Touche à tout, Magazine des magazines - octobre 1909, n°10
Monsieur de Choulot, personnage de roman dans Le Pavé du Roi, de Marcel Boulenger en 1909 (extrait) [1].
[...]
Le plus insolent, à son gré, fut cependant un certain M. de Choulot, gentilhomme du duc de Bourbon [2]. Celui-là s'en était venu de Saint-Leu, qui est tout proche, sur un cheval anglais fort beau et, semblait-il, des plus nerveux. A Herblay, il avait demandé une monture et un postillon pour gagner Courbevoie et Paris. L'anglais retournerait au château, mené en main par un palefrenier. Mais, au désespoir du maître de poste, il ne restait en ses écuries qu'une seule bête prête à être sellée. Or, les règlements s'opposaient à ce qu'un voyageur, même au service d'un prince du sang, et qui, par conséquent eût privilège d'estafette, fit route sans être précédé d'un postillon, chargé de le guider et de régler l'allure.
— Si monsieur y consent, fit Rodolphe, je pourrais l'accompagner jusqu'à Courbevoie, et, de là, ramener son cheval en même temps que notre bidet. Il se trouvera bien, là-bas, des montures et un autre postillon.
Mais M. de Choulot regarda Rodolphe-Prosper avec dédain :
— Es-tu fou, mon ami? lui dit-il. Depuis quand les gars de poste savent-ils monter les chevaux anglais, et surtout ombrageux comme celui-ci? Il aurait tôt fait de te mettre par terre."
Blessé au plus vif de sa vanité, le postillon Prosper était devenu tout rouge.
— Monsieur, répliqua-t-il vivement, voulez-vous enfourcher le bidet? Moi, je monterai dès maintenant votre cheval, sous votre surveillance. Nous verrons bien si je tombe, et de cette façon, vous pourrez partir sur-le-champ".
Ma foi, dit M. de Choulot, le coquin paraît sûr de lui. Essayons toujours...
Changeant seulement les étriers où ne fussent point entrées ses bottes énormes, Rodolphe se mit fort aisément en selle malgré deux ou trois sauts que lui fit l'anglais, et bientôt, sur la route de Courbevoie, M. de Choulot eut la vive surprise de voir son cheval se calmer, cesser ses cabrades, arrondir peu à peu le cou, puis trotter haut et bien sagement, cependant que la veste commune à retroussis rouges s'enlevait avec beaucoup de grâce sur la selle en cuir fin.
A Courbevoie, M. de Choulot, tout à fait charmé, tint à connaître le nom d'un cavalier si habile, et lui demanda chez qui donc il avait appris à monter de la sorte :
— Je me nomme Prosper Ombredane, monsieur, et me suis instruit chez M. le comte Arnaud d'Ancourt. A présent on m'appelle surtout, pour vous servir, le postillon n° 7, du relais d'Herblay.
M. de Choulot inscrivit nom et numéro sur son carnet. Après quoi, il doubla les guides, ce qui, contre la vraisemblance, fit pester en secret cet étrange postillon n° 7, dont tout, jusqu'au langage correct et au salut du meilleur ton, était pour donner une haute opinion de M. le comte Arnaud d'Ancourt, capable de dresser avec tant de style un simple palefrenier, né cependant Français, absolument Français.
Chapitre VI
A l'orée du bois de Montmorency, une allée, ou mieux encore, un chemin couvert, une sente, s'avançait sournoisement vers un mur. On s'engageait dans ce layon, dont l'ombre et la fuite vous attiraient. Puis, subitement, on se cognait contre une grande muraille versant le lierre à flots, et l'on s'arrêtait court devant une petite porte. C'était la clôture du parc de Saint-Leu. Sans doute ne la passait-on guère souvent, car la clef tournait à peine dans la serrure, et il fallait saccager des fougères, si l'on voulait que cette porte dérobée s'ouvrît tout à fait.
M. de Choulot, capitaine des chasses du duc de Bourbon, parvint néanmoins à faire tourner le pêne rouillé, et pénétra dans le parc, en tirant son cheval après lui. Là, il s'assit dans l'herbe encore humide, cependant que sa pauvre monture, trempée à la fois par la sueur et la rosée comme si elle fût à l'instant sortie de l'eau, se mettait, sans plus remuer une patte, à brouter les branches.
