L'Ami du peuple du Soir, 20 et 23 janvier 1932.

Le Vésinet, un coin préservé de la Région parisienne

S'il demande d'être « classé » afin qu'aucune industrie ne vienne détruire son paysage, c'est qu'il le mérite.
Tapi discrètement entre Chatou et Le Pecq et recouvert de ses ramures, Le Vésinet tient, parmi les petites villes qui entourent Paris, une place de choix. Une renommée de grâce et de charme lui est acquise. Mais cette renommée est discrète. Chacun sait ce qu'il vaut mais nul n'en parle jamais. Pour qu'on voie cité dans la presse le nom de cette ville heureuse et sans histoire, il faut dans quelque coin du lecteur des réclamations imprécises. C'est ainsi que, récemment, on a pu lire chez un de nos confrères la protestation d'une lectrice qui s'élevait contre les aboiements de la gent canine au Vésinet
— Voilà une protestation injustifiée et naïve, nous dit un habitant de cette ville ! La prospérité du Vésinet lui vient peut-être de ses chiens. Que d'amis des chiens sont venus s'établir au Vésinet à cause d'eux ! Si l'on ne pouvait avoir des chiens de garde dans la banlieue parisienne, celle-ci se dépeuplerait. Allons ! pour quelque incommodité, ne perdons pas le bénéfice des services qu'ils nous rendent
D'ailleurs, ajoute notre ami, croyez que Le Vésinet vaut mieux que ce rappel de nom à l'occasion des hurlements de quelques pauvres toutous. Si vous aimez les jardins, vous trouverez dans Le Vésinet la patrie de l'horticulture et une charmante ville-jardin [1].

Comment on crée une ville-jardin. Nous suivons ce conseil. Nous emmenons nos lecteurs au Vésinet. Nous les conduirons bientôt auprès de l'actif président du syndicat d'initiative, M. de Tomaz, conseiller municipal du Vésinet [2]. Ils apprendront de lui les destinées auxquelles est promise la petite ville. Mais celle-ci a une histoire — récente, il est vrai — mais assez originale pour qu'après tant d'autres il nous soit permis de la conter.
Le Vésinet d'aujourd'hui n'a plus rien de l'aspect qu'il avait jadis. La forêt, inhabitée au 17e et au 18e siècle, que réveillaient de temps en temps le joyeux hallali du chasseur et le cliquetis des épées, s'est métamorphosée avec le temps. La garenne royale a vu surgir sous la baguette d'une fée bienfaisante, une cité nouvelle avec des avenues, des lacs, des rivières. Dessiné en parc anglais, Le Vésinet n'est pas un centre commercial ; aucune usine, manufacture, carrière, plâtrier, four à chaux ou à plâtre, briqueterie ou sablière, ne peut s'y établir. Les commerces, métiers ou industries utiles aux constructions ou aux besoins domestiques sont seuls autorisés dans divers quartiers qui leur sont spécialement affectés. L'interdiction ne s'applique pas aux pépiniéristes, jardiniers, fleuristes, qui peuvent se fixer où bon leur semble au Vésinet. On n'y trouve aucune exploitation agricole ni culture maraîchère.
Voilà qui est assez singulier pour la banlieue de Paris. Donner à chaque propriétaire la jouissance d'un parc public, avec son animation, ses vues ravissantes, ses eaux, ses prairies, à côté du calme de la vie privée, telle fut la pensée des créateurs de la colonie du Vésinet, qui devait être et rester un lieu de plaisance et de villégiature.
Des lacs et des rivières — dont la longueur totale est de quatre kilomètres — circulent en méandres et alimentent des cascades. Les cinq lacs, le château d'eau pittoresque, donnent l'illusion d'un paysage suisse.

Les Ibis, le nouveau pont pour les automobiles.

En 76 ans... C'est en 1856 que le bois du Vésinet a été cédé par l'Etat à une société privée, dont le directeur, M. Pallu, entreprit de fonder une ville de plaisance. Tant d'activité fut déployée que la transformation du Vésinet fut rapide. On sut y attirer tout ce qui pouvait concourir à sa prospérité et rehausser la beauté du pays. Le comte de Choulot et l'architecte paysagiste Olive travaillèrent à cette œuvre originale qui porte si bien la marque du second Empire. Partout, dans ces travaux de transformation, dans la disposition générale et dans ses parties : avenues, rues, lacs, rivières, cascades, on trouve la main de l'artiste et le goût du jour. Des percées, pratiquées dans de larges proportions, et qui ne seront jamais replantées, font pénétrer l'air et la lumière, augmentent la salubrité, assurent à tous les terrains la jouissance perpétuelle des charmants paysages qui les entourent. Les voies de communication elles-mêmes ont été calculées de manière à faire naître à chaque instant, sous les pas des promeneurs, des scènes toujours nouvelles.
Le Vésinet est donc une création artificielle. C'est, au reste, ce qui lui donne son charme. Tel qu'il est, il doit être conservé. Certes, le style du paysagiste qui l'a conçu n'est pas celui "que nous préférons". Mais il est un témoignage historique. Il ne manque pas, au reste, de donner du plaisir. N'est-ce pas l'essentiel ? Il est un coin préservé de la banlieue parisienne. Il faut donc le protéger. Comment ? C'est ce que nous dirons prochainement à nos lecteurs.

