Discours pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains
Ferdinand Brunetière, de l'Académie française,
1er juillet 1900
Mes Chères enfans §
[...] Si vous
vous lassiez d’entendre parler de religion, de patrie, de charité, c’est
qu’on vous en aurait mal parlé. Mais pour en bien parler vous savez
aussi, mes enfans, qu’il suffit d’en parler, comme l’on dit, avec son
coeur, ou plutôt il nous suffit de nous pencher attentivement vers vous
pour écouter ce que chacune de vous en pense dans son coeur, et toute
notre mission, dans un jour comme celui-ci, n’est que de préter à ce
murmure intérieur l’éclat et le retentissernent des paroles sonores.
"Sans l’amour, a dit l’apôtre, je ne suis qu’un airain sonore
et une cymbale retentissante", mais il n’a pas dit que quand
on avait l’amour on dût craindre de l’exprimer par des mots aussi retentissants
que cet amour est lui-même profond, ni que, pour célébrer les choses
vraiment grandes, on dût avoir peur d’élever un peu la voix.
Et comment. ici, dans cette maison, mes chères enfans, comment nous
en défendrions-nous, quand nous songeons rien qu’à vous voir à tout
ce que vous représentez pour nous? Vous ne savez pout-étre pas ce que
c’est qu’un "symbole", et c’est ce qui m’enhardirait à vous
dire que vous en êtes un, et l’un des plus éloquents qu’il puisse y
avoir pour des Français. Ne l’avez vous pas deviné, toutes petites encore,
quand vous avez vu se poser et se fixer sur vous des yeux où la joie
qu’inspirent toujours les grâces de la jeunesse s’obscurcissait de je
ne sais quelle pitié grave et quelle tristesse méditative? Mais vous
savez du moins, mes chères enfans, vous savez ce que c’est que le souvenir,
vous savez ce que c’est que le regret, vous savez ce que c’est que l’espérance;
et nous, ce qui nous émeut quand nous vous regardons, filles d’Alsace
et de Lorraine, c’est que vous êtes à la fois pour nous l’espérance,
le regret et le souvenir.
Vous êtes le souvenir! Cela veut dire qu’à ceux même d’entre nous qui,
comme moi, n’ont jamais foulé le sol de vos belles et glorieuses provinces,
qui sont nés bien loin d’elles, vous rappelez les époques les plus célébrées
de notre commune histoire. Aux seuls noms d’Alsace et de Lorraine, nous
tressaillons et nous songeons de Jeanne d’Arc, de Turenne et de Kléber.
C’est de là qu’elle est sortie, la vierge guerrière et pieuse, la vierge
"Sainte", en qui s’est incarnée pour les étrangers comme pour
nous, pour l’Anglais, l’Allemand, pour le Russe, pour l’Américain, l’idée
même du patriotisme. Ce qu’il y eut de divin dans la mission de "la
bonne Lorraine" nul, mes enfans, ne l’a mieux vu ni mieux dit qu’un
Russe, le général Dragomiroff et, dans l’humble bergère qui n’abandonna
ses moutons que "pour sauver le royaume de France",
ce qu’il y avait de Français, nul ne l’a mieux loué qu’un autre évêque,
venu tout exprès pour cela d’Amérique, Mgr Ireland! C’est encore là,
aux portes de l’Alsace, après une série de victoires qu’allait compléter
un dernier triomphe, c’est là, pour vous défendre, que Turenne est tombé,
face à l’ennemi, Turenne, le grand capitaine, l’homme de guerre qui
mêla sans doute aux nécessités inséparables de son héroïque métier le
plus d’humanité, et aux dures exigences de la discipline, le plus d’amour
du soldat. C’est là encore qu’est né Kléber, l’un des héros de l’épopée
révolutionnaire, de ceux dont la bravoure étonna le monde, et, tandis
que chez nous la Révolution se divisait contre elle-même, l’un de ceux
qui ne travaillèrent au dehors, et jusqu’en Egypte, qu’à répandre, à
propager et à mettre en pratique son rêve de justice et d’égalité.
Chères enfans, toutes ces gloires, les bonnes Soeurs de Saint-Charles
vous les ont rendues familières, et de cette familiarité même vous avez
appris ce que c’est que la patrie. Conservez précieusement le culte!
"Heureux, a dit quelqu’un, les peuples qui n’ont pas d’histoire!"
