D'après Saint-Marc Girardin, Journal des débats politiques et littéraires (Paris) 17 mars 1858.
L'Art des Jardins
ou Études théoriques et pratiques sur l'arrangement extérieur des habitations
suivi d'un Essai sur l'architecture rurale, les cottages et la restauration pittoresque des anciennes constructions.
par M. le comte de Choulot.
M. de Choulot, qui a dessiné en France un grand nombre de parcs, vient de publier, sous le titre de L'Art des Jardins, les premiers chapitres d'un ouvrage fort intéressant et qu'on peut lire avec plaisir, même quand on n'a pas de parc. L'ouvrage de M. de Choulot est le fruit d'une longue et habile pratique, et les règles qu'il établit sont vérifiées par l'expérience.
L'auteur remarque d'abord avec raison qu'il n'y a rien qui ressemble si peu aux parcs anglais que « la plupart des jardins que nous appelons en France jardins anglais et qui sont des espèces de décorations banales dont le moindre défaut est de s'appliquer tout et partout de la même manière. » Qui de nous en effet ne connaît ces enclos carrés d'un are ou deux de terrain où l'on met, pour obéir à la mode, une pelouse, des massifs, une colline, et, si l'on peut, un ruisseau qui a sa source dans une pompe à bras, avec un pont rustique pour faire paysage. Ces miniatures ont pour cadres quatre murs blancs, si bien qu'à voir du haut d'un clocher un village formé de ces maisons et de ces jardins de plaisance, on croit voir un damier, dont les cases sont à la fois inégales et monotones.
Les parcs anglais sont admirables, parce qu'ils sont grands, et surtout parce qu'ils s'accordent avec le paysage. Le principe fondamental de M. de Choulot est l'accord du parc ou jardin avec le paysage. Il abhorre les clôtures apparentes il veut « que le petit espace fasse partie d'un grand tout.» Or le grand tout, qui est l'horizon environnant, a son caractère qu'il faut étudier et reconnaître, afin d'y accommoder la disposition du jardin. Tous les pays n'ont pas, il s'en faut, le même caractère, mais ils ont tous le leur, et c'est ici le cas de dire avec Boileau :
Chacun pris en son air est agréable en soi.
Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi.
Or nos jardins anglais ont tous le défaut de prendre l'air d'autrui. J'aime mieux un jardin de curé avec ses allées droites et ses carrés de légumes ou de fleurs, que cette contrefaçon mesquine de la grande nature. Notez, en effet, que le jardin anglais, tel que nous le faisons, prend ses effets de paysages dans l'Auvergne ou dans le Limousin seulement il les réduit et les taille jusqu'à en faire des avortons. M. de Choulot a mille fois raison: il n'y a, pour le dessinateur de jardin, de nature à imiter que celle qui l'environne. J'aime beaucoup la vallée d'Argels, mais je ne puis pas consentir à la mettre dans la plaine Saint-Denis, puisque je ne peux pas du même coup y mettre les Pyrénées. Chaque paysage et chaque horizon appelle et commande le jardin qu'il encadre. Les plaines ont leur jardin et les montagnes ont le leur. M. de Choulot n'aime pas beaucoup les jardins de Le Nôtre, où il ne les aime et ne les approuve que dans le dix-septième siècle, et cela à cause du caractère du temps. Ils ont la dignité du grand roi plutôt que la beauté de la nature.
Je demanderais volontiers à M. de Choulot la permission de défendre les jardins de Le Nôtre à l'aide des nouveaux principes qu'il établit.
Je ne les défendrais point partout mais je les justifierais, même de nos jours, en certains lieux, et je trouve à Paris un exemple qui explique ma pensée.
Tous nos lecteurs parisiens connaissent la place Royale, et beaucoup déjà connaissent aussi le nouveau square du Temple [1].
Je préfère la place Royale au square du Temple, et voici pourquoi. L'horizon de la place Royale et l'horizon du square du Temple appellent plutôt une promenade régulière qu'un jardin anglais avec ses rochers et ses ruisseaux. L'architecture de la place Royale, régulière et noble ses grandes allées de tilleuls, où l'on se promène commodément à l'ombre, la statue au milieu du jardin, les carrés sablés où les enfans jouent au soleil, tout cela s'accorde fort bien et produit un aspect harmonieux. La place du Temple est moins régulière que la place Royale. Les maisons et le marché qui l'entourent ne sont pas bâties sur le même plan mais pourtant ce sont des maisons alignées, ce sont des rues coupées à angle droit. Tout cela n'appelle pas nécessairement un abrégé de Montmorency ou de la forêt de Fontainebleau. La mode est aux rochers dépaysés, aux paysages amenés de loin, aux arbres séculaires émigrant, à 200 frs par voyageur, de la barrière du Trône à la place de la Bourse, et je me garde bien de réclamer contre tout cela. La petite vallée de Montmorency qu'on a transportée place du Temple a l'avantage inappréciable d'être de l'air et de la verdure. Je donne donc la bienvenue à la vallée qu'on loge au marché du Temple. Seulement je suis sûr qu'elle est un peu étonnée du domicile qu'on lui a fait. L'horizon environnant, c'est-à-dire la rue de Bretagne, la rue Cafarelli et les boutiques de vieilles chaussures qui bordent la rue Percée n'appelaient point nécessairement un jardin anglais.
