D'après Auguste de Belloy dans, L'Assemblée nationale, 1 février 1857. [1]

    L'Art des Jardins

    ou Etudes théoriques et pratiques sur l'arrangement extérieur des habitations,

    suivi d'un Essai sur l'architecture rurale, les cottages, et la restauration pittoresque des anciennes constructions, et sur les parcs agricoles paysagers, etc.

    par M. le comte de CHOULOT.

L'histoire et les monuments semblent attester qu'un très vif sentiment de l'art fut comme inné chez quelques peuples. En Grèce, par exemple, et même dans certaines contrées de l'Italie, les premiers travaux industriels, constructions publiques et privées, armes offensives et défensives, et jusqu aux ustensiles de l'usage le plus vulgaire, tout porte le cachet d'un esprit inventif et surtout amoureux du beau.
En est-il de même chez nous ? Les produits de l'industrie humaine, incessamment accrus et perfectionnés dans le sens de l'usage, égalent-ils aujourd'hui en délicatesse et en élégance ceux qui nous restent de l'antiquité, de la renaissance, et même du moyen-âge? Nul n'oserait le soutenir. L'industrie cependant est sous ce rapport en progrès, et si l'on n'oublie pas les nécessités qui l'étreignent, on ne saurait lui refuser de grands éloges. Il n'est pas une de ses branches, si nombreuses et si diverses, car tout aujourd'hui est plus ou moins de son ressort, que l'art n'ait aussi plus ou moins pénétrée dans ces derniers temps, et, disons-le, surtout en France.
C'est à nous public de répondre à ces efforts des grands industriels français, et de les aider à résoudre ce difficile et généreux problème : la vivication [2] des produits mécaniques, le perfectionnement artistique marchant de concert avec l'abaissement des prix.

Ce devoir, qui porte en soi sa récompense, est assez compris aujourd'hui pour qu'on tienne compte au moins de la bonne volonté à une nation jusqu'ici plus intelligente qu'artiste, malgré ses prétentions à ce dernier égard. Chaque jour, en France, le goût matériel du comfort, dont le nom même est d'importation étrangère, laisse place à des aspirations plus nobles, et l'heure n'est peut-être pas éloignée où tout objet de mauvais goût sera réputé incommode. Heureuse fusion de l'utile et de l'agréable! Il est au moins permis de la rêver, et c'est ce que font aujourd'hui beaucoup de ces heureux du monde, qui ont dans leur esprit et dans leur portefeuille les moyens les plus sûrs de la réaliser.
Or, comme tout s'enchaîne, et plus logiquement qu'il ne semble au premier abord, et comme les Virgile ne manquent pas plus aux Mécène, que ne manquèrent à Louis XIV les Racine, les Lesueur [3], les Perrault et jusqu'aux Le Nôtre [4], il se trouve qu'à chaque fantaisie, servie par des capitaux suffisants, répond un artiste capable de faire un poème, un tableau, un monument ou un jardin, dignes de ceux qui les commandent.

