D'après Antoine Grenier dans sa rubrique Variétés pour Le Constitutionnel, 10 mai 1863. [1]

L'Art des Jardins par le Comte de Choulot [2]

Les jardins ont une histoire et une histoire qui, à la lettre, est vieille comme le monde. Elle commence à l'Eden ; l'homme a été créé dans un jardin et le châtiment de sa première faute a été d'en être chassé. L'histoire des jardins se continue, à travers les siècles, jusqu'à notre temps, par les jardins de Sémiramis, de Salomon, d'Alcinoüs, de Gyrus, de César, de Salluste, de Lucullus, de Mécènes, de Sènèque, de Dioclétien, de Childebert, de Saint Louis ; par les jardins de Chantilly, d'Anet, d'Ecouen, de Chenonceaux, de Saint-Germain, de Versailles, de Trianon ; par les squares de Paris et le bois de Boulogne. Nous ne parlons ni des jardins chinois, ni des jardins de l'Inde, ni des jardins mexicains qui, par la succession de terrasses superposées, rappellent ceux de Sémiramis; ni des jardins mauresques, ni des jardins turcs du Sérail, des Eaux-Douces et des palais d'été, sur les rives de la Propontide. Homère a chanté les jardins ; après Homère, Virgile, Horace, Ovide, Martial, Claudien, Ausone, le Tasse, Milton, enfin l'abbé Delille.
De graves prosateurs ont jugé que la matière n'était pas indigne de leur plume, Xénophon, Cicéron, Sènèque, Pline.
De grands philosophes ont professé dans des jardins. Deux sectes célèbres ont tiré leurs noms de deux jardins, l'Académie et le Lycée. L'antiquité tenait les jardins dans un tel honneur qu'elle fît un roi d'un jardinier, Abdalonyme. Le vieux Laerte se consolait par l'horticulture de la pensée qu'il ne reverrait plus son fils.

Y a-t-il un art des jardins ? Assurément. Saisir une infinité de convenances subtiles, accommoder les jardins au caractère de l'habitation, qui peut être château, villa, maison bourgeoise, simple ferme ; les assortir à l'esprit et aux besoins de l'époque, à l'aspect du paysage environnant, de manière que le choix, l'industrie et la main de l'homme se dissimulent et que la nature paraisse avoir tout fait ; cela ne réclame pas peu de réflexion, d'art ni de goût, et l'artiste qui le tente et qui y réussit a besoin de réunir des aptitudes fort diverses et des connaissances fort multiples. Il ne faut rien ignorer de l'architecture et de la perspective; avoir de solides notions d'histoire naturelle pour le choix des plantes et arbustes qui conviennent au sol, à l'exposition et au site ; en outre et surtout être un paysagiste consommé.
Ajoutons qu'ici, comme ailleurs, l'inspiration et le je ne sais quoi ne sont pas de trop.
Ainsi que l'architecture, la peinture, la musique et le reste des arts, les jardins ont la marque et la physionomie de leur époque. Ils sont soumis aux révolutions du goût et aux caprices de la mode. Ils ont été enfantins, ingénus, champêtres, architectoniques ; puis, l'art épuisé ou se raffinant, ils sont redevenus pittoresques, irréguliers, agrestes, en quelque sorte primitifs, et en pleine civilisation rien n'a été plus goûté que le
rus rusticum, comme dit Martial, ils sont allés d'un excès à l'autre, de l'idéalisme au réalisme, de l'école de Le Nôtre à celle de Kent, manifestant tantôt l'abus de l'art, tantôt un manque d'art plus ingénieux que l'art lui-même.
L'école de Le Nôtre régente et tyrannise la nature ; à l'exemple de Garo, elle a la prétention d'en remontrer au bon Dieu et de trouver à redire à ce qu'il a fait. Elle taille, ordonne et méthodise la création. Elle aligne, peigne, frise et pommade les arbres ; elle n'est contente que quand elle les a changés en piquets ou en poteaux. Elle ne procède que par lignes droites et ne marche que le compas ou le cordeau à la main. Elle donne à un paysage de convention un encadrement de grilles et de murailles ; et ce paysage ainsi emprisonné, elle le découpe en figures géométriques. Bref, elle imprime à la nature une majesté raide, un faste glacé et une solennité d'étiquette. Quant à l'école de Kent, elle part de ce principe, fort contestable, que tout doit se trouver dans tout. Conséquemment, avec une profusion extravagante, elle emmagasine en un étroit espace de terrain, en quelques hectares, tous les accidens possibles et tous les effets imaginables. Ainsi qu'on le reprochait à je ne sais quel poète ancien, elle vide sur place et d'un coup tout le sac du pittoresque. Elle n'a garde de considérer comme jardin un jardin qui n'est pas un microcosme, c'est à-dire un raccourci des beautés de tout genre que porte et offre la vaste surface de la terre. Il lui faut des plantations vivaces et des plantations chétives, rabougries, agonisantes, jusqu'à des arbres morts, dit-on ; il lui faut de robustes et fraîches constructions, en même temps que des ruines ; des collines et des vallons ; des eaux serpentant avec paresse, et des chutes impétueuses, et des cascades fumantes ; des temples antiques et des pagodes ; des déesses grecques et des magots chinois ; des urnes mortuaires et des satyres égrillards ; des ex-voto galans et des sentences philosophiques ; la verdure et l'aridité, l'herbe et le roc, un échantillon de la Normandie à côté d'un échantillon du Sahara, le tout artificiel, faux, postiche et sophistiqué.
La vérité n'est évidemment ni dans l'un ni dans l'autre de ces systèmes, qui sont, l'un trop exclusif, l'autre trop synthétique, ou, pour mieux dire, trop syncrétique.

