Selon Gérard
Condé, Introduction à "Pièces pour piano"
(Editions Enoch) EMI-La voix de son maitre (1980) revu et corrigé par l'auteur à l'intention de la Société
d'Histoire du Vésinet
Cécile Chaminade
Issue d'une longue
lignée de marins et d'officiers, Cécile Chaminade est
née à Batignolles (village alors hors de Paris) le 8 août 1857 au pied de la colline de
Montmartre. Sa mère, excellente pianiste et douée d'une
jolie voix, remarquera très tôt que Cécile
possède une oreille étonnante ainsi qu'une vive
sensibilité musicale. En 1863, son père, directeur d'une
compagnie d'assurances anglaise, Cresham, fait construire une villa au
Vésinet c'est là que la petite Cécile fera la
connaissance de Bizet, de vingt ans son aîné mais dont la
mère s'est liée d'amitié avec Madame Chaminade.
Bizet, étonné par les dispositions précoces de
celle qu'il appelle "mon petit Mozart", conseille de la faire
entendre par Le Couppey, professeur de piano au Conservatoire de la classe réservée aux jeunes filles.
Stupéfait par ses dons, celui-ci propose de l'inscrire dans sa
classe mais se heurte au refus très net du père: "Dans
la bourgeoisie,
dira-t-il, les filles sont destinées à être
épouses et mères" ...
Voyant la mère et l'enfant plongées dans le
désespoir, Bizet discute plus fermement et obtient que
Cécile puisse suivre néanmoins en privé l'enseignement du
Conservatoire, avec des maîtres comme Le Couppey pour le piano et
Savard pour l'harmonie, puis de Benjamin Godard pour la composition.
L'intransigeance du père en matière d'éducation
pour sa fille ne l'empêchait pas d'inviter, chaque quinzaine, les
compositeurs célèbres de l'époque. Au cours de ces
soirées on faisait de la musique et Cécile accompagnait
volontiers Joseph Marsick,
un jeune violoniste dont la renommée grandissait et qui devait
fonder en 1877 un Quatuor à cordes, donnant des séances
de musique de chambre à la salle Pleyel. C'est à
l'occasion de l'une d'elles que, profitant d'un voyage de son
père, Cécile Chaminade se produisit pour la
première fois en public elle jouait dans des Trios de
Beethoven et de Widor ; l'accueil de la presse fut aussi spontané que
chaleureux. L'année suivante, en 1878, Le Couppey organise un
concert consacré aux œuvres de sa jeune élève.
Nouveau succès, que l'audition d'un Trio en Sol mineur
opus 11 allait confirmer en 1880. En 1881, la Société Nationale
fait entendre au côté d’œuvres de Lalo, Franck et Dubois, une Suite d'orchestre qui sera redonnée
l'année d'après aux Concerts des Champs-Elysées,
puis par Pasdeloup aux Concerts Populaires. Mais c'est une audition
privée chez ses parents d'un opéra-comique en un acte, La
Sévillane opus 19, le 23 février 1882, qui donnera le
coup d'envoi de la double carrière de pianiste et de compositeur
de Cécile Chaminade : elle accompagne elle-même son ouvrage
avec beaucoup de goût et on lui prédit l'entrée
prochaine à l'Opéra-Comique. Toute la presse en parle
comme d'un événement, à tel point que La
Sévillane sera redonnée salle Pleyel en 1883 puis salle Erard en 1884, toujours
accompagnée au piano, et que Pasdeloup en dirigera l'ouverture
dans un de ses concerts. L'oeuvre, pourtant, ne verra jamais les feux
de la rampe. De cette époque datent de petits morceaux pour
orchestre, simples transcriptions parfois de pièces pour piano,
un second Trio, son ballet Callirhoê
créé à Marseille le 16 mars 1888 avec le plus
grand succès (il sera par la suite remonté plus de deux
cents fois, notamment au Metropolitan Opera de New York), sa Symphonie
lyrique pour choeurs et orchestre Les Amazones sur un
poème de Grandmougin, dont la création aura lieu à
Anvers le 18 avril 1888 en même temps que le Concertstuck opus 40
qui connaîtra bientôt une vogue extraordinaire.