J'aurais trop beau jeu à prouver que ce miracle est produit, de nos jours, dans la poésie et les arts du dessin. Chacun sait, en effet, que nous avons l'équivalent des quatre grands artistes que j'ai cités avant Le Nôtre. Ce qui n'est pas aussi généralement répandu, c'est que l'auteur du plan des jardins de Versailles, de Meudon, de Chantilly, etc., etc., a maintenant un successeur qui, avec tout le respect possible, l'égale quelquefois en ne l'imitant pas toujours, et que par lui l'art des jardins, dont Walter Scott se plaint qu'on ait fait un métier, remonte chaque jour à la place qui lui est due.
Ce n'est certes pas moi qui ferai le procès aux jardins créés par Le Nôtre ; la statue que Versailles élève à cet habile artiste n'est point de celles dont l'érection me parait condamnable ou prématurée et sujette à révision.
Créateur de son art, en France, Le Nôtre a fait tout ce qu’on pouvait faire avec des moyens très bornés, et dans les conditions que lui imposaient le goût de ses contemporains et le génie d’un grand monarque. Aujourd’hui encore ses créations étonnent par leur majesté, son système a des partisans dévoués, aussi bien que l’ancien régime, et personnellement j'avouerai que j'incline à ce double culte ; l’indiscrète charmille a conservé mes sympathies les plus ardentes ; les ifs taillés en pyramides, en obélisques, en rois ou en dames d'échecs, m’inspirent un respect profond ; la bordure de buis me parait un cadre excellent pour des parterres en étoiles, ou dessinant des armoiries, des initiales, des lambrequins et de symétriques festons ; je rends justice aux larges allées droites, aimées du lecteur solitaire et des causeuses en paniers ; j’aime les salles de verdure, et avant tout ces fameux labyrinthes, où il est si aisé de se perdre en y mettant beaucoup de bonne volonté ; la nature réglementée, mise au pas, tirée au cordeau me semble en harmonie parfaite avec la régularité d'un ordre social admirable, incomparable, regrettable, mais, avouons-le, qui n'est plus. Fact, ce mot latin, si terrible dans son euphémisme poli, justifie à lui seul M. le comte de Choulot d'avoir donné à ses combinaisons paysagères une base autre que la géométrie, mère de l’uniformité, dont on connaît la descendance. Autre temps, autres hommes, autres jardins ; voilà ce que s’est dit l'ingénieux paysagiste, et déjà plus de cent soixante parcs, en France seulement, viennent d’être refaits par lui, non d'après un modèle unique mais sur les plans variés comme la nature, ce jardin du premier comme du plus grand jardinier.
L'art des jardins a, de tout temps, préoccupé des esprits éminents et de grands personnages ; sans remonter jusqu'à Sylvain, Flore et Priape, M. de Choulot n'élève pas jusque là ses prétentions ; sans parler même de l'empereur Dioclétien, ce grand jardinier de Salerne, nous voyons Horace Walpole traitant la matière avec plus d'esprit que de profondeur ; le duc de Nivernais y consacre ses veilles — style du temps ; — Walter Scott, le paysagiste suprême, y répand de vives clartés fréquemment éclipsées par les brumes de son Écosse ; M. de Girardin, le créateur d'Ermenonville, traite avec érudition le même sujet ;
Delille annonce qu'il le chante, mais la voix lui manque bientôt, et c'est tout au plus s'il le rime.
Arrive la Révolution : adieu, poètes et jardins ! A partir de là, plus d'artistes en jardinage, mais des ouvriers, des manœuvres, continuant ou singeant la tradition du grand siècle, pour des acquéreurs de biens nationaux ! Dès les premières années de la Restauration, de grands changements se produisent dans le bel art qui nous occupe ; le rétablissement de l'ordre dans le pays est comme le signal de l'anarchie dans les jardins ; la chaîne de la tradition ne s'est ressoudée sur un point qui pour se briser sur mille autres ; l'influence des idées anglaises domine dans l'horticulture comme dans les lettres, dans l'écriture et dans les institutions du pays ; le monarque lui-même est entraîné par le courant : le petit-fils de Louis XIV, en même temps qu'il nous octroie la Charte, implante au cœur même du parc de Versailles une réduction du jardin d'Hartwell. Le jardin seul a survécu, témoin fleuri des variations de nos goûts. A dater de ce jour, la révolution est faite ; la dynastie des Le Nôtre et des La Quintinie a cessé de régner ; la vie des jardins français est comptée : si quelques-uns restent soignés encore, c'est à l'état de specimen ou de relique ; on les conservera quelques siècles peut-être, mais on n'en refera pas ! pas plus que des Athalie, des Misanthrope, des Oraisons funèbres, et des Chevaliers du Saint-Esprit. Cela est si certain que de 1820 jusqu'à l'année où nous entrons du parc de Neuilly augmenté et refondu par le roi Louis-Philippe, au souverain actuel des Français métamorphosant le bois de Boulogne, aucune création importante ne s'est faite en dehors de l'influence anglaise, mal comprise à la vérité.
De ce système, au reste, comme de beaucoup d'autres choses anglaises, si le principe est bon, l'application en est souvent maladroite au plus haut degré. Vouloir faire de nos jardins une imitation libre de la nature, c'est à coup sûr un point de départ acceptable ; l'art, dans aucune de ses branches, ne se propose un autre but ; mais, comme le dit très bien M. le comte de Choulot, tout n'est pas également à imiter dans la nature, et dans cette distinction délicate gît la plus grande difficulté de l'art des jardins. Pour la vaincre plus sûrement, les Anglais eurent généralement recours à ce procédé aussi vicieux à l'user, qu'il dût paraître excellent au premier abord : ils tentèrent de réaliser les conceptions des paysagistes célèbres, et particulièrement du Poussin, qui a fait si longtemps école en Angleterre. Pour démontrer le néant de cette méthode si séduisante au premier abord, il suffirait de lui opposer les variations de la lumière aux différentes heures du jour ; évidemment, tel paysage naturel qui, le matin, rappelait plus ou moins vaguement le Moïse sauvé des eaux ou la Nymphe Echo et Narcisse, n'offrait plus, le soir, la moindre ressemblance avec aucun de ces admirables chefs-d'œuvre. Bien plus, dit encore M. de Choulot : dans une peinture sur toile, le point de vue est fixe, et la ligne d'horizon immuable ; la perspective y marque facilement la place et la proportion des objets qui doivent en faire partie. Au contraire, dans un parc ou tableau naturel, le point de vue et la ligne d'horizon se déplacent à chaque pas que fait le promeneur, et les rapports des objets changent. De cette difficulté bien ou mal résolue, dont les amateurs tiennent peu de compte, dépend cependant la beauté de détail et d'ensemble d'un parc, qui ne doit pas seulement être beau vu d'un point, mais de tous. Frappé de ce grave inconvénient du système anglais, lequel en présente bien d'autres, M. de Choulot, propriétaire, agronome et habile paysagiste, entreprit, il y a longtemps, une réforme basée sur l'application des principes du dessin, de la perspective et du coloris. Sur ce dernier point, mieux que sur tout autre, l'auteur s'est montré vraiment créateur. Si, comme nous le verrons bientôt, il a beaucoup innové dans l'application du dessin et des lois de la perspective, surtout de la perspective aérienne, trop négligée par ses prédécesseurs, dans le coloris on peut dire qu'il a tout fait.
Les circonstances, il est vrai, l'ont merveilleusement servi : les progrès de l'arboriculture, les nouvelles essences importées et acclimatées en Europe depuis cent ans, ont enrichi sa palette de teintes et de nuances que Le Nôtre ne pouvait pas même rêver ; le plus ou moins de densité des frondaisons nouvelles lui a permis d'obtenir, en nature, des dégradations de tons et des effets de clair obscur où l'art du peintre ne saurait lui-même arriver que par des artifices d’opposition et de main-d’œuvre, interdits au jardinier paysagiste, lequel pratique, pour ainsi dire, sur le vif. C'est ainsi que, grâce au marronnier d’Inde, qui n’a pas cent ans en Europe,
et qui fournit des masses si compactes, des verts si intenses, à l'aide du cèdre au port majestueux, bizarre, du tamarisque [5] vaporeux et de cent autres arbres ou arbustes ignorés au XVIIe siècle, il a pu fondre aisément sur l'azur pâle de nos ciels les contours durs et arrêtés des anciens massifs, « placer à leur centre des arbres dont le feuillage arrête et reflète les rayons du soleil, tandis que la nuance des autres arbres donne des demi-teintes s'affaiblis sant jusqu'aux extrémités. »