Le Village au temps des « Traction-Avant »

Le Vésinet sera-t-il classé ?
...pour que les gâcheurs de paysage ne profitent pas de la crise

Nous avons conté l'histoire du Vésinet. C'est que cette petite ville revient à l'ordre du jour par l'activité de son Syndicat d'initiative. Cette activité semble d'abord assez paradoxale. Le Syndicat d'initiative du Vésinet n'attire ni les hôteliers, ni les étrangers, ni les touristes. Il se tient résolument dans une attitude de défense et de protection. Son actif président — qui est aussi conseiller municipal — M. de Tomaz, s'efforce d'obtenir — afin que Le Vésinet demeure à l'abri des laideurs de La banlieue parisienne — que la petite ville soit classée. Nous avons voulu aller lui demander comment il entendait garder de toute atteinte vulgaire la petite ville dont nous avons raconté l'histoire.
M. de Tomaz nous a répondu aussitôt avec toute l'intelligente précision et le zèle qu'il donne à ses fonctions. Une exception dans la banlieue.

    — Il est devenu commun, nous dit-il, de se lamenter sur l'enlaidissent progressif des environs de Paris. Partout où l'on jette les yeux, ce n'est que massacre, que saccage. Les ensembles les plus beaux, les sites les plus charmants, sont déshonorés par des constructions abominables.

    » Ceux qui délivrent chaque jour des autorisations de bâtir sont-ils donc privés de toute imagination ? Ne se représentent-ils pas comment les édifices dont ils permettent la construction se comporteront dans l'endroit où on va les placer ? Ne leur est-il pas possible de donner quelques idées directrices aux architectes ? Les amis sincères de la beauté ne pourront-ils plus que se lamenter sur des ruines ? Et les collectivités ne comprendront-elles plus jamais que leurs intérêts les plus immédiats leur commandent de se défendre contre les vandales de toujours, qui paraissent aujourd'hui commander à tous ?

    Les exemples sont innombrables ; en dehors même des constructions, et dans tout ce qui constituera plus tard le grand Paris, on ne trouve qu'imprécision et laideur ; tracés américains, déboisèrent, absence de toute règle dans la construction, sont quelques-uns des maux qui caractérisent les agglomérations nouvelles. Dans une circonférence de 20 kilomètres de rayon autour de Paris actuel, tous les paysages ont été détruits ; les îlots boisés qui subsistent sont des domaines dont la surface diminue chaque jour, et dont le plus souvent les abords immédiats ont été morcelés sans précaution.

    Une seule exception : Le Vésinet. La beauté de ce lieu a un caractère d'exception qui frappe tout visiteur. Nulle part autour de Paris, on ne trouve sur l'étendue de toute une commune, pareil ensemble et pareille harmonie. On reste confondu lorsqu'on sait par quels moyens relativement simples ce magnifique résultat a été obtenu.

    Ces moyens ne pourraient-ils être employés encore ailleurs ? Les méthodes qui ont permis de créer le Vésinet ne pourraient-elles pas être copiées ?

    — Non, l'état des environs de Paris est tel qu'il n'y peut exister qu'un îlot de beauté : Le Vésinet, et qu'il n'y en aura jamais d'autres.

    — Quels sont les dangers que court aujourd'hui Le Vésinet ?

    — Comme partout la propriété y subit une crise. Pourquoi ? parce que Le Vésinet n'est pas connu. Pendant la période de prospérité, chaque propriétaire, comme il est naturel, n'a eu pour souci que sa tranquillité. Il n'avait pas de raison de prévoir un avenir moins bon ; nulle collectivité n'avait à concevoir que des besoins nouveaux naîtraient. On n'avait pas à faire de propagande, et on n'en a pas fait...

    Les charges se sont ajoutées aux charges ; les bénéfices, les gains ont diminué. Au Vésinet, les conséquences de la crise risquent d'être plus graves, car c'est l'œuvre même des fondateurs qu'elle compromet, cette œuvre que, tout à l'heure, nous admirions, et dont nous constations le caractère unique, justifiant de beaux espoirs. Et c'est ce danger qui doit être connu, et contre lequel il faut réagir.

    Les demandes d'achat sont rares, ou nulles. Et, après avoir diminué progressivement le chiffre initial demandé, on cède finalement à une entreprise de construction ou de morcellement. Si l'on morcelle, et même en prenant les précautions qui n'ont pas échappé à la sagacité du conseil municipal, le résultat est toujours médiocre. Il n'est pas besoin de citer des exemples. Il n'est pas besoin non plus d'expliquer pourquoi la valeur des propriétés voisines va se trouver, d'un coup, diminuée.

    Si l'on élève un immeuble à loyers en dehors de la zone qui, à l'origine, fut réservée exclusivement à l'habitation et au commerce, c'est un désastre ; le paysage est irrémédiablement abîmé, et, là encore, la valeur des propriétés voisines dominées, perdant une partie de leur côté attractif, est fortement réduite.