Ne l’en croyez jamais! C’est le contraire qu’il faut dire. Les peuples
qui n’ont pas d’histoire ne sont pas des nations. Mais vous, vous avez
une histoire, et parce que vous en avez une, c’est pour cela qu’en vous,
représentées par vous, et quoique l’on puisse faire pour vous séparer
de nous, l’Alsace et la Lorraine continueront de vivre immortellement
parmi nous. Vous êtes le souvenir!
Hélas! pourquoi faut-il que vous soyez aussi le regret! Vous ne le savez
pas, vous ne pouvez pas le savoir! Mais nous qui le savons, nous devons
vous le dire. Il y a de cela trente ou quarante ans, mes enfans, nous
habitions une autre France! une France qui ne souffrait pas, comme on
disait alors, "qu’il se tirât sans sa permission un seul coup de
canon dans le monde", une France qui n’avait besoin de l’autorisation
de personne pour élever la voix dans les conseils où se débattent les
intérêts du monde, une France qui, dans le grand combat que se livrent
éternellement la justice et la force, n’hésitait jamais à porter sa
force tout entière du côté de la justice.
Que s’est-il donc passé depuis lors? Ce qui se passe, mes enfans, --
et puissiez-vous n’en faire jamais l’épreuve, -- quand on enlève un
de ses enfans à une mère de famille. Quelque satisfaction, quelque orgueil
maternel qu’elle tire de ceux qui lui restent, quelque joie que leurs
succès lui procurent, de quelque attention diligente et attentive qu’ils
l’entourent eux-mêmes, le plus aimé, c’est toujours celui qu’on lui
a pris. Elle ne veut pas qu’on la console de l’avoir perdu. Elle continue
de vivre, et de faire son devoir, tout son devoir, plus que son devoir,
et, quand il le faut, on la voit qui s’impose de sourire parmi ses larmes.
Mais la nature est la plus forte, et, dans ce coeur de mère, il y a
quelque chose de brisé. Le malheur qui l’a frappée, dont elle-même,
en sa stupeur, n’avait d’abord mesuré ni l’étendue, ni la profondeur,
l’a touchée dans le principe de sa force. Elle essaie vainement de se
reconquérir, mais chaque effort qu’elle fait, en augmentant en elle
le sentiment de son impuissance, y renouvelle du même coup l’amertume
de ses regrets. C’est ainsi, mes enfans, qu’en vous perdant jadis, longtemps,
bien longtemps avant que vous eussiez même vu le jour, la France n’a
pas perdu seulement une partie d’elle-même, mais quelque chose de plus
intérieur ou de plus essentiel. Au lendemain de cette année terrible
dont vous avez entendu plus d’une fois parler, la France, notre mère
commune, ne s’est pas trouvée diminuée ou mutilée seulement, elle s’est
trouvée une autre France!
On la plaignait, on la respectait, on pouvait même l’envier encore:
on ne l’écoutait plus! Votre voix lui manquait pour se faire entendre.
Elle lui manque toujours. Si peut-être elle ne s’en était pas d’abord
aperçue, voilà trente ans maintenant qu’elle s’en aperçoit tous les
jours davantage, et jamais avec plus d’évidence ni de tristesse que
quand nous voyons, comme ici, quelques-unes de vous rassemblées. Vous
êtes l’inconsolable regret!
Mais vous êtes aussi l’espérance! et vous la serez aussi longtemps que
votre vue veillera parmi nous ces regrets et ces souvenirs: "Aidons-nous,
le ciel nous aidera": l’histoire a ses vicissitudes; la fortune
a ses retours; la Providence a son secret! Notre patrie française a
connu des heures plus sombres. Vous, mes enfans, rien qu’en mêlant la
tristesse de votre présence à nos joies souvent trop faciles, vous nous
avez déjà rendu ce grand service de nous empêcher d’oublier. Sans vous,
et sans tout ce que vous nous rappelez, nous serions peut-être une France
moins unie. C’est bien peu de chose qu’un noeud de ruban ou de velours,
et c’est bien peu de chose aussi qu’un mètre et cinquante centimètres
de calicot ou de soie bleue, blanche et rouge. Et cependant, où nous
voyons flotter le drapeau tricolore, nous reconnaissons toute la France!
Et pareillement ce qu’évoque ce noeud de ruban, c’est l’image même de
la patrie, de la "petite", comme on l’appelle parfois, et
de la "grande" qu’il rattache, pour ainsi dire, et qui unit
indissolublement l’une et l’autre. Dans le plus humble village de nos
provinces les plus reculées, au fond de la Bretagne ou dans les sapinières
des Landes, vous ne trouverez pas une de vos soeurs qui n’en sache la
signification. Vous ne nous avez pas empêchés seulement d’oublier. Vous
nous avez empêchés de nous décourager. Quand nous en avons été tentés,
le muet reproche de votre costume national a suffi pour nous rendre
honteux de notre découragement. Ce sont surtout les nations dont il
est vrai de dire "qu’elles ne meurent que de ne vouloir plus vivre"!