On pourrait indiquer beaucoup d'autres points de détail non moins favorables que ceux qui précèdent à la méthode si heureusement pratiquée depuis un quart de siècle par M. le comte de Choulot ; mais il importe davantage d'en déterminer le caractère dominant. Ce caractère n'est autre que la réunion de l'utile et de l'agréable, du vrai et du beau, problème dont la solution paraît être un des principaux desiderata, et, disons-le, une des nécessités de l'époque. Il n'y a donc pas à s'effrayer de la sorte de révolution introduite par le nouveau système dans la création ou le perfectionnement des parcs paysagers; en principe, et laissant de côté les beaux et nombreux résultats obtenus de Paris à Naples, au double point de vue de l'intérêt et de l'agrément, il tend moins à créer des tableaux imposants ou étranges, qu'à tirer simplement et utilement parti, à mettre en relief et dans leur vrai jour, ceux que la nature offre d'elle-même et en tout pays à l'œil qui sait les découvrir. De ce principe résulte, on le comprend, une variété infinie dans les nouveaux plans de jardins ; grâce à lui, à lui seul, est évitée cette monotonie à laquelle on avait cru pouvoir aisément échapper en suivant la méthode anglaise, et où l'on était forcément retombé en l'appliquant d'une manière fausse et outrée ; car, si en Angleterre le système des parcs et jardins doit au moins quelque variété à l'imitation de tableaux choisis, en France, où l'on n'a visé qu'à proscrire la symétrie après l'avoir si longtemps acceptée pour reine, l'on est promptement arrivé à ce qu'il y a de plus absurde dans l'artificiel : le hazard simulé, l'affectation du désordre. C'est à peu près ainsi que les Hollandais, entre autres, poussant à l'extrême le principe opposé, ont fait de leurs jardins à la française ce qu'il y a au monde de plus froid, de plus compassé, de plus ennuyeux, et par cela même de moins français. Avec M. de Choulot, nous évitons ces deux extrêmes : il ne copie ni ne corrige la nature, il lui fait place, et il la fait valoir en des milieux dont l'homme est le centre et le roi, sur un théâtre où l'homme et la nature, l'acteur et le décor, doivent s'harmonier par le droit, par la grâce et l'opération de l'art ; de ce décor splendide ou gracieux, imposant ou agreste, il fait ressortir par d'habiles dispositions la beauté propre, le caractère.
Tel est le principal secret de la variété obtenue par M. de Choulot ; je dis le principal, car je lui en sais d'autres, sans compter ceux qu'il ne dit pas par modestie. Ainsi la plus ou moins grande étendue d'un domaine est-elle pour beaucoup dans les plans qu'il dessine ; le caractère et l'importance des constructions y entrent aussi pour une grande part et, sur ce dernier point, il est d'un excellent conseil, quand les choses ne sont pas faites ou peuvent encore être modifiées. Enfin, il consulte les goûts, l'humeur, les habitudes et la fortune des propriétaires qui font appel à ses talents, et il leur rappelle au besoin cette pensée qu'il a donnée pour épigraphe à sa principale brochure : « l'individu, dans une société comme la nôtre, ne se juge pas seulement par les apparences personnelles, mais par l'ordre, la grâce et l'harmonie qui règnent dans tout ce qui l'entoure. »

