Discours académiques (XIV), Paris, Perrin, 1901

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

Ferdinand Brunetière, de l'Académie française,
1er juillet 1900

Mes Chères enfans §
[...] Si vous vous lassiez d’entendre parler de religion, de patrie, de charité, c’est qu’on vous en aurait mal parlé. Mais pour en bien parler vous savez aussi, mes enfans, qu’il suffit d’en parler, comme l’on dit, avec son coeur, ou plutôt il nous suffit de nous pencher attentivement vers vous pour écouter ce que chacune de vous en pense dans son coeur, et toute notre mission, dans un jour comme celui-ci, n’est que de préter à ce murmure intérieur l’éclat et le retentissernent des paroles sonores. "Sans l’amour, a dit l’apôtre, je ne suis qu’un airain sonore et une cymbale retentissante", mais il n’a pas dit que quand on avait l’amour on dût craindre de l’exprimer par des mots aussi retentissants que cet amour est lui-même profond, ni que, pour célébrer les choses vraiment grandes, on dût avoir peur d’élever un peu la voix.
Et comment. ici, dans cette maison, mes chères enfans, comment nous en défendrions-nous, quand nous songeons rien qu’à vous voir à tout ce que vous représentez pour nous? Vous ne savez pout-étre pas ce que c’est qu’un "symbole", et c’est ce qui m’enhardirait à vous dire que vous en êtes un, et l’un des plus éloquents qu’il puisse y avoir pour des Français. Ne l’avez vous pas deviné, toutes petites encore, quand vous avez vu se poser et se fixer sur vous des yeux où la joie qu’inspirent toujours les grâces de la jeunesse s’obscurcissait de je ne sais quelle pitié grave et quelle tristesse méditative? Mais vous savez du moins, mes chères enfans, vous savez ce que c’est que le souvenir, vous savez ce que c’est que le regret, vous savez ce que c’est que l’espérance; et nous, ce qui nous émeut quand nous vous regardons, filles d’Alsace et de Lorraine, c’est que vous êtes à la fois pour nous l’espérance, le regret et le souvenir.
Vous êtes le souvenir! Cela veut dire qu’à ceux même d’entre nous qui, comme moi, n’ont jamais foulé le sol de vos belles et glorieuses provinces, qui sont nés bien loin d’elles, vous rappelez les époques les plus célébrées de notre commune histoire. Aux seuls noms d’Alsace et de Lorraine, nous tressaillons et nous songeons de Jeanne d’Arc, de Turenne et de Kléber. C’est de là qu’elle est sortie, la vierge guerrière et pieuse, la vierge "Sainte", en qui s’est incarnée pour les étrangers comme pour nous, pour l’Anglais, l’Allemand, pour le Russe, pour l’Américain, l’idée même du patriotisme. Ce qu’il y eut de divin dans la mission de "la bonne Lorraine" nul, mes enfans, ne l’a mieux vu ni mieux dit qu’un Russe, le général Dragomiroff et, dans l’humble bergère qui n’abandonna ses moutons que "pour sauver le royaume de France", ce qu’il y avait de Français, nul ne l’a mieux loué qu’un autre évêque, venu tout exprès pour cela d’Amérique, Mgr Ireland! C’est encore là, aux portes de l’Alsace, après une série de victoires qu’allait compléter un dernier triomphe, c’est là, pour vous défendre, que Turenne est tombé, face à l’ennemi, Turenne, le grand capitaine, l’homme de guerre qui mêla sans doute aux nécessités inséparables de son héroïque métier le plus d’humanité, et aux dures exigences de la discipline, le plus d’amour du soldat. C’est là encore qu’est né Kléber, l’un des héros de l’épopée révolutionnaire, de ceux dont la bravoure étonna le monde, et, tandis que chez nous la Révolution se divisait contre elle-même, l’un de ceux qui ne travaillèrent au dehors, et jusqu’en Egypte, qu’à répandre, à propager et à mettre en pratique son rêve de justice et d’égalité.
Chères enfans, toutes ces gloires, les bonnes Soeurs de Saint-Charles vous les ont rendues familières, et de cette familiarité même vous avez appris ce que c’est que la patrie. Conservez précieusement le culte! "Heureux, a dit quelqu’un, les peuples qui n’ont pas d’histoire!" Ne l’en croyez jamais! C’est le contraire qu’il faut dire. Les peuples qui n’ont pas d’histoire ne sont pas des nations. Mais vous, vous avez une histoire, et parce que vous en avez une, c’est pour cela qu’en vous, représentées par vous, et quoique l’on puisse faire pour vous séparer de nous, l’Alsace et la Lorraine continueront de vivre immortellement parmi nous. Vous êtes le souvenir!Ferdinand Brunetière