Mais vous vivez et vous voulez vivre! Votre présence parmi nous suffit
à nous en avertir. Nous nous rendons compte, en vous voyant, que la
fidèlité de la France pour l’Alsace-Lorraine est quelque chose de plus
qu’un retour ou un paiement de la fidélité de l’Alsace-Lorraine pour
la France, c’est une question de dignité, d’honneur, d’existence même.
Une France qui vous abandonnerait s’abandonnerait elle-même, ne serait
plus la France. Et puisque, pour l’empêcher de vous abandonner, vous
n’avez vous-rnêmes qu’à rester de fidèles Alsaciennes et de bonnes Lorraines,
ce qui ne vous sera sans doute pas difficile, c’est en cela, mes chères
enfans, que vous êtes l’espérance.
J’aurai peut-être pu vous donner d’autres conseils, qui eussent paru,
qu’on eu jugés plus appropriés à vos âges et au caractère de cette cérémonie.
Quelques-unes de vous vont entrer, comme on dit, dans la vie: j’aurais
pu les engager à ne jamais oublier la maison qu’elles quitteront demain.
Il y a de jolies choses à dire, il y en a de belles, il y en a surtout
d’utiles et de vraies sur la reconnaissance que nous devons tous à nos
maîtres. Il y en aurait d’autres à développer sur le bien que chacun
de nous peut faire autour de lui, dans quelque condition que l’ait placé
le sort, et rien qu’en s’acquittant consciencieusement de son devoir.
"Consciencieusement", méditez ce mot! Méditez aussi celui-ci
que l’un de mes amis, il s’appelait Victor Cherbuliez, aimait à répéter:
"Quiconque en ce monde s’acquitte supérieurement de sa besogne
est un homme supérieur". Le mot n’est pas moins vrai des femmes
que des hommes. Je ne sais pas si, comme vous l’avez lu dans les Contes,
on a vu souvent des rois épouser des bergères. Entre nous, je ne le
crois pas! Mais, puisque des esclaves, puisque des servantes sont devenues
des saintes, ce que je crois, ce que je sais, mes enfans, c’est qu’il
n’y a pas de profession, pour humble qu’elle soit, avec laquelle toutes
les vertus de la femme ne puissent faire bon ménage. On vous l’a dit;
je vous le répète; l’expérience vous le prouvera. C’est nous qui faisons
nous-mêmes la dignité de nos occupations, elles valent ce que nous valons;
le coeur égalise toutes les conditions. Et voilà justement pourquoi,
mes chères enfans, invité par votre généreux protecteur, Le comte d’Haussonville,
à présider cette cérémonie, j’ai cru ne pouvoir mieux répondre à son
appel et à ses intentions qu’en essayant de parler de mon mieux à vos
coeurs.
On m’a dit quelquefois, depuis tant d’années que je parle: "Prenez
garde! Vous parlez de trop haut! Vos paroles passent par-dessus la tête
de votre auditoire." Et j’ai répondu: "Vous vous trompez:
on ne parle jamais de trop haut. Qu’est-ce que c’est que parler de trop
haut?" La pire insolence que puisse commettre un homme qui
parle, c’est de vouloir proportionner
son discours à la capacité de son auditoire. Le pauvre homme, ou plutôt
le sot, le grand nigaud. II se croit donc bien supérieur à ceux qui
lui font l’honneur de l’écouter! C’est, mes enfans, ce que je ne croirai
jamais! II y a dans un discours des mots, il y a des sentimens, et il
y a des idées: si les idées sont justes les sentimens honnêtes et les
mots précis, il n’y a pas d’auditoire français qui ne puisse entendre
les mots, vibrer aux sentimens, s’approprier les idées.Qu’est-ce donc
quand cet auditoire est, comme vous, petites filles d’Alsace et de Lorraine,
trois fois français: par Ia naissance, par l’adoption et par l’affection
singulière que nous vous portons?
Depuis 1835, date de la publication
de la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie, "des enfans" qui, jusque-là, perdait le t au pluriel, s'écrit "des
enfants". Pourtant, dans
les Discours académiques
de F. Brunetière, publiés en 1901 on conserve la forme orthographique
antérieure.