Journal des débats politiques et littéraires - n°177 et 178, 27 et 28 juin 1898.

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

    Albert Vandal, de l'Académie française
    26 juin 1898

  
Au Vésinet, distribution des prix décernés par la Société de protection des Alsaciens-Lorrains aux élèves de l'orphelinat créé par elle. Après une allocution très applaudie de M. d'Haussonville, M. Albert Vandal, de l'Académie-française, qui présidait cette solennité, a prononcé l'éloquent discours, ci-dessous. Il a été procédé ensuite à la proclamation des récompenses, et un concert donné par les élèves a terminé cette fête très brillante.

Mes chers enfants,
Ce m'est un doux honneur que de présider aujourd'hui cette solennité intime, car des liens très forts m'unissent à vos pays. Et voyez d'abord ce que les choses humaines, en leurs vicissitudes, ont parfois d'étrange et de cruel. Vous avez un pays d'origine et vous ne le connaissez pas: si votre grande patrie française n'eût été la pour recueillir vos familles, vous seriez des exilées de naissance; et c'est moi, Parisien, qui puis aujourd'hui, d'après mes propres souvenirs, vous parler de vos provinces, car il m'a été donné de les connaître, et je les aime profondément...
L'Alsace me fut hospitalière et maternelle. Une partie de ma jeunesse s'y est écoulée, et mon père y repose. Quand j'évoque ces souvenirs d'adolescence, qui se gravent ineffaçablement dans la mémoire toute fraîche, je ressens à nouveau le charme de vos contrées. Je revois les Vosges d'Alsace, leurs fiers paysages, les maisons à pignon aigu, où nichent les cigognes. Je revois les hameaux fleuris s'égrenant au long des vallées, avec leurs jardins abrités, où les tournesols arrondissent leurs disques rayonnants, où les roses trémières lancent leurs tiges enrubannées. Je revois les chemins égayés par le murmure des eaux vives, retentissant aussi du bruit des scieries, des tanneries et du rondement des machines: la vie industrielle se mêlant à la vie agreste. Autour de ces aspects, les montagnes naissantes, leurs formes s'enhardissant à mesure que j'avance, et les forêts de sapins encadrant de velours sombre l'émeraude de vos prairies.
Puis, c'est la montée sous les sapins, sous les verdures rigides que le soleil crible de mille flèches d'or; sur les pentes abruptes, le sillon des sentiers glissants et des chutes; peu à peu, l'air vivifiant des hauteurs, l'arrivée sur des larges sommets, sur les grands espaces découverts, semés de fermes grises, et de là l'ensemble du pays se découvrant dans son double aspect: d'un côté, là montagne perte de vue, un moutonnement de cimes arrondies, toute l'épaisseur des Vosges; de l'autre, les vallées descendant côte à côte en vertes sinuosités, avec tours clochers, les cheminées de leurs fabriques, leurs groupes de maisonnettes à murs blancs et à toits rouges, apparaissant si petites qu'on dirait des jouets d'enfants et des villages en miniature enfin, à l'ouverture de toutes ces vallées, la plaine d'Alsace, unie, féconde, ensoleillée, dorée de moissons et parée de cultures; ça et là l'haleine d'une ville industrielle se marquant au ciel en une tache de fumée, et tout au bout de l'horizon, dans le poudroiement de la lumière, le Rhin deviné plutôt qu'aperçu, le  ruban d'argent qui met les peuples aux prises, le grand fleuve disputé.
Goûtant la beauté et la poésie de ces sites, j'admirais aussi leur histoire. Elle me  fut révélée surtout par leurs monuments, leurs ruines, leurs vieux édifices. Et je ne parle pas seulement de vos antiques cités, de Strasbourg et de sa flèche, qui fut si longtemps la vigie de la France. Vos plus humbles villes mêlent le passé au présent, de même que vos villages n'exilent pas leurs cimetières loin des habitations, mais laissent les tombes se grouper à l'ombre de l'église, et que nos morts y sont plus près de nous.
En Alsace, l'autrefois reste empreint en bien des choses et nous parle. Les remparts à demi écroulés de vos bourgs, les beffrois pittoresques, les hôtels de ville à tourelles, me racontaient l'histoire de vos franchises, votre résistance à tous les oppresseurs. En suivant la ligne des hauteurs dentelées ça et là de ruines fières, je lisais, inscrites sur ces murs effrités, les péripéties des luttes féodales et l'épopée de vos donjons.