Entre ces deux extrémités, M. le comte de Choulot nous paraît tenir la vraie voie. M. de Choulot, par des gradations savantes, ménagées, insensibles, conduit nos yeux et nos pas de l'habitation, c'est-à-dire de l'art, à la pleine campagne, c'est-à-dire à la nature. Sur la terrasse, on est encore dans la maison, mais la terrasse est garnie de vases de fleurs ; la nature commence à se montrer ; voici le parterre ; l'élément architectural paraît encore par la disposition régulière des allées ; mais il se laisse déjà envahir et déguiser par les gazons et les arbustes ; puis vient le parc ; le soleil y verse la lumière et l'ombre ; l'air y circule abondamment ; l'eau y court en liberté, répétant ses ombrages mobiles ; des tapis de verdure vierge alternent avec des massifs d'arbres libres ; plus de fleurs, comme dit M. Ch. Lévêque dans son excellent livre, la Science du beau, « le parc lui-même n'étant qu'une partie du pays ou du tout, il faut que de larges échappées, laissent entrer le pays et ses horizons dans le parc, le rattachent à l'ensemble de la contrée, de telle sorte que le jardin s'agrandisse de tout l'espace sur lequel s'ouvrent les perspectives et qu'en harmonie avec tout ce qu'il contient, il soit en harmonie aussi avec tout ce qui l'entoure. »
C'est ce principe, principe de convenance, d'harmonie, d'unité, que M. le comte da Choulot a, non pas découvert, mais qu'il a restauré, renouvelé, et qu'avec une grande force de raison et de langage il cherche à remettre en honneur.
M. le comte de Choulot est de l'avis d'Horace, qui nous enseigne à bâtir et à planter convenienter naturœ, c'est-à-dire à ouvrir toutes grandes les portes de nos maisons et de nos jardins à la nature et au paysage extérieur.
M. de Choulot n'est pas un utopiste en matière de jardins. Il ne conçoit rien qu'il ne soit prêt à exécuter, aussi éloquent sur le terrain que sur le papier. Plus de deux cent cinquante jardins, tracés en France et à l'étranger, et en tête desquels il est juste de signaler les beaux jardins de Chamarande, témoignent de l'excellence du système et de la supériorité de l'artiste.
Le livre que nous annonçons ferait oublier Whately, Walpole, Morel, Girardin, si ces auteurs ne s'étaient d'eux-mêmes fait oublier. Ce livre ne saurait être indifférent à personne; de nos jours, comme le remarque très bien M. Ch. Levêque, le goût de la vie à l'air libre, de plus en plus excité par la suppression (grâce aux chemins de fer) de la distance qui séparait la ville de la campagne ; le nombre croissant des parterres et des bosquets au centre de nos quartiers les plus populeux ; la transformation du bois de Boulogne en un parc immense où sont essayées sur le plus vaste plan et où peuvent être étudiées à loisir les plus larges combinaisons des formes diverses de la nature; enfin des progrès évidens dans la théorie et une pratique plus éclairée présagent à l'art des jardins un glorieux avenir.

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    [1] Antoine Grenier (1823-1881) helléniste puis journaliste, alors rédacteur en chef du Constitutionnel.

    [2] Chez Dentu, à Paris.


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