    Des théoriciens diront que le mal est inévitable, que nous vivons à l'époque du morcellement des propriétés, et qu'on ne peut pas lutter là contre. Cela est faux. Les grandes terres, et non pas les propriétés de plaisance, ont été partagées quand elles n'étaient pas exploitées par leurs propriétaires. Au surplus, les avantages qu'auront, au Vésinet, les acheteurs de parcelles quand toutes les propriétés seront morcelées, seront bien minces. Et enfin, le nombre moyen permanent de propriétés du Vésinet à échanger n'est pas tellement grand qu'on ne puisse essayer de les sauver par des moyens simples.

    Il faut, d'ailleurs, éviter toute méprise sur le sens de ce qui précède. Il ne s'agit nullement, que l'intention apparaisse louable ou critiquable, de sauvegarder les intérêts particuliers d'une classe sociale, les propriétaires de biens d'une certaine importance. L'ensemble de ces intérêts n'est qu'un critérium. Il s'agit de rechercher les moyens de sauvegarder le caractère particulier de la beauté du Vésinet : le morcellement la diminue, l'immeuble à étages la détruit. Essayons donc de sauver la propriété.

    Qu'on ne vienne pas dire non plus que l'intérêt de la cité commerçante du Vésinet l'amène à souhaiter ce que nous redoutons. Le commerce du Vésinet a toujours compris que la clientèle aisée, qui demande des produits de bonne qualité, qui, bien servie, ne marchande pas, est pour lui d'un grand intérêt. Il est orienté dans ce sens et il sait bien qu'un abaissement du niveau moyen de la clientèle d'acheteurs correspond à un avantage pour les commerçants parisiens, à une perte pour ceux du Vésinet. Nous, que cherchons-nous ? Nous voulons maintenir et élever le niveau moyen de la clientèle, amener dans les villas vides dont le nombre augmente, des propriétaires à pouvoir d'achat élevé, faire du Vésinet la cité de plaisance bien vivante qu'elle a été, et qu'elle doit redevenir.

    — Comment pensez-vous enrayer ces dangers ?

    — Je pense maintenant que le programme des buts que nous devons atteindre se précise pour nous.

    Si les transformations que comporte une époque bien différente de celle de 1863 entraînent une interprétation nouvelle de certaines clauses de notre cahier des charges, il faut que ceux qui gèrent les intérêts généraux de la commune soient toujours en mesure de faire cette interprétation dans le sens de l'idéal élevé des fondateurs du Vésinet. Et, si le cahier des charges n'est plus suffisant pour empêcher des déprédations dont on a déjà des exemples, il faut que le conseil municipal recherche le moyen d'empêcher ces déprédations, en évitant seulement de faire d'une réglementation nouvelle un instrument de l'arbitraire ou des passions politiques. C'est là qu'un Syndicat d'initiative peut, par la propagande qu'il fera dans la population, jouer un rôle utile, et préparer efficacement l'œuvre des hommes responsables. Que Le Vésinet, sur son territoire, se défende contre lui-même, ce sera bien, mais ce serait insuffisant. Certains dangers extérieurs le menacent. Que deviendrait cette commune si les usines qu'on a laissées imprudemment s'élever au bord de la Seine, entre le pont du Pecq et le pont de Bougival, dans le plus beau paysage de l'Ile-deFrance, se multipliaient ? Quelles seront les conséquences pour Le Vésinet, de l'exécution de la route directe Paris-Saint-Germain ? Quelles surprises peut-il résulter de certains bouleversements politiques ?

    Pour maintenir le privilège qu'ont acquis en même temps que leurs propriétés les habitants du Vésinet, il faut que le site soit classé sans retard. Il le mérite. Des esprits chagrins prétendront que la procédure est longue, que le résultat est problématique. C'est là, justement, que notre activité peut s'employer.

Souhaitons que Le Vésinet sorte sans dommage de la crise actuelle et, pour cela, que son actif Syndicat d'initiative obtienne le classement de ce site charmant.

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    Notes et sources

    [1] Cette première partie du texte, publiée le 20 janvier 1932, était sous-titrée le paradis des chiens et des horticulteurs. Parmi les activités rémunératrices tout autant que ludiques des propriétaires, l'élevage des animaux de compagnie n'était pas la moindre. Chiens de garde, de chasse ou d'agrément, de nombreuses races étaient représentées. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les élevages de Griffons belges ou de Brabançons de Mme de Tomaszkiewicz, mère du président du Syndicat d'Initiative, étaient réputés et souvent primés.

    [2] Robert de Tomaz (fils de la précédente et d'un architecte renommé élève de Viollet-le-Duc), né à Enghien en 1881 et d'origine polonaise, publiciste (presse financière), fut président du Syndicat d'Initiative de 1931 à 1933. Il habitait au 10bis allée du Lac Inférieur, la villa La Tillyère. Il fut conseiller municipal de 1929 à 1935. Il est à l'origine d'un grand nombre d'articles de propagande publiés au bénéfice du Vésinet, durant sa présidence du Syndicat d'Initiative.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2021 • www.histoire-vesinet.org