Timide de tempérament, supportant mal les
voyages, Chaminade, poussée par ces succès
répétés, va alors donner des récitals
à travers la France, en Suisse, en Belgique et en Hollande. La
raison en sera moins le désir de faire carrière que la
nécessité où elle se trouvait à la mort de
son père (le 28 juillet 1887) de subvenir à ses besoins et à ceux de sa
mère. Elle signe donc un contrat avec son éditeur,
garantissant douze mélodies par an, ce qui l'aidera certainement
à reconstituer sa fortune sans ajouter beaucoup à sa
gloire de compositeur. Particulièrement appréciée
en Angleterre, elle y fera à partir de 1892 des visites
régulières et sera chaque fois invitée par la
reine Victoria à séjourner quelque temps à
Windsor. Ses tournées en Europe la conduisent jusqu'en
Grèce et en Turquie et, pendant la saison 1907-1908, elle donne
vingt-cinq concerts devant des salles combles aux États-Unis et au
Canada. A cette occasion, celle dont Liszt aurait dit "Elle me
rappelle Chopin", sera l'hôte à déjeuner de
Théodore Roosevelt.
[...] Chaminade, comme son père jadis, recevait de
nombreux artistes dans sa propriété du Vésinet et
déclarait : "Mon amour, c'est la musique, j'en suis la
religieuse, la vestale", mais elle avouait par ailleurs : "Quelle
désillusion que les mariages d'artistes, l'un mange toujours
l'autre". Vivant toujours seule, elle contracta néanmoins un mariage "blanc" en 1901 avec un homme divorcé et sans fortune qui la laissa veuve en 1907. Elle ne voulait ni secrétaire ni
imprésario, de peur de retrouver l'autorité paternelle
dont elle avait souffert. En 1910 la mort de sa mère, qui lui
avait souvent tenu compagnie dans ses tournées, la laisse
désespérée. C'est en 1913 seulement qu'elle
retourne à Londres : accueil triomphal à nouveau, les
étudiants la portent en triomphe ; puis la guerre éclate,
et à cinquante sept ans elle accepte de prendre la direction
d'un hôpital, abandonnant complètement la musique.
Après la guerre elle ne se produira plus en public mais composera encore de loin en loin. Epuisée par des courses incessantes, décalcifiée par les excès d’un regime alimentaire végétarien mal conçu, elle devra être amputée d'un pied en 1936 et se retire à Monte-Carlo où elle mourra, presque oubliée, le 13 avril 1944.
Quoique la mort de son
père, avec la gêne qui devait en résulter, n'y soit
certainement pas étrangère, il est difficile de savoir
pourquoi, après le succès de Callirhoê
(opus 37) et des Amazones, en 1888, Chaminade n'a plus
écrit par la suite - à l'exception cependant d'un Concertino
pour flûte commandé pour le concours du Conservatoire
- que des mélodies (son catalogue en compte environ cent cinquante)
et des pièces pour piano (plus de deux cents) qui ne
retrouveront pas le souffle de la Sonate en Ut mineur opus 21
ou des Six Etudes de concert opus 35. Sans qu'on puisse
déceler d'ailleurs une baisse sensible de l'inspiration, il
semble que Chaminade se soit principalement souciée de
satisfaire son éditeur et de renouveler par des pages
récentes le programme de ses récitals, où ses
propres compositions occupaient une place prépondérante,
sans chercher le moins du monde à évoluer. Dès ses
débuts, forte des conseils et des encouragements de Benjamin
Godard, elle avait trouvé son style: une écriture claire,
aisée, mélodique sans vulgarité, rappelant
Mendelssohn, avec quelques touches d'archaïsme parfois; les
attaques sonnent toujours très distinctement comme chez Liszt ou
Saint-Saëns et, à défaut de posséder
l'originalité de celle d'un Chabrier, d'un Fauré ou d'un
Debussy, son inspiration n'est jamais banale et en cela, sans qu'il
soit nécessaire d'évoquer la mélancolie qui
transparaît souvent ou, au contraire, la fermeté des
rythmes, on peut dire qu'elle est personnelle. L'écriture
harmonique enfin, si elle n'innove pas, fait toujours preuve
d'à-propos; jouant habilement de tout ce qui est permis par les
traités elle échappe à l'académisme, avec
une pointe de coquetterie parfois mais réservant aussi
d'agréables surprises.
