D'après l'article de Jean Rousselot et Paule Dabert dans Gavroche, 28 janvier 1948.

L’asile du Vésinet en 1948
Le malade, ce paria ... aux portes de l’Enfer

Dans les premiers numéros de 1948 du journal Gavroche, « Organe du Front patriotique de la jeunesse parisienne » , un hebdomadaire apparu clandestinement en 1944, fondé et dirigé jusqu’en 1948, date de sa disparition, par Marcel Bidoux, journaliste et militant socialiste, parut une suite d'articles consacrés à l'état déplorable du système de santé du moment, sous le titre « le malade, ce paria ... ». Après un premier article sur les hôpitaux et dispensaires parisiens (14 janvier 1948), l'hôpital Broussais (21 janvier), et l'asile psychiatrique Sainte-Anne (28 janvier) paraissait celui-ci, annonçant la fin de l'enquête, consacré à l'Asile du Vésinet sous-titré « aux portes de l'Enfer ».

    Aux portes de l'enfer

    Au Vésinet, banlieue de choix (celle des industriels, des stars, des peintres en vogue et des princes du marché-noir, la seule où l’on ne réquisitionne pas les villas vides — et elles sont nombreuses — « pour ne pas avoir d'ennuis avec les huiles »), il y a un asile « fourre-tout », bien commode pour l’Assistance publique qui y envoie, sans formalités, tous les déchets féminins de la capitale : prostituées précoces, épaves de toutes catégories, désespérées repêchées à temps. On y reçoit aussi les convalescentes, les petites vieilles que le trois-pour-cent fallacieux condamne à mourir d'inanition, quelques grandes malades qui ont épuisé toutes les « générosités » de la Sécurité sociale. Cela fait beaucoup de monde, du pauvre monde, « toutes sortes de monde »... et c’est sans doute ce qui explique qu'à deux pas des chalets luxueux de Maurice Utrillo, de Carette et de Joséphine Baker, le régime soit ici draconien et l’atmosphère déprimante.

Asile national du Vésinet, en 1948 (façade principale).

Carte postale, collection privée, tous droits réservés.

      Qu'est-ce que vous voulez ? m'a demandé d’un ton rogue l'employé du bureau des entrées.

      Je voudrais voir Madame X...

      Madame X...? Attendez! ah, oui, le 117? Eh bien, vous repasserez c'est pas le jour de visite.

      Mais c'est urgent ... il faut absolument que je la voie aujourd’hui même.

      — M'en fous! Il y a un règlement !

      — Mais ... ne peut-on faire une exception? Je viens de Paris tout exprès...

      — Vous dis que j'm'en fous!

      — Enfin, nous ne sommes pas ici dans une prison?

      — Nous ne sommes pas non plus dans un bordel!

       

    Je ne me décourage pas et je finis par entrer quand même.
    Les bâtiments, construits par l'impératrice Eugénie sont élégants, clairs : un parc les entoure, avec de grands arbres, des bancs.

      117, Ohé, 117? Entrez, monsieur, c’est là.

    Madame X... dans le monde littéraire, est une jeune femme honorée, respectée : ici, elle est le 117, un numéro comme les autres, une pèlerine de gros drap parmi les autres pèlerines. Ce n’est pas cela qui la choque, plutôt d'être rudoyée, insultée quotidiennement par certains éléments du personnel, qui oublient trop qu'ils sont là pour soigner des malades, non pour jouer les gardes-chiourmes.

      Ce matin encore, on m’a dit : Eh, putain, attrape ton linge!

    Madame X... en rit. Il vaut mieux en rire, n’est-ce pas?

      — Si vous saviez quelles vexations on endure ici! et quelle promiscuité! et quelles misères! Savez-vous comment le personnel désigne les clans, naturellement opposés, des vieilles et des jeunes ?

      Les « culs merdeux » et les « culs pourris ». Savez-vous à quoi rêve la petite Claude que vous voyez là-bas?   A la combine qui lui permettra, quand elle sortira d’ici, de payer un chirurgien qui lui enlèvera les ovaires. Que voulez-vous, elle a un gosse à élever, et elle ne sait faire que le tapin alors, comme ça, plus de risques... Savez-vous que jusqu’à ce matin, tout le monde ici tremblait, parce que la « tourterelle » — une ancienne sous-maîtresse — nous menaçait de son couteau à cran d’arrêt ? On l’a expédiée enfin nous n’aurons pas la croix-des-vaches![1]

    Je voudrais noter toutes les tristes histoires que me conte Mme X... Il y en a trop, et l'on n'ose tout dire à de telles profondeurs d'abjection, de souffrance, de désespoir, on ne peut que serrer les poings, se promettre de lutter plus ardemment encore pour que le règne de la Justice, de la Pitié, de la Solidarité arrive enfin, pour qu'il n'y ait plus de pauvres, plus d’êtres à qui la maladie ouvre les portes de l'enfer. [2]

 

Asile national du Vésinet, l'autre face.

Carte postale (détail), collection SHV.

Trois mois plus tard, l'hebdomadaire de l'Homme libre cessait de paraître faute de souscripteurs.
Au même moment, au Vésinet, on achevait de démonter les bâtiments préfabriqués installés pour accueillir le 40th General Hospital US en 1944-1945. En septembre 1945, toute la presse avait souligné la chance du Vésinet où les troupes américaines laissaient pour près de 20 millions de dollars d'équipements médicaux.
Mais l'accueil des 21.000 lits américains se faisait dans des bâtiments éphémères dont, en 1948, il ne restait déjà plus grand-chose et tous les équipements médicaux lourds (salles d'opérations et de radiologie) avaient été déménagés dans d'autres établissements hospitaliers.
L'Asile du Vésinet avait retrouvé quant à lui, sa vocation d'accueil de convalescentes défavorisées et parfois objets d'une réputation très péjorative, en raison de l'importante proportion de « filles-mères » parmi les pensionnaires.

    Une fille-mère ! Pour combien d’entre nous le mot évoque-t-il le vice, l’irrémédiable déchéance, la créature perdue ...

    ... La fille-mère cependant est presque toujours une pauvre gamine trop faible, trop crédule et que l'égoïsme d'un homme a odieusement trompée...

    ...Quelques jeunes filles « de famille » comme on dit, mais surtout des petites bonnes, des infirmières, des institutrices ...

    ... La majorité sont des mineures de seize à vingt ans, mais il en est parfois de quatorze, voire même de douze ans ...

Ces jeunes femmes sont accueillies rue de Meaux, à l'Asile Prénatal Saint-Jacques, jusqu’à l’heure de l’accouchement pour lequel elles sont conduites dans une maternité, puis ensuite envoyées d’office en maison de convalescence, au Vésinet, à Saint-Maurice, ou au passage Rimbaud (une annexe de l'Asile Prénatal). Une filière mise en place dès avant la guerre de 1940, par l'Œuvre St-Jacques de la Société Philantropique. [3]

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    Notes et sources :

    [1] La croix des vaches : marque infamante faite au couteau pour punir l'infidélité violence consistant à tracer une croix au rasoir sur joue flétrissure peine afflictive et infamante (dictionnaire des expressions françaises).

    [2] C'est peu dire qu'en cet immédiat après-guerre, l'Asile du Vésinet avait mauvaise réputation. C'est en partie la raison de sa réorganisation et son changement de nom en 1949, lorsqu'il devint l'Établissement National de Convalescentes du Vésinet (ENCV) par décret du 6 juillet 1949.

    [3] Une enquête au pays des enfants sans père par Céline Lhotte L’Aube, 19 février 1939.


Société d'Histoire du Vésinet, 2024 • histoire-vesinet.org