La nature avait créé votre pays pour être heureux, pour donner beaucoup à la main qui la cultive, pour offrir à ses habitants un fertile et plaisant séjour. La fureur des hommes transforma en un champ de combat la Lorraine et l'Alsace: provinces frontières, provinces d'avant-garde, toujours sur le qui-vive, elles eurent sans cesse à lutter, et le conflit des nations, le choc des empires, en firent au cours de chaque siècle le rendez-vous des guerres. Il en est résulté une race d'hommes énergiques endurante, sérieuse, un peu rude, race industrieuse et militaire, qui ajoutait naguère à la vigueur, à la solidité de nos muscles. Vous descendez, mes enfants, de bons travailleurs et de bons soldats, dont vous devez vous enorgueillir. Parmi eux, combien ont inscrit leur nom dans nos annales à la pointe de l'épée ? Et à côté des maréchaux illustres, à côte de votre Fabert, de votre Ney, combien de héros obscurs ! Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, une seule de vos villes, Sarrelouis, qui comptait à peine cinq mille habitants, donnait à la France six cents officiers ou militaires décorés. À cet héritage de légendaires souvenirs et de traditions glorieuses, qui constitue votre trésor, une consécration manquait, celle du malheur; elle vous fut largement dispensée. A l'exemple de Jeanne "la bonne Lorraine qu'Anglais brûlèrent à Rouen", l'Alsace-Lorraine, après avoir aimé la France d'un amour profond, passionné, héroïque, devint sa rançon, en un jour, d'inexprimable deuil, et pour elle souffrit le martyre.
L'infortune de l'Alsace-Lorraine trouva son refuge dans le cœur de tous les Français. Cependant il se rencontra parmi nous des hommes d'âme particulièrement généreuse et chaude, d'intelligence à la fois vaste et pratique, qui surent mieux que les autres organiser les secours. Au premier rang de ces grands consolateurs, se lassera-t-on  de citer le comte d'Haussonville ? Sa filiale piété envers nos provinces perdues fut diligente, attentive, moins bruyante qu'utile; il parla moins qu'il n'agit: les témoignages qu'il a laissés de sa sollicitude sont des œuvres, des créations prospères, des établissements si heureusement conçus, doués d'une vitalité si robuste, qu'ils pourraient être proposés en modèles par quiconque s'efforce de propager aujourd'hui en France l'esprit d'initiative et d'entreprise.
Avant qu'on eût inventé la politique coloniale, le comte d'Haussonville a su coloniser, et où? Sur les bords de la Seine, à deux pas de Bougival et sous la terrasse de Saint-Germain. N'est-ce pas en effet une véritable colonie de jeunes Alsaciennes-Lorraines qu'il a installée ici, en lieu aimable et salubre, dans ce joli cadre de verdure et de lumière ? La petite fleur de la-bas, la fleur exilée, il l'a transptantée ici et, la mettant en bonne terre, il lui a permis de s'épanouir, de recouvrer les couleurs et d'exhaler le parfum de la santé. Ici tout nous parle de lui, de sa tendresse éclairée, et son fils, héritier de sa bonne volonté toujours prête, de son cœur infatigable, autant que de ses rares qualités d'esprit, n'a eu qu'à s'inspirer de sa pensée pour perpétuer, consolider, embellir de plus en plus et vivifier continuellement son œuvre.
Cette fondation dédiée au culte du souvenir, cette paisible et réconfortante demeure, aimez-la, mes enfants, car le bien qu'on y fait se répandra sur toute votre vie. Ne croyez pas qu'on vous y enseigne seulement la lecture, la grammaire, le calcul, la géographie et l'histoire, choses fort respectables assurément et dont je me garderai de médire, mais parfois un peu rebutantes, j'en conviens; -on vous enseigne quelque chose de plus important et de plus profitable encore, quelque chose d'essentiel. Ce que vous apprennent vos intelligentes éducatrices, qui sont en même temps pour vous des mères très tendres, c'est à prendre le bon chemin dans la vie, et à le parcourir résolument, sans hésitation ni faiblesse, avec une vaillance allègre.
En voulez-vous la preuve? Considérez vos aînées, vos devancières. Tenez, j'ai là sous les yeux, le registre où l'on a inscrit, en quelques mots, ce qu'est devenue chacune d'elles, après sa sortie de la maison. C'est un vrai livre d'or que cet humble cahier, car il constitue, pour l'orphelinat du Vésinet, le plus précieux des titres. En effet, presque à chaque ligne, j'y trouve la mention suivante: une telle, sortie de la maison à telle date, placée aujourd'hui dans une maison de lingerie, de couture, dans un établissement agricole, où elle gagne honnêtement sa vie. Sur cinquante-sept jeunes filles qui vous ont précédées, la plupart ont leur sort déjà fait, leur avenir assuré: une vie de paisible labeur s'ouvre devant elles. Bientôt elles vont se marier, s'établir, contribuera fonder des familles qui feront souche de braves gens. Mes enfants, il faut que vous suiviez cet exemple. Instruisez-vous ici à devenir dans notre France une valeur, une force, honorée et bénie entra toutes. Filles d'Alsace, filles de Lorraine, apprenez ici à devenir femmes de France.
Seulement, dans la vie que vous vous préparez, gardez, je vous en prie, l'originalité de votre nature, la fierté de votre passé local et l'esprit de vos provinces. Ne brisez pas les liens chers et sacrés qui vous attachent à elles: ne soyez jamais des déracinées. Gardez le particularisme de vos usages, l'autonomie de vos traditions, restez fidèles à vos vieilles coutumes, qu'on vous enseigne ici à chérir: elles sont pieuses et charmantes.