Hélas! pourquoi faut-il que vous soyez aussi le regret! Vous ne le savez pas, vous ne pouvez pas le savoir! Mais nous qui le savons, nous devons vous le dire. Il y a de cela trente ou quarante ans, mes enfans, nous habitions une autre France! une France qui ne souffrait pas, comme on disait alors, "qu’il se tirât sans sa permission un seul coup de canon dans le monde", une France qui n’avait besoin de l’autorisation de personne pour élever la voix dans les conseils où se débattent les intérêts du monde, une France qui, dans le grand combat que se livrent éternellement la justice et la force, n’hésitait jamais à porter sa force tout entière du côté de la justice.
Que s’est-il donc passé depuis lors? Ce qui se passe, mes enfans, -- et puissiez-vous n’en faire jamais l’épreuve, -- quand on enlève un de ses enfans à une mère de famille. Quelque satisfaction, quelque orgueil maternel qu’elle tire de ceux qui lui restent, quelque joie que leurs succès lui procurent, de quelque attention diligente et attentive qu’ils l’entourent eux-mêmes, le plus aimé, c’est toujours celui qu’on lui a pris. Elle ne veut pas qu’on la console de l’avoir perdu. Elle continue de vivre, et de faire son devoir, tout son devoir, plus que son devoir, et, quand il le faut, on la voit qui s’impose de sourire parmi ses larmes. Mais la nature est la plus forte, et, dans ce coeur de mère, il y a quelque chose de brisé. Le malheur qui l’a frappée, dont elle-même, en sa stupeur, n’avait d’abord mesuré ni l’étendue, ni la profondeur, l’a touchée dans le principe de sa force. Elle essaie vainement de se reconquérir, mais chaque effort qu’elle fait, en augmentant en elle le sentiment de son impuissance, y renouvelle du même coup l’amertume de ses regrets. C’est ainsi, mes enfans, qu’en vous perdant jadis, longtemps, bien longtemps avant que vous eussiez même vu le jour, la France n’a pas perdu seulement une partie d’elle-même, mais quelque chose de plus intérieur ou de plus essentiel. Au lendemain de cette année terrible dont vous avez entendu plus d’une fois parler, la France, notre mère commune, ne s’est pas trouvée diminuée ou mutilée seulement, elle s’est trouvée une autre France!
On la plaignait, on la respectait, on pouvait même l’envier encore: on ne l’écoutait plus! Votre voix lui manquait pour se faire entendre. Elle lui manque toujours. Si peut-être elle ne s’en était pas d’abord aperçue, voilà trente ans maintenant qu’elle s’en aperçoit tous les jours davantage, et jamais avec plus d’évidence ni de tristesse que quand nous voyons, comme ici, quelques-unes de vous rassemblées. Vous êtes l’inconsolable regret!
Mais vous êtes aussi l’espérance! et vous la serez aussi longtemps que votre vue veillera parmi nous ces regrets et ces souvenirs: "Aidons-nous, le ciel nous aidera": l’histoire a ses vicissitudes; la fortune a ses retours; la Providence a son secret! Notre patrie française a connu des heures plus sombres. Vous, mes enfans, rien qu’en mêlant la tristesse de votre présence à nos joies souvent trop faciles, vous nous avez déjà rendu ce grand service de nous empêcher d’oublier. Sans vous, et sans tout ce que vous nous rappelez, nous serions peut-être une France moins unie. C’est bien peu de chose qu’un noeud de ruban ou de velours, et c’est bien peu de chose aussi qu’un mètre et cinquante centimètres de calicot ou de soie bleue, blanche et rouge. Et cependant, où nous voyons flotter le drapeau tricolore, nous reconnaissons toute la France! Et pareillement ce qu’évoque ce noeud de ruban, c’est l’image même de la patrie, de la "petite", comme on l’appelle parfois, et de la "grande" qu’il rattache, pour ainsi dire, et qui unit indissolublement l’une et l’autre. Dans le plus humble village de nos provinces les plus reculées, au fond de la Bretagne ou dans les sapinières des Landes, vous ne trouverez pas une de vos soeurs qui n’en sache la signification. Vous ne nous avez pas empêchés seulement