D'après Ouf, La vie parisienne, 8 août 1868.

Une Villa de Cocotte

Sous ce titre, voici le début d'une nouvelle publiée durant l'été 1868 dans la revue hebdomadaire La Vie parisienne sous-titrée mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes. Sans faire de commentaire sur le style ou l'intérêt de l'histoire, nous prêterons l'attention à la description plutôt caustique de la colonie du Vésinet, très en vogue en ces temps-là chez la plupart des publicistes parisiens dont l'auteur de cette histoire (qui signe du pseudonyme "Ouf") prend fermement le contre-pied.

    Cela est sis au Vésinet, naturellement, dans ce bois dont on a fait un square tiré à quelque cinquante exemplaires, comme une salle de spectacle divisée en stalles numérotées, pour la plus grande joie et rustication du Parisien qui ne déteste pas d'avoir le pied dans la pantoufle d'autrui et de sentir le coude du voisin dans son dos. A voir toutes ces villas en caoutchouc vulcanisé, chacune ayant sa serpentine, son rocher, son accident de terrain, un grand arbre pour deux et un espalier mitoyen, on dirait des primes du Petit Journal, pour abonnements de famille. Qu'a les eaux de la ville, le gaz, des sonnettes électriques, du bitume dans les allées, et une station de fiacres non loin. Le soir, quand on s'embête trop à écouter le rossignol, en une heure on est à Mabille.

    La construction n'en est pas une, c'est fait à la mécanique et expédié en caisse. Ça ne se bâtit pas des bibelots de ce genre, ça se pose, et l'on y sent plus l'ébéniste que l'architecte. Lorsqu'on l'a vendu à Tutoie, c'était étiqueté :— « Mon chalet Louis XIII » dit Totoche, la château-châtelaine. Ne riez pas, c'est bien du Louis XIII en chalet, comme Totoche est du Mouffetart-Pompadour. Et de fait il y a un perron en pierre de taille et de la brique avec des appliques en bois découpé, escalier à l'emporte-pièce, balcons ajourés, toits dentelés ; un de ces ouvrages comme en vendent les forçats et qui ressemble plus à un passe-partout pour photographies qu'à une habitation d'hommes. On y jouerait le Ranz des Vaches sur un mirliton de la foire de Saint-Cloud. [1]
    C'est sa petite crapule de Totole qui lui a payé ça un jour de veine ; histoire de faire bisquer Mimi Chassepot qui a loué à Courbevoie. Et puis l'endroit offre des ressources : c'est cossument habité, tous gens de finance, fins porteurs.
    Regardez-moi un peu l'objet ; on vient d'ôter la housse, ça reluit comme un ruolz. Et c'est distribué, comme un vrai château quoi ! Il y a un sous-sol comprenant les cuisines, l'office et le fruitier. Ce sont les pièces les plus mal meublées ; à quoi bon ? Les gaillardes comme Totoche ça ne dîne chez soi que quand on dîne chez elles, et alors c'est affaire au gargotier. On sent que la cuisinière n'est là que pour tirer les cartes à Madame ou pour fourrer ces messieurs dans les armoires ; duègne ou entremetteuse, c'est là toute la cuisine qu'elle t'ait. Au rez-de-chaussée, les appartements de réception : grand et petit salon, le petit sert de débarras aux meubles du grand, chaque lois qu'on est plus de quatre dans ce dernier et que les visitées sont trop bégueules pour s'asseoir sur les genoux des messieurs. Les meubles se composent du piano de rigueur, de quelques sièges bas, de l'album de photographies et des vestes de ces messieurs, quand il fait chaud. Sur la cheminée, deux bouquets de violettes en percaline parfumée, entourés de mousse en laine, Ah ! j'oubliais, un bouquet de roses, pour de vrai celles-ci. Totole vient de les apporter de Paris, elles sèchent, jetées dans un coin, sans avoir même été flairées ; dame ! on attendait un bibelot, quelque chose qui se garde, — comme dit Totoche amoureusement — quelque chose qui se lave. — comme pense la susdite. — Pauvres fleurs à Totole ! pauvre Totole à Totoche!