Au jour des joyeux cantiques,ornez de vos mains le sapin de Noël et piquez d'étoiles son feuillage sombre; attachez à ses branches de menus cadeaux et des jouets; quand vous aurez des enfants, n'oubliez jamais la Saint-Nicolas. Ne dédaignez pas le grand nœud de moire qui encadre si joliment votre visage: conservez-le précieusement dans vos jours de fêtes, j'aimerais à vous en voir parées, j'aimerais à le voir doucement caressé par la brise de France.
Restez Alsaciennes, restez Lorraines, vous n'en serez que meilleures Françaises. Qui aime bien sa province, son canton, son village, qui veut leur conserver, une couleur et une saveur propres, n'en aime que mieux sa patrie. En restant vivantes, en gardant une existence individuelle et forte, les parties d'une nation participent plus aisément et plus activement à la vie d'ensemble qui anime ce grand corps.
Croyez-le, mes enfants, en fait de patriotisme, chacun de nous peut et doit en avoir deux, qui sont loin de s'exclure et dont l'un mène à l'autre : d'abord l'amour du coin de terre, d'où nous tirons notre origine, et puis le dévouement à la vaste unité nationale à laquelle nous sommes indissolublement agrégés. Est-il rien de plus touchant que l'amour du village, c'est-à-dire du foyer agrandi, des bois où nous avons fait connaissance avec la nature, des modestes demeures où se sont nouées nos premières amitiés, de l'église où se sont élevées nos premières prières. C'est l'esprit de clocher dans ce qu'il a de bon et de sain ; ne le proscrivons pas, celui-là. Chacun doit avoir son clocher ceux même qu'emporte au loin une aventureuse carrière sentent le besoin de s'en faire un, mobile et nomade comme eux; un matelot me disait : "Pour nous autres errants, le grand mât du vaisseau, c'est le clocher du village."
Enfants, que vos regards cherchent toujours le clocher captif qui pointe là-bas, au pied des montagnes vertes. Mais ce culte local et familier est pour nous l'école primaire du patriotisme nous y faisons apprentissage d'amour, nous y faisons apprentissage de fidélité à quelque chose situé en dehors et au-dessus de nous, à un être collectif, et de cette conception restreinte, tangible, notre esprit s'élève peu à peu à une conception plus large, s'inspirant d'un idéal plus élevé, à la notion même de patrie, faite aussi de souvenirs, de regrets et d'espoir communs.
Aussi, bien, qu'est-ce qui constitue une nation?
Est-ce le fait de payer le même impôt, de lire périodiquement sur les murs les mêmes phrases électorales et d'obéir à Nancy à des fonctionnaires brusquement transportés de Dunkerque ou de Perpignan ? Gardons-nous de confondre l'uniformité matérielle avec l'unité morale. Ce qui nous constitue nation, c'est la volonté de l'être. Une nation existe, lorsque tous les habitants d'un pays ont pensé, senti, souffert ensemble, lorsqu'ils ont communié dans la douleur et dans la joie.
Quand je parle de ce lien plus puissant que la force inaccessible à l'épée des conquérants et aux subtilités des diplomates, je ne crains pas que nos chères absentes me portent démenti: je ne puis invoquer leur témoignage. Alsace, Alsace, qui vous fit française ? Est-ce Richelieu, est-ce Mazarin, est-ce Louis XIV? Oh sans douter vous révérez justement avec nous ces forts, ces habiles, qui surent, en vous prenant, donner pour deux siècles son glacis à la France. Cependant, leur œuvre fut restée vaine, si des générations d'humbles et de simples, issues de vous-mêmes, ne l'avaient spontanément consacrée.
Ceux qui vous firent à nous, ce furent ces paysans d'Alsace qui, dès le dernier siècle, se sentaient Français au contact de l'étranger et se formaient en bandes armées pour garder la ligne du Rhin. Ce furent les volontaires de la Révolution,, lorsqu'ils partirent avec Kléber, un de vos fils, pour défendre la frontière en danger.
Ce fut plus tard ce montagnard des Vosges que les hommes de vos villages ont connu dans leur enfance, cet ancêtre qui prenait en 1814 son fusil de chasse, s'embusquait dans les halliers, et attendait l'envahisseur au tournant du ravin pour lui envoyer sa balle. Ce fut aussi le troupier français, originaire d'Alsace, lorsque, après son retour au pays, il racontait, pendant la veillée, les campagnes d'Afrique, les exploits de Crimée et les gloires du drapeau. Voilà ceux qui ont annexé votre âme et la nôtre ; Si elle nous est restée, c'est que vous avez participé à nos prospérités, tressailli à nos dangers, partagé nos deuils c'est que vous avez été la première à saluer le cercueil de Turenne et le cercueil de Lannes, quand ils revinrent de la terre étrangère pour recevoir chez nous les honneurs du triomphe. C'est que vous avez chanté le Te Deum avec nous pour Fontenoy, Austerlitz, léna et Solférino. C'est qu'il y a trente ans encore des yeux se mouillaient quand passaient dans vos villages les pantalons rouges, et que vous avez vibré au son de nos musiques guerrières.