Square du Temple (1857)
Jardin anglais enfermé dans la ville, à l'opposé des principes du Comte de Choulot
Square du Temple devant le Marché du Temple (1860)
Le marché ou " Carreau du Temple" sera plusieurs fois réaménagé en lieu festif et culturel.
Le plan des jardins dépend donc beaucoup du milieu où on les place et, pour en revenir aux jardins de Le Nôtre, dans un pays plat et sans aucun accident de paysage, je les préfère aux plus gracieux jardins anglais. Dans un pays plat, le jardin a bonne grâce à se séparer du reste du pays et à se faire lui-même son cadre. Comme le tout, dans ce cas, ne peut rien prêter à la partie, il est tout simple que la partie ne cherche pas à s'accorder avec le tout. Qu'y gagnerait-elle ? En plaine et dans les pays de grande culture, avec des horizons plats, les jardins de Le Nôtre sont de mise aussi bien pour le moins que les jardins anglais, parce que là, la partie n'a rien a emprunter au tout, et que le jardin doit se servir d'horizon à lui-même.
Je voudrais citer un exemple à l'appui de ce que je dis, et je le prends dans le beau parc de Champlâtreux [2] que M. Molé avait dessiné lui-même d'après les grands parcs anglais. Il avait tout fait pour Champlâtreux mais il n'avait pas pu, au midi surtout, lui donner l'accompagnement d'un beau paysage. Aussi les échappées de vue qui s'ouvrent sur la grande plaine à blé qui sépare Champlâtreux d'Ecouen n'ajoutent rien à la beauté du parc. Elles donnent de l'air et de la lumière ce qui est excellent pour faire ressortir les belles ombres des bois elles ne donnent pas de vue.
Champlâtreux est un exemple du mauvais service que le tout rend à la partie. Prenez au contraire le bois de Boulogne voyez, du côté de la Seine où il s'est étendu à grands frais et avec un goût merveilleux l'admirable cadre que font à ce bois plat et uni comme une table de billard les beaux coteaux de la rive gauche, et surtout le mont Valérien qui s'élève au milieu de ce grand amphithéâtre et en relève admirablement l'horizon. Voilà un exemple frappant du service que le tout rend à la partie voilà une excellente application du principe de M. de Choulot « L'espace sur lequel on opère ne peut jamais être considéré que comme une partie du tout. » Tant que le bois de Boulogne était comme enfermé en lui-même et qu'il négligeait les admirables vues de son horizon occidental, il méconnaissait sa beauté. Le jour où on lui a donné les ouvertures ou les fenêtres dont il avait besoin sur la Seine, ce jour-là il a changé de face on dit qu'on l'a créé de nouveau. Non on a seulement mis d'accord la partie avec le tout, et le tout a prêté sa grandeur à la partie. M. de Choulot ne reconnaît que deux genres de parc, le parc orné et le parc agricole. « Ce dernier, dit-il, comporte le grandiose et le pittoresque du précédent mais il n'ôte rien à l'agriculture. Le parc agricole, tel que le comprend M. de Choulot, est, si je ne me trompe, un des plus heureux progrès de l'art des jardins et un de ceux en même temps qui se prêtent le mieux à nos fortunes, à nos mœurs et même à nos goûts nouveaux. Je ne conçois pas trop le parc agricole dessiné par Le Nôtre. Ce mélange de l'agréable et de l'utile ne convient pas aux grandes demeures seigneuriales ou royales du dix-septième siècle, il convient tout à fait à notre siècle. Il serait difficile d'encadrer convenablement dans les jardins de Versailles une pièce de blé ou de pommes de terre. Je me souviens bien, il est vrai, d'avoir entendu, un dimanche, à Versailles, deux badauds qui, traitant la question de savoir ce qu'on pourrait faire du parc et du château de Versailles pour en tirer profit, disaient qu'on pourrait dans le parc planter des pommes de terre, et cette idée était renouvelée de la Convention, qui avait fait ensemencer les Tuileries de cette manière. Mais le château embarrassait nos deux utilitaires que faire en effet de ce grand bâtiment ? « Parbleu, dit l'un, on le louerait en chambres garnies. » L'idée était piquante. Cependant je crois que la spéculation aurait été mauvaise, et quant à moi, quelque admiration que j'aie pour Versailles, je n'aurais jamais loué une chambre garnie au château. Le château de Versailles a un caractère qui exclut les habitudes de la vie privée, de même que le parc exclut aussi celles de la vie agricole.