M. de Choulot ... pénétra dans le parc, en tirant son cheval après lui ..
M. de Choulot lui-même, plutôt corpulent, bien qu'inlassable cavalier et veneur émérite, semblait peu soucieux de quitter cette belle herbe fraîche, où ses houseaux de coutil et les pans de son habit s'étalaient voluptueusement et semblaient se complaire. Il était à peine sept heures du matin, mais à ce moment même, à la fin d'août, le soleil tiédit déjà, et M. de Choulot s'en venait tout droit de Chantilly. La route est fort longue jusqu'à Saint-Leu, il avait fallu partir avant le jour : notre gentilhomme n'en pouvait plus. Il élargit du doigt sa haute cravate qui lui enfermait le cou, et tout en soupirant, se mit à rêver au temps charmant du moyen âge et du roi Henri IV, où ce n'était certes point pour sauver un prince du sang des griffes et de la tyrannie d'un affreux souverain constitutionnel que l'on faisait tant de lieues à cheval, mais seulement pour courir sus aux ennemis derrière le panache blanc, ou bien encore pour s'en venir plus vite à l'appel d'un mouchoir bien-aimé voletant, comme une colombe, à la fenêtre en ogive d'une tourelle vertigineuse...
Hélas !
Cependant que le sentimental capitaine des chasses se perdait en ces songeries mélancoliques, son cheval, qui dépouillait de jeunes tilleuls, releva soudain la tête et pointa ses oreilles. Quelqu'un marchait au loin. M. de Choulot fut debout en un moment. On s'approchait, on allait tourner au coin de l'allée; enfin parut un vieil homme grand et maigre, sur la main gantée duquel s'inclina notre capitaine. Le duc de Bourbon, courtois comme un prince, arrivait poliment à l'heure dite au rendez-vous.
Il était seul et s'aidait, ainsi que de coutume, d'une canne à bec de corne.
Monseigneur doit être las! fit M. de Choulot avec beaucoup d'empressement et d'un ton sincèrement affectueux. Traverser tout le parc à pied, à cette heure ! Je pourrais desseller mon cheval, mettre la selle sur l'herbe, et Votre Altesse s'assiérait commodément, peut-être?
Mais Monseigneur secoua sa tête blanche, avec quelque vanité, parut-il.
— Merci, mon bon Choulot, merci, je ne suis pas fatigué. Je suis vieux, mais j'ai du sang de soldat dans les veines et, Dieu merci! je tiens encore.
Défait, coiffé d'une casquette en velours sous laquelle tombaient ses cheveux de neige galamment noués par un petit ruban, aux pieds des guêtres de drap et une ceinture autour du gilet, le prince vous avait ce matin-là un air assez dispos. N'eussent été ses épaules voûtées et ses yeux éteints, si tristes, on ne lui eût pas donné tout son âge. Il prit grand soin du reste d'ajouter :
— Avant-hier, alors que vous étiez à Chantilly, j'ai fait, malgré la chaleur, découpler quelques chiens sur un daim, rembuché en l'Isle-Adam. Vous savez ce que c'est qu'une chasse d'été : les chiens se couchaient et ne voulaient rien entendre. Eh bien, je suis, mon cher, demeuré six heures à cheval. Allez me quérir beaucoup de mes contemporains qui en feront autant... Du reste, nous ne partirons pas en voiture, demain, n'est-il pas vrai? Donc, il s'agira de trotter ferme en selle. Je serai votre homme, Choulot, et pour tout le temps qu'il vous plaira.
Le capitaine des chasses contemplait son maître avec un tendre respect. Brave Choulot! Pas très intelligent, mais dévoué comme un gars de Vendée, il croyait, en organisant le départ précipité, ou mieux, la fuite du vieux prince, consolider au péril de sa vie l'édifice tout entier de l'ancien régime et le trône ruiné des Bourbons. Il répondit d'un trait, à voix haute et ferme, ainsi qu'une sentinelle expliquant la consigne :
— Tout est réglé, Monseigneur. Demain matin, une voiture en poste se trouvera commandée à Moisselles, toute prête pour Calais, et des passeports seront préparés. Louis, votre valet de chambre, qui a votre taille et porte la même coiffure, vêtu comme vous, partira d'ici et arrivera à Moisselles au petit jour; notre bon Manoury l'aura précédé. Quand Louis arrivera, la portière sera ouverte, le marche-pied rabattu, le cocher sur son siège, et Manoury, monté derrière, donnera l'ordre du départ et indiquera tout haut la route de Calais...
— Fort bien. Et nous?