Qu'importe si votre langage est parfois moins français que vos sentiments. Qu'importent les différences d'origine, de milieu, de mœurs, de coutumes?
Toutes ces diversités n'empêchent, pas de fonder une patrie, dès que le cœur s'en est mis et alors, vienne l'heure du péril, un même frisson, une même fierté, un même enthousiasme court d'un bout à l'autre du territoire et suscite d'unanimes transports. C'est ainsi que, en 1792, le chant de guerre éclos à Strasbourg fut adopté par Marseille, souleva Paris, revint ensuite aux bords du Rhin et de la Meuse pour sonner la victoire et retentit tout autour de nos frontières en hymne triomphant. Donc, mes enfants, vous pouvez rester de chez vous, tout en devenant de plus en plus françaises. Et quand vous voudrez retrouver le symbole du double sentiment que je souhaite en vos âmes, reportez-vous par la pensée vers le lieu où nous sommes, vers ce bienveillant asile; car il en présente l'expressive image il met une petite Alsace-Lorraine, très caractérisée, très vivante, à côté de Paris et en plein cœur de la France.

 

Albert Vandal (1853-1910)

Né à Paris, le 7 juillet 1853.

Historien, lauréat de l'Académie en 1882 pour une Étude sur Louis XV et Élisabeth de Russie, il obtint deux années de suite, en 1893 et 1894, le grand prix Gobert, avec Napoléon et Alexandre Ier que le rapporteur qualifia « excellent ouvrage d'un jeune écrivain célèbre avant l'âge ». Professeur d'histoire diplomatique à l'École des Sciences politiques, Albert Vandal a été élu à l'Académie en remplacement de Léon Say le 10 décembre 1896 et reçu le 23 décembre 1897 par Paul-Gabriel d'Haussonville.

Mort le 30 août 1910.

(Source: Académie française)


Société d'Histoire du Vésinet, 2011- www.histoire-vesinet.org