d’oublier. Vous nous avez empêchés de nous décourager. Quand nous en avons été tentés, le muet reproche de votre costume national a suffi pour nous rendre honteux de notre découragement. Ce sont surtout les nations dont il est vrai de dire "qu’elles ne meurent que de ne vouloir plus vivre"! Mais vous vivez et vous voulez vivre! Votre présence parmi nous suffit à nous en avertir. Nous nous rendons compte, en vous voyant, que la fidèlité de la France pour l’Alsace-Lorraine est quelque chose de plus qu’un retour ou un paiement de la fidélité de l’Alsace-Lorraine pour la France, c’est une question de dignité, d’honneur, d’existence même. Une France qui vous abandonnerait s’abandonnerait elle-même, ne serait plus la France. Et puisque, pour l’empêcher de vous abandonner, vous n’avez vous-rnêmes qu’à rester de fidèles Alsaciennes et de bonnes Lorraines, ce qui ne vous sera sans doute pas difficile, c’est en cela, mes chères enfans, que vous êtes l’espérance.
J’aurai peut-être pu vous donner d’autres conseils, qui eussent paru, qu’on eu jugés plus appropriés à vos âges et au caractère de cette cérémonie.
Quelques-unes de vous vont entrer, comme on dit, dans la vie: j’aurais pu les engager à ne jamais oublier la maison qu’elles quitteront demain. Il y a de jolies choses à dire, il y en a de belles, il y en a surtout d’utiles et de vraies sur la reconnaissance que nous devons tous à nos maîtres. Il y en aurait d’autres à développer sur le bien que chacun de nous peut faire autour de lui, dans quelque condition que l’ait placé le sort, et rien qu’en s’acquittant consciencieusement de son devoir. "Consciencieusement", méditez ce mot! Méditez aussi celui-ci que l’un de mes amis, il s’appelait Victor Cherbuliez, aimait à répéter: "Quiconque en ce monde s’acquitte supérieurement de sa besogne est un homme supérieur". Le mot n’est pas moins vrai des femmes que des hommes. Je ne sais pas si, comme vous l’avez lu dans les Contes, on a vu souvent des rois épouser des bergères. Entre nous, je ne le crois pas! Mais, puisque des esclaves, puisque des servantes sont devenues des saintes, ce que je crois, ce que je sais, mes enfans, c’est qu’il n’y a pas de profession, pour humble qu’elle soit, avec laquelle toutes les vertus de la femme ne puissent faire bon ménage. On vous l’a dit; je vous le répète; l’expérience vous le prouvera. C’est nous qui faisons nous-mêmes la dignité de nos occupations, elles valent ce que nous valons; le coeur égalise toutes les conditions. Et voilà justement pourquoi, mes chères enfans, invité par votre généreux protecteur, Le comte d’Haussonville, à présider cette cérémonie, j’ai cru ne pouvoir mieux répondre à son appel et à ses intentions qu’en essayant de parler de mon mieux à vos coeurs.
On m’a dit quelquefois, depuis tant d’années que je parle: "Prenez garde! Vous parlez de trop haut! Vos paroles passent par-dessus la tête de votre auditoire." Et j’ai répondu: "Vous vous trompez: on ne parle jamais de trop haut. Qu’est-ce que c’est que parler de trop haut?" La pire insolence que puisse commettre un homme qui parle, c’est de vouloir proportionner son discours à la capacité de son auditoire. Le pauvre homme, ou plutôt le sot, le grand nigaud. II se croit donc bien supérieur à ceux qui lui font l’honneur de l’écouter! C’est, mes enfans, ce que je ne croirai jamais! II y a dans un discours des mots, il y a des sentimens, et il y a des idées: si les idées sont justes les sentimens honnêtes et les mots précis, il n’y a pas d’auditoire français qui ne puisse entendre les mots, vibrer aux sentimens, s’approprier les idées.Qu’est-ce donc quand cet auditoire est, comme vous, petites filles d’Alsace et de Lorraine, trois fois français: par Ia naissance, par l’adoption et par l’affection singulière que nous vous portons?

Depuis 1835, date de la publication de la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie, "des enfans" qui, jusque-là, perdait le t au pluriel, s'écrit "des enfants". Pourtant, dans les Discours académiques de F. Brunetière, publiés en 1901 on conserve la forme orthographique antérieure.

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