— Nous, Monseigneur? Eh bien, nous gagnons la Suisse d'abord, sur votre ordre, et ensuite Rome, ainsi qu'il est convenu. Votre Altesse daignera se trouver, avant l'aube, à l'angle du grand boulingrin, dans le parc. Je serai là, avec un postillon tenant trois chevaux. Nous nous mettons en selle, nous sortons du parc à travers la haie de Saint-Priest, et fouette, routier! nous gagnons tous trois Villejuif par Argenteuil et le bois de Boulogne. L'étape est des plus longues, mais nous serons très bien montés. A Villejuif, Votre Altesse trouvera une petite calèche, et sur la route du Bourbonnais des châteaux d'amis qui ne s'enquerront même pas du nom porté par mon compagnon de voyage. A Bâle, M. de Rothschild, qui eut l'honneur de vous le proposer naguère, vous fera tenir deux millions, et Manoury nous rejoindra...
— Mais, pardon, à Villejuif, cela ne semblera-t-il pas étrange et suspect, ces voyageurs si pressés qui sautent éperdument dans une calèche? On nous demandera des passeports.
— Nous en aurons! Un bon passeport en due forme coûte un écu. En outre, Villejuif est un relais important, et quoi d'étonnant à ce que deux gentilshommes — révérence parler, Monseigneur! — courent la poste précédés, comme il convient, d'un postillon portant régulièrement sa plaque au bras et sa veste bleue.
— Disposez-vous d'un vrai postillon?
— Tout ce qu'il y a de plus vrai! Et fin cavalier, de plus, je me permets d'en donner l'assurance à Monseigneur. C'est un garçon qui s'appelle Prosper Ombredane, employé depuis peu à Herblay. Je réponds de ses talents. Pour ce qui est de se taire, il n'aura, mon Dieu, guère le temps d'être indiscret.
— Cependant, cependant... on ne comprendra pas, à Villejuif, qu'un postillon s'en vienne de si loin, d'Herblay, songez-y donc!
— Que Votre Altesse veuille bien m'excuser, on le trouvera tout naturel, si je justifie d'un contrat passé avec le maître de poste. Il est toujours loisible de traiter ainsi à l'amiable; le cas se trouve prévu au règlement. Or, le patron du relai, à Herblay, me connaît bien: il sait que j'accomplis volontiers des courses forcées dans le pays, souvent pour acheter des chevaux. Je lui ai dit que je lui abandonnais les trois bêtes, en l'état où elles seraient à Villejuif, s'il me prêtait son jeune Prosper. Celui-ci les lui ramènera donc au pas, en deux jours. Ce sont des montures de piqueux, choisies entre toutes, Monseigneur. Si l'une boite en route, nous la changerons. Mais j'en serais plus que surpris.
Tout ce plan si bien combiné d'avance enchantait le prince, et peut-être, au fond, l'amusait assez. Comme un très vieil enfant, il pensait faire une sorte d'escapade en se sauvant ainsi du royaume.
Pourtant M. de Choulot, inquiet malgré tout, et considérant le grand âge de son maître, non moins que sa propre et très lourde responsabilité, l'honnête et soigneux M. de Choulot s'était juré à lui-même de tenter un suprême et dernier effort auprès du duc de Bourbon, afin que celui-ci envisageât bien nettement les hasards qu'il allait affronter. C'était là, sans doute, formalité pure, mais le capitaine des chasses s'était donné sa parole qu'il s'y contraindrait.
Rassemblant donc tout son courage et rougissant un peu, il balbutia plutôt qu'il ne dit:
— Monseigneur... Monseigneur, l'affaire... il me semble que l'affaire est grave. Mais... certes... bien grave. Que Votre Altesse... c'est une affreuse supposition, et que Dieu l'écarte!... mais enfin, que Votre Altesse vienne à tomber malade... en route...
— Je me porte à merveille, Choulot! Et je veux partir! J'en ai assez! Vous ne savez donc pas? On veut faire de moi un mannequin. On veut que j'aille à la Chambre des pairs. Cela, non, non, jamais!... J'ai déjà subi d'écrire au duc d'Orléans comme au roi légitime. J'ai souffert que mes gens portassent la cocarde tricolore. J'eus la faiblesse, une fois, de me la laisser attacher à moi-même, alors que j'en avais la honte au coeur... Non! assez, assez! Je ne siégerai pas à la Chambre des pairs! Je partirai! C'est dit.
Le prince s'échauffait, ses mains tremblaient, une colère de vieillard le saisissait. M. de Choulot osa prononcer, non sans crainte, le nom de Mme de Feuchères. Monseigneur s'exclama, haussa la voix, à la fois puéril et pitoyable:
— Ne me parlez point de la baronne! Ne m'en parlez point, Choulot, vous me peineriez! C'est une méchante femme. C'est elle qui me force à toutes les compromissions avec l'usurpateur, avec le roi de Juillet! Songez bien que je n'ai plus, à mon âge, une minute de repos. On me met le couteau sous la gorge, on veut m'effrayer, peser sur moi.
