Société d'Histoire du Vésinet (2006-2025)

Cuthbert Brodrick au Vésinet

L'attention de la Société d'Histoire fut attirée sur Cuthbert Brodrick en 2006, lorsque des journalistes de la télévision britannique, désireux de consacrer une émission au célèbre architecte anglais, cherchèrent à s'informer sur son séjour au Vésinet. Brodrick comptait déjà alors parmi les « célébrités » ayant séjourné dans notre commune mais exceptée sa présence, attestée par les tables de recensement, et sa notoriété en architecture, ce personnage discret, voire secret, n'avait pas suscité d'investigations particulières. L'objet de la curiosité des journalistes était la raison qui avait pu conduire un architecte renommé, à refuser tout à coup quelques commandes prestigieuses pour aller s'installer en France et, dans une quasi clandestinité, se consacrer à la peinture sans même rencontrer le succès. « Une histoire de femme » était alors l'hypothèse avancée par l'équipe de la BBC.[1]
La Société d'Histoire, après avoir fourni à ses interlocuteurs anglais tous les éléments dont elle disposait, comptait bien recevoir en retour le contenu, en avant-première, du reportage à venir et peut-être quelque scoop. Mais, comme souvent avec les gens de presse, il n'y eut pas de suite.
Près de vingt ans plus tard, un parent de l'architecte, un arrière petit neveu, en nous faisant part de faits et de souvenirs issus de quelques ressources familiales, nous incite à faire le point sur l'état de nos connaissances de la question….

La présence de Cuthbert Brodrick au Vésinet est documentée par quelques faits concrets et les archives qui s'y rapportent.
Le 4 mars 1876, il achète une maison avec jardin situés au n°11 de l'avenue du Belloy, appartenant à M. Eugène François Guibal. Ce dernier, négociant-manufacturier dans le domaine du caoutchouc (un des principaux contribuables du Vésinet), avait été enregistré au cadastre de Chatou en 1867, ce qui permet de situer vers 1865 l'édification de la maison. La famille de M. Guibal (sa mère, sa sœur et son beau-frère) possédaient plusieurs autres vastes propriétés au voisinage du Lac Supérieur.
Le terrain acquis par Brodrick ne faisait que 1742 m², mais il agrandit sa propriété en achetant aussitôt à MM. Pallu & Cie des lots contigus comptant 2285 m². Brodrick consacrera son temps à l’aménagement et à l'entretien de son vaste jardin (quelques 4000 m²) que ses amis compareront non sans malice à « un petit Parc Monceau »[2].

La maison de Cuthbert Brodrick avenue du Belloy au Vésinet...

... visible de nos jours (les extensions latérales au rez-de-chaussée ont été ajoutées au XXIe siècle). Cliché shv, 2021.

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La maison de Cuthbert Brodrick avenue du Belloy au Vésinet

Illustration extraite du film The Case of the Disappearing Architect (BBC2 television, 2007).

Sur les tables de recensement du Vésinet de 1876, Cuthbert Brodrick est mentionné auprès d'une certaine « Cawling » Marguerite ... sa femme ... anglaise née « en 1828 ... en Angleterre ». Le nom de Cawling s'avèrera un nom d'emprunt, la date est erronée et l'ensemble imprécis. Sur les tables de recensement de 1881 et 1886, n'apparaîtra que « Brodrick, Margaret » sans autre précision. Il faudra disposer de l'acte de décès de la dame pour en savoir d'avantage, comme on le verra plus loin. Ces erreurs, fausses données et imprécisions ne tendaient-elles qu'à rendre aussi anonyme que possible, cette femme « en situation irrégulière » ? Sa mort au Vésinet le 4 juillet 1888 et l'acte de décès qui figure au registre d'état civil, permettent désormais d'élucider le « mystère ».
Margaret Barber (c'est son véritable nom) était née à Doncaster dans le Yorkshire, au nord de l'Angleterre, le 1er juin 1814. En 1836 dans la même ville, elle avait épousé William Chatham, un avocat exerçant à Hull, et cinq enfants naquirent de cette union entre 1840 et 1847 [3]. En 1869, peu de temps avant le mariage de son dernier fils (qui émigrera en Californie peu après) Margaret Chatham désertera le foyer conjugal pour suivre en France son célèbre architecte de huit ans son cadet…
L'adultère étant alors répréhensible, on suppose que le couple illégitime que formait Cuthbert Brodrick et sa compagne avait résolu de quitter la Grande Bretagne pour s'établir en France. [4] Ce fut fait en 1870 mais la guerre Franco-Prussienne et la Commune de Paris rendirent difficiles les débuts de leur séjour dans la capitale française. Puis, après quelques années passées à Neuilly-sur-Seine, les deux amants, sans vraiment se cacher mais s'efforçant de passer inaperçus, choisirent comme refuge la verdoyante jeune commune du Vésinet ...