    Dans la salle à manger un dressoir en chêne vieilli, une exposition permanente de vaisselle plate, de porcelaine et de cristallerie au chiffre. Une table, six chaises. Du reste on n'y peut manger plus d'un à la fois, et Totole, les jours de pluie, est obligé de s'asseoir sur le rebord de la fenêtre. Mais aussi le service est d'un zing ! Le cocher debout derrière Madame... à moins qu'il ne soit assis à côté d'elle. Au premier, les chambres –– peut, en l'espèce, se classer sous le titre : « appartements de réception ». D'abord la chambre de la maîtresse de céans, qui lui sert en même temps de cabinet de travail. Le mobilier se résume en un lit, un sopha et une glace ; ces trois objets de grande dimension ; il reste juste la place de Foufouille, la chienne favorite. A gauche le cabinet de toilette, le sanctuaire ; on n'y est généralement admis qu'après avoir passé par la chambre à coucher, inutile d'entrer dans le détail de l'ameublement. Nous remarquons seulement que tout y est en double : l'un des deux lavabos est chiffré aux initiales de Madame ; l'autre, anonyme. Allons ! il y a encore de la délicatesse quelque part. — Un tire-bottes par terre et un peigne à barbe sur la cheminée. Ah ! notons, pour finir, que le parquet est ici remplacé par un élégant carrelage noir et blanc : rapport à l'hydrothérapie.
    L'aile droite est occupée par la chambre d'amis : ce pluriel me semble exigé par la présence de deux oreillers sur le lit qui est d'une largeur tout à fait conjugale. Vœ soli! malheur à qui vient seul ! Cependant une petite porte, que j'aime à croire condamnée, ouvre sur la chambre de Madame. La chambre d'ami ne serait-elle, dans certaines circonstances, que le vestibule, l'avenue de la chambre... de la chambre... comment dirai-je ? de la chambre de commerce, de la chambre des comptes ... Non : informations prises, il paraît que c'est le lieu de pénitence de Totole, l'oubliette où on l'envoie coucher, quand il n'a pas été sage dans la journée... ou qu'il l'est trop dans la soirée.
    Au second, des mansardes pour la livrée, laquelle se compose d'une cuisinière qui est aussi dame de compagnie, les jours de pluie ou d'isolement, d'un cocher à tout faire, et d'une femme de chambre qui est là plutôt en apprentissage qu'en condition. Du reste, Madame sait tenir ses gens : il faut que tout le monde soit rentré à six heures précises du matin. Nous oublions les communs, comprenant écurie, remise, sellerie, chambre du cocher, grenier à foin : ce n'est pas grand, cependant le cheval, le panier, Jean et le bull y logent à l'aise, — démontés.

Il y avait alors beaucoup d'artistes parmi les résidents de la toute jeune colonie du Vésinet pas encore émancipée. Et pour certains, toutes ces artistes étaient plus ou moins des « cocottes ».

Dans un autre ouvrage également titré La Vie parisienne mais publié sous forme de recueil par Parisis (pseudonyme d'Emile Blavet (1838-1924) préface par Aurélien Scholl (un duelliste habitué des discrètes allées du Vésinet) paru une vingtaine d'années plus tard, en 1886, il y a toujours autant d'artistes au Vésinet qui suscitent bien des commentaires :

    « Ignoré » ne dit pas forcément lointain, hors de toute atteinte. Il y a de ces eldorados aux portes même de Paris, jusque sur la ligne de Saint-Germain, la plus parisienne et la plus « allante » de toutes les lignes de banlieue. Le Vésinet en est un.

    « L'Ambigu, théâtre pas chic! » disait Nestor Roqueplan. On en pourrait dire autant du Vésinet. Et c'est là ce qui fait son plus grand charme, ce qui le distingue des autres stations où le chic exerce son assujettissant empire. Le jour où Le Vésinet sera chic, où il sera dans le mouvement, il aura perdu tout caractère propre, toute originalité. Et ce sera dommage.

    Il y a là toute une petite colonie de littérateurs et d'artistes, qui vivent chacun pour soi, chacun chez soi, dans le gras et confortable égoïsme du "home" anglais, et qui n'entretiennent entre eux aucun rapport de bon ni de mauvais voisinage. On se rencontre en chemin de fer, on cause, on bavarde, puis, arrivés à la gare, on se serre la main ; l'un tire à droite, l'autre à gauche ; celui-ci descend vers les lacs, celui-là monte vers les pelouses.

    Le dos tourné on ne se connaît plus.

    Ce sont tous ou presque tous des travailleurs qui, au temps chaud, préparent la saison d'hiver, cigales prévoyantes comme des fourmis, et qui, plus encore que le bon air, recherchent la solitude propice au travail. L'écrivain achève le livre commencé, l'auteur dramatique met au point sa pièce encore à l'état d'ébauche, l'artiste pioche sa création future. Pendant six jours, on travaille bravement, dans la fraîcheur saine et le silence favorable des grands bois. Le septième jour, on fait comme le bon Dieu, on se repose. Ce jour-là, la maison s'ouvre toute grande aux amis, et le Vésinet est une petite Écosse, tant on y exerce largement les lois de l'hospitalité.