La baronne est capable de tout, vous entendez, elle me fait des scènes, elle me tourmente, Choulot, et même, vous le dirai-je? elle me bat... Oui! Elle me bat... Voyez ce coup d'ongle et cet oeil contus : c'est elle, mon cher, c'est elle...
Il semblait hors de lui, et frissonnait. M. de Choulot, ému, n'ajouta plus un mot, mais se jeta sur les mains du prince:
— Monseigneur, fit-il, à demain! Demain comme aujourd'hui, ma vie vous appartient!
Le vieux prince se sentit touché; il releva et attira vers lui son plus fidèle ami, puis, d'un geste très noble, il l'embrassa.
— A demain, lui dit-il, mon compagnon! Je me remets à vous.
Mais il ne partit pas encore tout de suite. Une tristesse immense et comme une angoisse assombrissaient son maigre et blanc visage. Il passa son bras sous celui de M. de Choulot et lui parla d'une voix lente et si basse, qu'il semblait plutôt se parler à lui-même ou converser avec-des souvenirs:
— J'ai connu, fit-il, l'émigration, ses deuils, ses mélancolies... Tout vieux que je suis, je les connaîtrai encore....
J'ai vu mon père inconsolable, humilié, mis en fuite par des paysans... Celui que j'aimais plus que ma vie, mon cher fils, si jeune, et qui permettait tant d'espoirs, Bonaparte me l'a fusillé sans jugement valable, dans les fossés d'une prison... Mon souverain Charles X m'avait rendu non le bonheur, mais la paix : on me l'a chassé comme un manant! J'ai les yeux pleins de larmes! vous le voyez, à ce seul nom. Je quitterai donc, à l'exemple du roi, cette France ingrate. Rome et les grilles d'un cloître; monsieur de Choulot, c'est ce que la Providence me laisse... J'avais un devoir ici-bas ; je l'accomplirai. L'héritier légitime de Charles X doit être mon fils d'adoption. Eh! sans doute, le petit Chambord ; que deviendra cet enfant-là?... Cette nuit même, j'ai rédigé de nouvelles dispositions, je m'entends, je m'entends... Et demain; au départ, je brûlerai mon premier, mon vil testament que j'ai relu tout à l'heure avec surprise, monsieur, et dont j'ai demandé pardon à Dieu.
Sur quoi le prince salua doucement M. de Choulot et s'éloigna pensif et branlant la tête, revoyant en sa mémoire soit le visage charmant du petit duc d'Enghien, soit le roi Louis XVI, et l'ancien Versailles, et Mme de Lamballe, et Lauzun, et la reine...
Tout à coup, une voix le fit tressaillir ! C'était un accent britannique, c'étaient des intonations à la fois impérieuses et caressantes:
— Eh bien, dearest friend, vous voilà donc courant les bois, de si grand matin ?
Mme de Feuchères, obèse et offensante à voir dans un corsage cerise à gigantesques manches et sous un chapeau de pastourelle en paille d'Italie, faisait justement, elle aussi, son tour de parc à la fraîche, les pieds dans la rosée; il y a de ces coïncidences... Et par une vraie chance, son heureuse fortune venait de la mettre — bien par hasard! — sur le chemin de son vieil ami, de son cher prince et bienfaiteur, de son père adoptif.
Elle le ramena, jusque dans l'intérieur du château, en le tenant solidement sous le bras.
[1] Le Pavé du Roi, roman inédit de Marcel Boulenger (1873-1932), fut publié en feuilleton dans "Touche à tout", magazine mensuel en septembre-novembre 1909.
[2] Cette histoire entérine l'image romantique qui fut donnée de ce personnage dans sa relation avec Mme de Feuchères et plus tard dans l'épopée de la duchesse de Berry. Il faut rappeler cependant qu'après un grave accident de chasse en 1826 qui faillit lui coûter la vie, Paul de Choulot resta handicapé. Les historiens le décrivent se déplaçant avec une canne, voire deux. Il ne montait plus à cheval, ne se déplaçait qu'en voiture. Ce qui donne d'autant plus de prix aux ambassades qu'il fit pour la duchesse de Berry, dans toute l'Europe et jusqu'à Moscou, plusieurs fois. Plusieurs ouvrages sur la fuite vendéenne mentionnent Choulot comme un "vieux gentilhomme". Il n'avait pourtant pas encore 40 ans.
Société d'Histoire du Vésinet,
2009 - www.histoire-vesinet.org