La mort de William Chatham, en février 1885 (à l'âge de 73 ans), pouvait permettre une régularisation de la situation et certaines sources font état d'un mariage : Cuthbert et Margaret se seraient rendus à Londres en avril 1885, séjournant au 7 Berners Street à Marylebone (un quartier du centre de Londres) et leur mariage aurait été enregistré au bureau d’état civil de Marylebone le 7 mai 1885. Mais les détails de cet acte ne sont pas connus. Quelques jours plus tard, le couple Brodrick était de retour avenue du Belloy pour y reprendre la vie paisible et discrète qu'il y menait depuis près de 10 ans.

La mort subite de Margaret le 4 juillet 1888, âgée de 74 ans passés, laissa Cuthbert inconsolable et il ne put se résoudre à demeurer dans cette maison. Une perpétuité fut acquise au cimetière municipal (section 13, n°6 selon la nomenclature actuelle). Un caveau fut commandé à l'architecte Édouard Jean (1838-1914) qui fut architecte de la Ville et à qui l'on doit, entre autres, la grille monumentale de la mairie. Le monument funéraire fait de granit sombre est massif, austère, complètement dépourvu d'ornements. On peut y lire une inscription en anglais: « Sacred to the Memory of Margaret Brodrick aged 74 years who departed his life on the 4 of July 1888 ».

Sur la dalle d'un caveau austère et simple, sous la mousse et les lichens, on devine une inscription :

« Sacred to the Memory of Margaret Brodrick ... » (SHV, 2006)

Ne voulant pas regagner l'Angleterre, il s'installa dans l'île anglo-normande de Jersey. Il occupait une villa dénommée La Colline à Gouray (Gorey), une petite localité au sud-est de l'île. Il y vécut jusqu'à sa mort, assisté par une de ses nièces, Ann Brodrick [5] et deux domestiques, les premières venues de France puis d'autres recrutées sur place au fil des ans [6]. Décédé le 2 mars 1905, il est inhumé non loin de là, dans le petit cimetière près de l'église Saint-Martin (St. Martins Churchyard).

Portraits de Cuthbert Brodrick

(1) architecte à Leeds vers 1860 et (2) à Jersey vers la fin de sa vie.

On ne sait guère plus de choses sur l'activité artistique de Cuthbert Brodrick pendant son séjour en France. Si l'on excepte le jardinage, on pense qu'il s'adonnait presque exclusivement au dessin et à la peinture. Son nom qui figure dans quelques catalogues de Salons parisiens permet d'établir qu'il y exposa jusqu'à la fin des années 1880. Sa dernière œuvre répertoriée serait un dessin représentant sa maison du Vésinet, daté de 1889. Mais hélas, aucune de ses œuvres picturales « françaises » ne nous est parvenue.[7]

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    Notes et sources :

    [1] Brodrick fut le sujet, en 2007, d'une émission de BBC2 television intitulée The Case of the Disappearing Architect, réalisée et présentée par Jonathan Meades. Sur les 42 minutes de film, une séquence de 3 mn environ présente la maison de l'avenue du Belloy, le caveau de Margaret au cimetière du Vésinet, sans révélation particulière.

    [2] Sources familiales (Mr Ian Pearson).

    [3] Une sixième naissance (la première en fait), d'une fille née et morte en 1838, peut concerner le couple même si les données du relevé (Décès et sépultures, Doncaster, Angleterre, 11 octobre 1838) sont incomplètes.

    [4] Sur les registres de police de Grande Bretagne, la dernière adresse connue de Cuthbert Brodrick, natif de Kingston, est ... la prison (HM Prison of Hull, Biographical Summaries of Notable Individuals, Il n'est donc pas exclus que C. Brodrick ait été inquiété par la police avant son départ pour la France.

    [5] Ann A. Brodrick serait la fille de Charles C. Brodrick (1816-1854) frère aîné de Cuthbert et de sa femme Elizabeth Stead. Née à Kingston-upon-Hull en 1845, restée célibataire, elle est morte le 31 août 1935 à Hampstead (Middlesex), Angleterre.

    [6] Recensements de l'Angleterre & du Pays de Galles, 1891 et 1901 (Census) Comté de Grouville (Jersey), Paroisse St Martin.

    [7] Un livre de Derek Linstrum Towers and Colonades: Architecture of Cuthbert Brodrick paru en 1999, édité par la Leeds Philosophical & Literary Society Ltd constitue l'ouvrage de référence pour l'œuvre architecturale de Brodrick.

 


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