     

    Hier soir, d'une de ces maisons qui bordent le lac inférieur, des flots d'harmonie s'échappaient par les fenêtres ouvertes. Quelques dames de l'Opéra, quelques comédiennes en vacances, quelques journalistes en rupture de journal, étaient venus fêter l'anniversaire d'une de leurs camarades, qui coïncidait précisément avec la fête patronale de l'endroit. Gayarré [2], le futur Vasco, s'était joint à la caravane. Il y avait dans cette réunion artistique les éléments d'un concert comme notre bien-aimé Président y regarderait à deux fois avant de s'en offrir le régal.

    Dans l'après-midi, on était allé, tous en bande, faire un tour à « la fête ». Aux chevaux de bois, on rencontre M. et Mme Escalaïs, deux fanatiques du Vésinet. [3]

      - Que faites-vous ce soir?

      - Rien.

      - Dînez donc avec nous ?

      - Avec plaisir.

      - Topez-là !

    Et l'on tope.

    Un peu plus loin, devant la somnambule extralucide, on se trouve nez à nez avec Talazac [4], qui vient de consulter la voyante pour savoir s'il chantera Lohengrin ou s'il ne chantera pas. Grave problème !

    Talazac est gros propriétaire à Chatou; il a mis en action la Dame blanche en se payant un château sur ses économies. Reprise du dialogue :

      - Que faites-vous ce soir ?

      - Rien.

      - Dinez donc avec nous ?

      - Impossible! j'ai du monde chez moi.

      - Lâchez-le donc au dessert !

      - C'est dit.

      - Topez-là !

    Et l'on tope.

    Voilà comment, à neuf heures du soir, sans que cette rencontre eut été préméditée, il y avait brelan de ténors dans le grand salon du joli cottage.

    Si l'on a chanté, je vous le demande ! On dit que les chanteurs se jalousent entre eux. Les cabotins peut-être, mais non les grands artistes. C'était à qui, de ces trois virtuoses éminents, se ferait valoir l'un l'autre.

    Gayarré, pour payer sa bienvenue, a le premier ouvert le feu : il a dit délicieusement, avec Mlle Vidal, cette exquise aragonnaise que Pagans et Mlle Granier ont rendue populaire, puis, seul, l'air de la Favorite :

    « Ange si pur », avec lequel il a conquis tant de Léonores. Si Vasco, ce qui n'est pas douteux, a le même succès que Fernand, l'Opéra n'a rien à craindre cet hiver de la concurrence italienne.

     

    Illustration d'une représentation de Barbe Bleue au Théâtre des Variétés avec plusieurs artistes de cet article

    (Mlle Granier, Mme Vidal, M. Baron, ...)

     

      Après Gayarré, Talazac. De sa voix puissante et sonore, il a chanté successivement la romance de l' « Etoile » de la Nuit de Cléopâtre, la « Sérénade » du Bravo, et avec Mme Escalaïs, qui serait une Mireille parfaite comme elle est une parfaite Marguerite, l'adorable duo du Magali. Après quoi, Escalaïs nous a remués jusqu'aux entrailles avec « Asile héréditaire » de Guillaume Tell.
      Mais l'émerveillement de la soirée, ç'a été l'Ave Maria, dit à l'unisson par les trois artistes. Nul ne peut rendre l'effet de ces trois voix superbes, de timbres si divers, se fondant, s'unissant dans un prodigieux ensemble. Si Gounod s'était trouvé là, il aurait eu, comme nous tous, des larmes dans les yeux.

     

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    Note et sources :

    [1] Le Ranz des Vaches est un chant traditionnel a cappella des armaillis en Suisse.

    [2] Julián Gayarre (1844-1890) Villégiateur à Chatou, partenaire et hôte de plusieurs artistes vésigondins, le Ténor Gayarré est surtout connu en Espagne où de nombreuses salles de spectacles, rues et places portent son nom.

    [3] Léonce Antoine Escalaïs (1859-1940) et son épouse Maria Escalaïs-Lureau, née Marie-Annette Lureau (1860-1923) artistes lyriques renommés à l'époque, locataires souvent signalés en villégiature au Vésinet.

    [4] Jean-Alexandre Talazac (1853-1896), né à Bordeaux, ténor et acteur, est mort à Chatou le 26 décembre 1896.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org