, de l'Académie française, président de la Société de protection.

Il est de tradition que cette fête, où vous allez recevoir la récompense de vos travaux, soit présidée par un membre de l'Académie française. Cette année, mon cher et éminent collègue, M. le comte d'Haussonville, a bien voulu me choisir, et j'ai été doublement heureux de répondre à son appel, car, en entrant dans la riante demeure où l'on élève les orphelines d'Alsace-Lorraine, je me crois transporté dans mon pays d'enfance, et il me semble que je respire de nouveau la verte odeur forestière des Vosges alsaciennes lorraines.
En cette maison, tout évoque pour moi des souvenirs familiers et vénérés. D'abord j'y rencontre dès le seuil, un nom qui sonne glorieusement aux oreilles lorraines, celui d'Haussonville. Je me rappelle qu'en 1423, un Jean d'Haussonville était sénéchal du duché de Bar, qu'en 1573 Affrican d'Haussonville fut maréchal de mon pays du Barrois, et sans remonter si haut, je salue ici l'homme de grand coeur et de large esprit qui fut votre bienfaiteur, mes chers enfants, l'illustre historien de la Réunion de la Lorraine à la France, Othenin Bernard de Cléron comte d'Haussonville, qui fonda l'Œuvre de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains. C'est à sa noble initiative et à celle d'un généreux bienfaiteur, M. de Naurois, que vous devez cet asile où dans l'un des plus aimables paysages de l'Ile de France, on développe en vous le culte et l'amour des provinces perdues.
Ce grand Lorrain, ce fier patriote nous a été enlevé; mais il n'est pas mort tout entier. Qu'il me soit permis de le dire, au risque de froisser la modestie du cher collègue assis près de moi, son fils a pieusement entretenu la flamme de ce foyer de bonté et de charité. Il a accepté tout l'héritage: historien érudit et pénétrant, fin lettré, chrétien constamment préoccupé d'adoucir les misères sociales, il a conservé à l'oeuvre paternelle tout son coeur et toute son activité.
Grâce à lui, la souvenance de l'Alsace Lorraine continue à se perpétuer parmi les fleurs et les ombrages de la maison du Vésinet. Cette âme de la petite patrie; je la retrouve encore avec une joie émue sous les robes noires et les coiffes de ces soeurs de Saint-Charles venues de la maison mère de Nancy, sous l'habit de ces excellentes éducatrices, qui furent aussi celles de mon enfance. En les revoyant, je revois ma petite ville lorraine, aux rues herbeuses, et les murs blancs de l'école où les "chères soeurs" m'ont donné les premières notions de lecture et d'écriture.
Le quartier était silencieux et endormi, sa paisible somnolence n'était interrompue que par d'argentines sonneries de cloches d'église et par la bourdonnante mélopée des enfants récitant leurs leçons. Dans le recueillement de cette heure matinale, les bonnes soeurs m'apprenaient avec une angélique patience des chapitres du catéchisme et de l'histoire sainte. Malheureusement, j'étais un élève distrait et dissipé, ce qu'on appelle en langage scolaire "un mauvais sujet". Si, malgré la sollicitude des douces religieuses, je n'ai pas mieux profité de leur enseignement, ce n'est pas leur faute et je ne dois m'en prendre qu'à moi-même de mon endurcissement dans le péché.
Vous ne suivrez pas mon détestable exemple, j'en suis certain, mes chères enfants, et, dans cette hospitalière demeure, vous aurez à coeur d'écouter les conseils et les leçons de ces saintes filles de Nancy, appelées au Vésinet pour être les mères et les compagnes des orphelines exilées. Elles cultiveront en vous ces qualités et ces vertus qui sont comme la marque caractéristique des races alsaciennes-lorraines : le bon sens, l'endurance courageuse, la fermeté dans le vouloir, le goût des tâches consciencieusement accomplies. Modèles de foi, de charité et de dévouement, elles vous apprendront à vous aimer mutuellement, à travailler avec confiance, à devenir d'utiles ouvrières, des ménagères économes et ordonnées. Elles entretiendront aussi en vous la flamme ardente du souvenir, l'amour toujours fervent pour ces provinces où vos parents sont nés et d'où une guerre à jamais malheureuse vous a éloignées. Elles vous parleront du pays messin, des forêts vosgiennes, des plaines de l'Alsace, de ces terres si belles que lorsqu'on les a vues, on en garde au coeur pour toujours la chère mémoire.
Ce pays des Vosges, lorsque je l'ai visité pour la première fois, était encore tout entier français, et je me souviens, avec une émotion toujours aussi vive, de l'impression de beauté que je reçus de lui. L'écumeuse fraîcheur des cascades ruisselant dans les taillis ; le vert miroir des lacs encadrés de rochers ; les profondes futaies aux branches desquelles pendaient d'antiques barbes de lichen ; la rougeur parfumée des fraises sauvages, la magie des levers de soleil épiés du haut de la Schlucht et découvrant les plantureuses plaines de l'Alsace, le Rhin vermeil, les massifs de la forêt Noire, toute cette féerie de la montagne était neuve pour moi et m'enchantait.
Un matin, je gravissais à pied les contreforts qui dominent la vallée de Munster. Devant moi cheminaient d'alertes cinq ou six jeunes filles, coiffées comme vous du papillon noir.
Peut-être, parmi elles, se trouvait-il quelqu'une de vos aïeules ? La seille de sapin sur l'épaule, tenant en main une sorte de long peigne de bois, elles allaient dans les hautes clairières récolter la brimbelle, ce fruit violet de l'airelle ; myrtille, dont on fait là-bas une liqueur tonique, et des tartes savoureuses.
Tout en marchant elles chantaient en choeur un cantique allemand, et sous le ciel bleu, qui s'arrondissait au-dessus des cimes boisées, il me semblait entendre monter la chanson allègre de l'Alsace industrieuse et agricole, féconde en fruits et en hommes. Tandis que les jeunes Vosgiennes vendangeaient les brimbelles, moi-même, songeant aux idylles virgiliennes, je cueillais les baies juteuses, j'en goûtais la saveur parfumée et, le coeur joyeux, je m'enorgueillissais de ce que cette terre d'Alsace fût nôtre.
Elle ne l'est plus!...
J'ai repassé par ces mêmes sentiers de la montagne, vingt ans après. Le ciel était toujours radieux, la forêt toujours embaumée et foisonnante de fruits sauvages ; la plaine ondulait, toujours plantureuse et semée de villages jusqu'au Rhin, mais le souvenir amer de la conquête avait jeté une brume de deuil sur toute cette beauté.
Peu de temps après l'annexion, l'admirable évêque de Metz, Mgr Dupont des Loges, ayant à prononcer une oraison funèbre, commençait son discours par ces mots, d'une concision éloquente et fière : "Mes frères, espérons !"
Hélas! des années et des années se sont écoulées, et les coeurs se sont lassés, "même de l'espérance", mais si nous n'osons plus guère espérer, du moins nous pouvons toujours aimer. Nous pouvons toujours pleurer ce pays perdu, qui fut le berceau de tant de bons et de grands Français.
Au retour de ce voyage en terre conquise, je notai mes tristes impressions en quelques vers que je me permets de vous citer:

Vingt ans se sont enfuis...Sur ce versant lorrain.
Aujourd'hui l'étranger règne en maître, et le Rhin
Hélas ! est maintenant à lui d'un bord à l'autre.
Je ne te verrai plus, terre qui n'est plus nôtre !

Mais ton cher souvenir en mon coeur n'est pas mort:
Devant mes yeux ta claire image passe encor,
Pastel décoloré par le vent des années,
Dont le Charme survit sous les couleurs fanées,

Je vous entends encore sur les sommets lointains,
Clochettes des troupeaux, chansons, choeurs enfantins,
Comme un magicien, le souvenir distille

Sur mes lèvres le suc âpre de la myrtille,
Et du fruit montagnard la confuse saveur
Me remet mon pays et ma jeunesse au coeur...

Agissez de même, mes chères enfants. Comme la liqueur confectionnée avec les brimbelles des Vosges conserve longtemps sa sève et ses vertus toniques, gardez en votre âme l'amour de l'Alsace-Lorraine et que ce soit pour vous un cordial salutaire et réchauffant. Si l'on n'emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers, on en emporte du moins le culte en son coeur. La patrie est au dedans de nous.
Elle est dans la foi, dans les coutumes, dans l'accent du pays natal, dans les chants populaires transmis de générations en générations, et dont la musique familière nous a bercés. Elle revit avec la mémoire des pères et des mères qui se sont exilés pour rester Français. Il faut que ce souvenir du pays paternel demeure toujours vivace en votre esprit. Quand on chemine à travers les plaines de l'Alsace, partout, au-dessus des vignes, des houblonnières et des champs de blé, on voit se dresser vers le ciel la flèche hardie de la cathédrale de Strasbourg. Que l'image de la patrie se dresse toujours ainsi devant vos yeux. Pensez-y aux heures de tristesse et aux heures de "joie" pendant vos travaux et pendant vos jeux. Cette tutélaire pensée vous inspirera le désir de rester dignes de votre pays d'origine, du pays qui a donné naissance à tant d'hommes utiles, à tant d'artistes et à tant de braves soldats. Alors vous vous efforcerez de devenir à votre tour des ouvrières industrieuses, des épouses vaillantes, des mères dévouées, en un mot de vraies femmes de France. Ce sera la meilleure façon de vous montrer reconnaissantes envers vos bienfaiteurs; "envers celui qui veille aujourd'hui sur vous, comme un grand frère", et envers le noble patriote lorrain que la mort vous a enlevé, mais dont l'âme généreuse plane sur cette verdoyante demeure du Vésinet, où verdoie aussi votre jeunesse.

André THEURIET
Né à Marly-le-Roi (Seine-et-Oise), le 8 octobre 1833, mort le 23 avril 1907.

Il a publié d'abord plusieurs recueils de vers qui furent couronnés par l'Académie et collaboré à divers journaux politiques ou illustrés ; il a fait paraître une quarantaine de volumes de romans, de contes et de nouvelles et donné Jean-Marie, La Maison des deux Barbeaux à l'Odéon et Raymonde au Théâtre-Français.

Il a obtenu, en 1880, le prix Vitet à l'Académie où il fut élu le 10 décembre 1896 en remplacement d'Alexandre Dumas fils, et reçu le 9 décembre 1897 par Paul Bourget. Membre de la Commission du Dictionnaire et de la Commission de la réforme de l'orthographe (composée de MM. Gaston Boissier, Coppée, Mézières, Brunetière, Heredia, André Theuriet, E. Ollivier, Melchior de Vogüé, E. Lavisse, H. Houssaye, Hanotaux et Faguet).

(Source: Académie française)

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2006 - www.histoire-vesinet.org