D'après Pierre Souvestre dans Comœdia, n°65, 4 décembre 1907. Illustrations et notes additionnelles SHV.

Henri Delle Sedie, père de l'art lyrique moderne

Il est peu de critiques musicaux à l'heure où j'écris, qui aient eu la fortune d'entendre l'incomparable artiste qui vient de s'éteindre à l'âge de quatre-vingt cinq ans, et qui fut, avec Mme Carvalho dans la dernière moitié du siècle passé le représentant le plus accompli du chant. C'est qu'en effet le célèbre baryton qui succédait à Graziani, n'a chanté que peu d'années au Théâtre Italien, où il parut pour la dernière fois en 1874, et qui se livra ensuite exclusivement au professorat.
Delle Sedie était le fils d'un négociant de Livourne et il est probable qu'il eut exercé la profession de son père si, en 1848, l'ardeur de son patriotisme ne l'eût porté à prendre les armes pour conquérir l'indépendance de son pays. Après avoir vaillamment combatu et avoir obtenu le grade de lieutenant, il rentra dans la vie civile lorsque les Autrichiens eurent envahi sa Toscane.
C'est à partir de cette époque que Delle Sedie se livra à son goût passionné pour la musique, étudiant le chant et la déclamation lyrique sous des maître tels que Galeffi et Persaccola, imbus des graves principes du bel canto.[1] Ce fut ainsi que le jeune artiste se familiarisa de bonne heure avec les sévères enseignements d'un art à son déclin dont il devait être le dernier et non le moins illustre interprète.
Il s'essaya d'abord sur une scène secondaire, avant de débuter au théâtre Pistoia dans le Nabucco, de Verdi dont il allait devenir l'interprète passionné.

En 1854, engagé à Florence, Delle Sedie souleva des transports d'enthousiasme dans Rigoletto, qu'il interprétait autrement que ses prédécesseurs et ce rôle mit le sceau à sa réputation, qui ne fit que grandir dans les années suivantes sur les principales scènes de Rome, Milan, Turin, etc. [1] Dès lors, les compositeurs italiens voulurent écrire pour lui et il créa brillamment des rôles dans plusieurs ouvrages qui n'ont pas été représentés à Paris.
Engagé à l'Opéra de Vienne après la guerre d'Italie à la fin de 1859, Delle Sedie chanta l'année suivante au Queen's Théâtre à Londres, puis à Berlin. Partout son succès fut incontesté.
Aussi, en 1861, reçut-il des offres de Saint-Pétersbourg et de Paris. La Russie lui offrait de plus gros appointements mais la France l'attirait davantage, et il signa un engagement avec Calzado, directeur du Théâtre Italien, pendant que Graziani quittait la salle Ventadour pour aller à Saint-Petersbourg. Delle Sedie débuta, dans le Ballo de Maschera, sur cette scène qu'il devait illustrer, le 17 octobre 1861, ayant à ses côtés Mme Penco et le célèbre ténor Mario prodiguant les restes d'une carrière mourante mais d'une ardeur qui ne s'étaignait point. Jamais le rôle de Renato n'avait été interprèté avec une aussi admirable perfection, encore qu'il eût été créé à Paris par Graziani. Les anciens habitués du Théâtre Italien se rappellent encore le style inimitable avec lequel Delle Sedie chantait l'air célèbre : "Eri tu che macchiavi quell'anima" et l'accent pathétique qu'il savait donner à l'admirable cantabile "O dolcezze pertute".
La salle entière, oppressée, l'écoutait avec un religieux silence pour éclater bientôt en applaudissement frénétiques. Ce fut une émotion inoubliable.

Henri Delle Sedie vers 1870.