La Sonate en Ut mineur (opus 21) s'ouvre par un allegro
appassionato dont le premier thème, à la basse, d'un
caractère sombre et véhément qui monte par
degrés, laisse bientôt la place à un fugato
dans la même tonalité, dont le motif n'est autre que le
deuxième thème qui n'apparaîtra qu'ensuite en La
bémol majeur pour être confronté au premier
thème au cours d'un développement riche en contrastes. Le
deuxième mouvement, en La bémol majeur, est un andante
avec une section centrale plus chantante en Mi majeur dont la courbe
mélodique rappelle assez Massenet. Malgré la
tonalité majeure, ce morceau n'échappe pas au climat
lyrique et dramatique qui caractérise la Sonate tout
entière; cela se manifeste nettement par la persistance des
motifs, les brusques crescendos et l'opposition des deux thèmes
à plusieurs reprises. Le Finale est une sorte de
mouvement perpétuel en doubles croches traversé par des
lignes mélodiques en fuite vers la catastrophe finale. L'Arabesque opus 61 joue, comme son nom l'indique, sur la
mobilité des courbes mélodiques et sur
l'ambiguïté mineur/majeur, sensible dès le
début en Sol mineur qui se résout sur un ritardando
en Sol majeur, principe qui persistera jusqu'à la fin sans
s'épuiser pour autant.
Les Six Etudes de concert opus 35 comptent certainement, avec
la Sonate, parmi les compositions les plus remarquables de
Chaminade. Comme chez Liszt, la virtuosité, mise au service de
la pensée musicale, n'y est jamais gratuite, mais contribue
à l'alimenter. L'impromptu, par la sensualité de la mélodie
et l'indépendance des deux mains, fait penser à Chabrier;
l'élément contrastant en accords piqués à
la Mendelssohn se trouve très habilement intégré
et donne à la composition une direction inattendue. Automne, avec sa mélodie placée à la
partie médiane, semble appeler irrésistiblement un
violoncelle absent, et le calme introverti du début ne laisse
rien prévoir des orages qui vont éclater par la suite et
dont la violence donnera au retour du climat initial une couleur
presque inquiétante.
D'une inspiration néoclassique, la Tarentelle descend en
droite ligne des Sonates de Domenico Scarlatti, c'est la
même verve, la même fantaisie à l'intérieur
d'une mesure à 6/8 dont les croches persistantes ont la
mobilité des verres colorés d'un kaléidoscope.
Le Scherzo propose un jeu identique avec des doubles croches,
mais la mesure à trois temps se prête traditionnellement
à des perversions plus subtiles encore. Le sourire de
Mendelssohn flotte sur ce morceau dont l'invention se renouvelle sans
cesse et emporte l'auditeur à sa suite sans lui laisser le temps
de regarder en arrière. Le titre Fileuse de l'opus 35
n°3 ne doit pas nous abuser: il est prétexte à un
mouvement perpétuel en doubles croches avec tout ce que cela
suppose d'imagination pour échapper aussi brillamment à
la monotonie. La Pièce dans le style ancien cède
à la vogue si répandue en cette fin du XlXe siècle
d'écrire des gavottes et des menuets. Il s'agit ici d'une Sicilienne
en Mi mineur avec une partie centrale en majeur ; pour le modèle
on hésitera entre Jean-Sébastien Bach et Domenico
Scarlatti. L'idylle et la Chanson bretonne font partie
d'un recueil de six romances sans paroles... dont la musique parle
assez d'elle-même pour se passer de commentaire.