Le Vésinet, revue municipale n°62, avril 1983

Extrait de « Un amour de soi » de Serge Doubrovsky

...je n'ai pas pu m'en empêcher, évidemment, c'est sur la route, avenue de Neuilly, la Défense, puis on arrive au rond-point à Nanterre, là, il y a deux possibilités
On peut prendre à gauche, longer la Seine, attraper les peupliers qui bordent l'île à Bougival, ensuite grimper la côte raide qui monte jusqu'à Saint-Germain.
Ou bien, plus fort que moi, j'ai pris d'instinct l'autre chemin, l'autre direction, celle qui va tout droit, coupe à travers les casernes de ciment alignées de chaque côté de l'avenue, à Rueil, qui débouche sur le pont de Chatou, j'enfile le boulevard Carnot, et puis, cinq cents mètres plus loin, irrésistible, tourné brusquement à gauche, dévalé le boulevard des Etats Unis en pente douce, après la rue de la Faisanderie, les murs de moellons de la villa Beau Soleil raclent l'oeil, en bas, au carrefour, l'immense grille découvre la pelouse, les arbres, au fond le château, vaste propriété toujours vide, on n'y voit jamais personne.
Encore à gauche, c'est la rue Henri-Cloppet, trottoirs agrestes bordés de talus herbus, les grilles plus modestes, derrière, la rangée familière des maisons s'égrène au long des décennies, remonte jusqu'aux années trente.
Au 29, là, propriété de famille, là que j'ai passé la guerre, là que grands-parents surgissent, l'incendie de 38 flambe, le toit s'effondre, les meubles rustiques des chambres partis en fumée.
Lattes couvertes de toile goudronnée à la place, réparation d'infortune, là qu'on a vécu tassés au rez-de-chaussée, épaules rentrées, bourrasque souffle, toit familial gémit, le 12 juin 42, lundi matin, j'ai dû sortir avec l'étoile jaune au poitrail, sur la veste.
Vestiges, malgré moi m'attire, on a arraché le vieux tablier marron, troué, de la grille, dépeuplé les arbres, sablé les allées, détruit les bosquets, à la place, pimpant, tout neuf centre culturel, on en a fait un lieu public, pour jeunes juifs, dans la cuisine, dans l'office sombres, le week-end, paraît-il, on y danse, devenus caveau, ma tombe à souvenirs, pas pu m'en empêcher, c'était sur le chemin, à peine en route, marche arrière, j'avais juré que je n'y remettrais plus les yeux, chaque fois que j'y retourne, ça me retourne, de fond en comble, quand j'y reviens, tous mes revenants s'agitent, m'agitent, mon père qui crache ses poumons, je l'entends du petit bois derrière la maison, où je prépare le concours de Normale Sup, qui s'arrache des expectorations glaireuses, des convulsions sibilantes du fin fond de la poitrine de la mémoire.
Ma mère m'appelle pour ouvrir le cadenas de la grille, je suis plus grand qu'elle, les bras plus longs, les siens chargés des lourds filets du marché, la poussette du samedi cahotée sur des kilomètres, jambes fatiguées, usure des semaines de bureau, tempes écarlates le soir, tamponnées à l'eau vinaigrée
J'ai fait vinaigre, moi j'accours, je t'ai acheté quelque chose que tu aimes bien, m'allèche, demande quoi, elle rit, répond tu verras, repars travailler, me rappelle
Julien, aide-moi à descendre les filets dans la cuisine, me souviens, une autre ère, une autre vie, dans une existence antérieure, changé de prénom depuis, changé de peau, métempsycose
Je reparcours en sens inverse, remonte mes incarnations à rebrousse-poil, me retrouve là, un instant, devant la grille du jardin, la voiture garée à ras du tertre, clameurs m'assaillent, secoué par des hoquets de souvenir, sanglots de mémoire, silencieux, immobile, je regarde la maison.
Maso, oui, bien sûr, faut l'être, je n'ai pas pu m'en empêcher, pas prévu, pas au programme, c'était sur le chemin de Dieppe, on passe par Pontoise, puisqu'on passe par Pontoise, moi, je connais la route de Saint-Germain, puisqu'on passe par Saint-Germain, j'ai pris la route du Vésinet, puisqu'on...
Con, naturellement, j'ai juré de ne plus jamais revoir, revenir, à quoi ça sert, vous fait souffrir, pour rien, inutile, des décennies que c'est mort, me mord quand même, au passage, mors aux dents, dévale la pente du boulevard, tourne à gauche, devant le 29 arrêté pile.

    – Oui, tu vois, mon grand-père était plus rupin que moi. Lui, au moins, il habitait les beaux quartiers, il avait deux propriétés. Moi, en meublé rue des Sablons, je suis une purée ! Il pouvait à peine signer son nom, au début, il mettait une croix sur ses chèques. Moi, j'écris des livres ! Club des fauchés, j'appartiens à la confrérie de la panade. C'est le progrès.
    – Tu as une maison à Queens.
    – Justement, à Queens, pas au Vésinet. Ce n'est pas tout à fait pareil...
    – En tout cas, je suis contente d'avoir vu où tu as passé une partie de ton enfance, d'où tu viens...

Un amour de soi, de Serge Doubrovsky, roman, Hachette Littérature, 1982, est paru en Livre de poche.

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