Après cinq saisons successives passées à la salle e Ventadour, où sa réputation grandit encore, consacrée par le public d'élite qui se pressait pour l'entendre, Delle Sedie, qui avait si brillamment rempli tous les rôles de son emploi alors au répertoire, quitta momentanément la scène pour se vouer à l'enseignement de son art, refusant toutes les propositions qui lui vinrent de l'étranger, et il fut nommé professeur de chant au Conservatoire au mois de mars. Cependant, il chanta encore aux Italiens en 1869.
Les événements de 1870 vinrent interrompre ses leçons et ce fut Mme Viardot (Pauline Garcia) qui lui succéda. Cependant, la guerre terminée, Delle Sedie reparut encore quelquefois à la salle Ventadour dans deux saisons, de 1871 à 1874, et se présenta pour la dernière fois devant le public Parisien dans le rôle d'Asthon de Lucia Lamermoor, créé à Paris par le tonnitruant Tamburini. Ce fut la dernière fois qu'on l'entendit au théâtre de ses plus grands succès, dont les portes allaient bientôt se fermer.[2]

Cet admirable chanteur, bien qu'il ne possédât pas une voix puissante, était de ceux qui se font entendre parce qu'ils savent se faire écouter. L'ampleur de son style, l'art consommé avec lequel il phrasait, son goût parfait, la souplesse d'un organe qui se pliait sans effort à toutes les difficutés, sa grande intelligence dramatique, l'ont placé au premier rang des artistes célèbres, qui sont venus demander à Paris la consécration de leur talent, et qui l'ont choisi pour seconde patrie.
Delle Sedie, qui s'était donné tout entier à l'enseignement de l'art dont il était maître, l'a traduit dans un ouvrage excellent et considérable : L'Art lyrique. C'est un cours complet et raisonné de chant et de déclamation lyrique et mériterait une étude spéciale. [3]

Il est mort le 29 novembre 1907, rue du Château, à Colombes [4]. Ses obsèques ont eu lieu dimanche [1er décembre] et il a été inhumé au cimetière du Vésinet.
Chose étrange, ce grand artiste, qui était officier des Saints Maurice et Lazare et de la Couronne d'Italie, n'était pas décoré la Légion d'honneur. On donne des croix moins méritées.


Sépulture de la famille Delle Sedie
A gauche de l'entrée du cimetière municipal du Vésinet.

***

    Notes et sources :

    [1] C'est pendant sa saison à Milan qu'il rencontra Maria Margherita (Rita) Tizzoni, cantatrice à la Scala, qui allait devenir sa femme puis enseigner avec lui. Dans les biographies italiennes, Rita Tizzoni est présentée comme « ancienne élève du Conservatoire de Milan, pianiste habile, une amie et collègue de Giuseppina Strepponi, épouse de Giuseppe Verdi ». On la décrit comme « une femme de bon sens suprême, qui comprit l'importance et l'étendue des services que son soutien ne pouvait manquer de faire à la carrière de son époux, et qui n'hésita pas à renoncer à la sienne et se consacrer de toute son âme et toute la vigueur d'une intelligence remarquable, de noblesse et d'amour à la mission de son mari. » Elle est décédée à Paris (plus probablement aux environs) le 23 mars 1888.

    [2] Domiciliés à Paris, 67 rue Caumartin, Henri Delle-Sédie et sa femme possédaient ensemble une maison à Sèvres, au lieu-dit Plateau des Closeaux. Ils la vendirent en septembre 1872 et choisiront ensuite pour villégiature Le Vésinet. On n'a pas encore pu y détrminer leur(s) lieu(x) de résidence.

    [3] Delle Sédie a rassemblé ses idées, ses expériences et sa méthode dans trois ouvrages jugés majeurs : Un Traité complet de chant et de déclamation lyrique, Paris 1874. Réflexions sur les causes du déclin de l'école de chant en Italie, Paris 1881. Esthétique du chant et de l'art mélodramatique, Milan, 1885. Ce dernier est avec celui de Mme Garcia, le traité le plus important qui marque l'abandon définitif des conceptions du Bel Canto.

    [4] H. Delle Sédie habitait dans la partie de Colombes qui obtint son indépendance en 1910 et qui constitue désormais la commune de La Garenne-Colombes [Décret de séparation du 2 mai 1910].

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org