Ainsi qu'on le voit, M. de Choulot est un artiste dans toute l'acception du mot : maître de son art, profondément versé dans les connaissances nombreuses qui y sont de rigueur, il se montre souvent écrivain dans la façon de l'exposer : nous en jugeons par ses brochures et par sa correspondance avec plusieurs journaux. [6] Ces divers travaux, réunis et coordonnés, n'ont plus qu'à subir une révision dernière pour être réunis en un corps d'ouvrage que nous annoncerons bientôt à nos lecteurs. Malgré ces qualités que chacun peut apprécier comme nous, il manquerait encore au système de M. de Choulot la plus solide des garanties, si de nombreuses expériences n'en démontraient la valeur pratique au double point de vue de l'art et de l'utilité. Sous ce rapport, nous reculons devant l'abondance de la matière ; propriétaire, ainsi que nous l'avons dit, le réformateur de l'art des jardins a imité ces consciencieux médecins qui essaient d'abord sur eux-mêmes l'efficacité d'un remède ou d'une méthode nouvelle, et ce n'est qu'après en avoir recueilli l'agrément ou le bénéfice, qu'il a entrepris une réforme qui compte déjà des centaines ses prosélytes reconnaissants. Là mieux encore que dans ses écrits, on peut juger du goût et de la science de l'auteur. La haute valeur de sa méthode est aujourd'hui constatée dans presque toutes nos provinces et dans les contrées de l'Europe les plus lointaines ; elle concourt déjà puissamment à fixer ou à retenir plus longtemps, dans leurs beaux domaines, ces grands propriétaires de qui la résidence est un devoir et un bienfait.
Le jour où nous la verrons universellement adoptée dans le pays le plus favorable à son application, la France sera le jardin du monde, comme elle en est déjà, en attendant mieux, l'Institut et l'Académie.

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    [1] Marquis Auguste de Belloy (1815-1871). Écrivain, poète, auteur dramatique.

    [2] Vivication : Terme emprunté à l'Anglais, synonyme de éveil, apparition, montée en puissance. Le mot a disparu dans les deux langues.

    [3] Eustache Le Sueur ou Lesueur (1616-1655), peintre et dessinateur français de style baroque, est considéré comme l'un des fondateurs de la peinture française classique et parfois surnommé « le Raphaël français ».

    [4] André Le Nôtre ou André Le Nostre (1613-1700) fut jardinier du roi Louis XIV de 1645 à 1700 et eut notamment pour tâche de concevoir l'aménagement du parc et des jardins du château de Versailles, mais aussi de celui de Vaux-le-Vicomte et Chantilly.

    [5] Ancien nom du tamaris (latin Tamarix).

    [6] En 1853, le comte de Choulot avait fait paraître, dans le même journal, un article très original sinon très pertinent sur l'épidémie de choléra qui frappait alors l'Angleterre.

 


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