Exemple de plan d'un parc agricole et paysager (Jussy, Cher)
Si les parcs agricoles ne conviennent pas au dix-septième siècle, ils conviennent à nos fortunes et à nos goûts nouveaux. Il n'y a que les princes de la finance qui de nos jours puissent se permettre le luxe de deux ou trois cents arpents de terre inutiles. Le reste de la société riche a des jardins ou des parcs agricoles. Quant à nous autres, c'est-à-dire quant au grand nombre, heureux ceux qui ont seulement un parterre de fleurs ou un carré de légumes. Ce qui de nos jours doit faire le succès des parcs agricoles, c'est, d'une part, la médiocrité relative des fortunes, et, d'autre part, les goûts de résidence campagnarde que beaucoup de personnes ont pris. C'a peut-être d'abord été une nécessité après 1848 peu à peu la nécessité est devenue un goût. Cherchant un jour avec une attention aussi impartiale que possible quels avaient été chez nous les effets de la révolution du 24 février, et n'en trouvant que de désastreux, je me suis pourtant avisé, après y avoir bien pensé, d'un avantage que cette révolution avait produit : sans le vouloir elle a fait retourner aux champs beaucoup de citadins.
Une fois aux champs, ces citadins, qui étaient d'anciens administrateurs et d'anciens députés, ont pris peu à peu le goût de l'agriculture. Ils se sont faits cultivateurs. Quelques uns y ont perdu un peu d'argent, voulant faire de l'agriculture savante. La plupart y ont gagné le repos et le calme. Je connais bon nombre de mes anciens collègues de la Chambre des Députés et du Conseil d'Etat qui vivent ainsi et qui vivent heureux.
Cela ne va pas jusqu'à bénir la révolution de Février, car on n'est pas tenu d'être reconnaissant envers ceux qui font votre bien malgré eux et malgré vous. Je ne dis même pas que ces goûts de vie agricole résisteraient aux tentations de la vie publique, si celle-ci revenait tout à coup nous retrouver mais comme en ce moment rien ne peut faire prévoir la tentation, je crois à la sincérité du goût de ces honorables agriculteurs, et je m'en réjouis. En effet, si le goût de la résidence à la campagne finit par prévaloir en France, ce sera, ne l'ignorons pas, un grand changement dans notre pays.
Il y a près de trois cents ans qu'a commencé l'émigration de la population riche des campagnes vers les villes. Les rois ont appelé les grands seigneurs à la cour pour les avoir sous la main, et ceux-ci se laissant aller à l'amorce du plaisir et de la faveur, ont quitté leurs châteaux où ils étaient maîtres pour venir à Versailles où ils étaient des domestiques de bonne compagnie. Les bourgeois ont suivi les nobles et toute la nation des gens aisés s'est rassemblée dans les villes. Le retour aux champs d'une partie de cette nation est donc un grand changement, et qui, s'il s'accomplit, aura des effets moraux et politiques meilleurs que l'émigration vers la cour et vers les villes.
Il est vrai que, par un singulier contraste en même temps qu'une partie de la population riche s'acclimate aux champs, une grande partie de la population agricole accourt dans les villes. Les laboureurs se font ouvriers ils bâtissent de belles maisons à Paris au lieu de cultiver la terre. Ces va-et-vient de la population donnent à la société une face toute nouvelle.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, si les citadins d'il y a dix ans se sont faits agriculteurs et campagnards, s'ils le restent par goût et par honneur, il est tout naturel que, portant avec eux dans les champs quelques unes des bonnes habitudes de leur vie passée, ils aiment à embellir leur demeure et que les parcs agricoles répondent à nos goûts nouveaux. « Ce genre de parc, dit M. de Choulot, résume les besoins de notre époque. Il répondra, nous l'espérons, aux exigences du père de famille, du propriétaire éclairé, qui veut que l'art des jardins uni à l'agriculture soit l'expression visible de son goût et de son intelligence. L'individu, dans une société comme la nôtre, ne se juge pas seulement par les apparences personnelles, mais par l'ordre, la grâce et l'harmonie qui règnent dans tout ce qui l'entoure. »
M. de Choulot attache une si grande importance à l'effet des beaux jardins qu'il croit qu'en donnant au public des promenades mieux dessinées et plus ornées que nos anciennes promenades publiques les mœurs du peuple s'amélioreront et s'élèveront. Grave question que celle des effets moraux du bois de Boulogne. Je serais tenté de croire que, quelle que soit l'élégance, la grâce, et même la beauté du bois de Boulogne du côté de la Seine, quelle que soit le bruit et la fraîcheur de ses cascades, la limpidité de ses lacs, la verdure coûteuse de ses pelouses, la rusticité piquante de ses chalets, je serais tenté de croire qu'il n'y aura jamais au bois de Boulogne que les mœurs que nous y apporterons. Mais c'est là une question trop grave pour la traiter à la fin de cet article où j'ai voulu seulement appeler l'attention de nos lecteurs campagnards sur le livre fort intéressant de M. de Choulot.
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Notes et sources :
[1] Square du Temple, jardin " anglais" réalisé en 1857, sur 7000 m² à l'emplacement de l'ancienne prison du Temple, dans le 3e arrondissement de Paris.
[2] Le château de Champlâtreux, construit entre 1751 et 1757 par l'architecte Jean-Michel Chevotet, est situé dans le Val-d'Oise. Résidence de campagne de la famille Molé, parlementaires parisiens, il appartient à la famille de Noailles depuis le XIXe siècle. Le château, avec toutes ses parties construites et son parc, a été classé monument historique en 1989.
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