Revue de presse de 1894, SHV, 2021.

Épidémie de diphtérie au Vésinet

D'après l'enquête du journal Le Gaulois

Vers la fin du mois de mai 1894, alors que la saison des villégiatures débutait, des rumeurs d'épidémies de croup dite aussi angine couenneuse se répandirent à Paris. On entendait dire que « la charmante petite station du Vésinet était, en ce moment, décimée par une grave épidémie d'angine couenneuse ». Cette maladie, désignée sous les noms de croup et de diphtérie, frappait alors aussi bien les enfants que les adultes et elle pardonnait rarement. Elle consistait en une inflammation spéciale de la gorge accompagnée de la production d'un dépôt blanchâtre et épais comparable à une couenne de lard. Le dépôt envahit généralement les amygdales qui se recouvrent de petites plaques blanches qui s'agrandissent peu à peu et finissent par occuper toute la gorge. Si l'inflammation se propage dans le larynx, le dépôt couenneux qui s'y forme induit des difficultés de respiration qui évoluent vers une issue fatale en quelques heures. [1]
On comprend aisément qu'en présence d'une maladie aussi foudroyante, les familles prennent peur et évitent de séjourner dans un lieu infecté ou suspecté de l'être.

    [...] Nous avons donc tenu à procéder nous-même à une enquête très minutieuse sur place [au Vésinet] et nous avons passé dans ce but une partie de la journée dominicale sur les lieux.[2] Disons tout de suite qu'il n'y a pas, quant à présent du moins, à s'alarmer, et même que le mot épidémie nous paraît un peu gros pour la circonstance. La vérité, la voici.

    L'autre semaine, une famille composée de la mère, Mme T. et de deux enfants, rentrait précipitamment au Vésinet, venant d'Hyères. Deux jours après, l'un des enfants, une jeune fille de quatorze ans, était frappée par la diphtérie et mourait presque aussitôt.

    Le lendemain, la mère, âgée de quarante ans, s'alitait, prise par le même mal, et mourait à son tour. Enfin, le seul membre de la famille qui restât, un garçon de douze ans, éprouvait les premiers symptômes du croup, et le docteur Lefèvre était assez heureux pour le sauver. Le médecin lui-même était, d'ailleurs, bientôt obligé de se coucher et un commencement d'angine se déclarait. Il est, Dieu merci, aujourd'hui remis de cette vive alerte.

    Ce sont donc là quatre cas de diphtérie, dont deux mortels.[3]

    Renseignements pris, la famille T. était rentrée au Vésinet, laissant à Hyères l'institutrice des enfants, malade d'une angine couenneuse. II semblerait, après cela bien acquis, que l'épidémie, si épidémie il y avait, aurait été apportée par ces malheureux, route de Croissy, au Vésinet, où ils habitaient.

    Mais à quelques pas de leur maison, route de l'Isly, dans la famille N., une pauvre petite fille de cinq ans mourait également du croup, quelques jours après. Est-ce à ce voisinage qu'il faut attribuer ce cas? Nous l'avons cru un instant. Cependant on nous a assuré que la famille N., comme la famille T., était venue s'installer au Vésinet afin d'échapper à une épidémie de diphtérie, qui régnait dans un village de Normandie, où elle se trouvait. Ici le doute est par conséquent permis.

    Il faut pourtant noter qu'un sixième cas s'est produit, lundi dernier, chez un enfant d'ouvriers, la famille S., qui a été admis d'urgence à l'hôpital de Saint-Germain.

    Cette fois, on est bien obligé, sans doute, de faire la part de la contagion, en ajoutant toutefois que depuis huit jours les médecins du Vésinet n'ont pas eu à traiter de nouveaux cas, ce qui tendrait à faire croire et c'est notre avis que si l'épidémie a existé, on la peut considérer comme enrayée dans ses conséquences. Telles sont, très exactement, les constatations que nous avons pu faire au cours de notre enquête, tant dans les maisons un instant contaminées qu'à la mairie, chez les médecins du Vésinet et enfin à l'asile qui est resté, disons-le, à l'abri de toute atteinte.

L'article s'achevait sur une déclaration du docteur Maison « le plus ancien des praticiens » du lieu qui disait, entre autres choses, qu'il croyait d'autant mieux qu'on n'avait maintenant rien à craindre au Vésinet qu'il venait d'écrire à plusieurs familles de notables pour les en informer ; que peut-être, dans tous les cas, celles-ci agiraient-elles sagement en attendant encore quelques jours, la température actuelle étant, par malheur, très propice aux épidémies de toutes sortes.[4] Il sera par la suite accusé d'avoir propagé la rumeur de façon inconsidérée. [5]

La réaction de la Mairie du Vésinet

La première réponse de la Mairie fut un communiqué paru dans divers journaux (ici, L'Autorité, du 1er juin) prenant la forme d'une attestation du médecin de la mairie certifiant qu’aucune déclaration de maladie contagieuse quelconque n’était parvenue à la mairie depuis le lundi matin, 21 courant. Il y a lieu d’affirmer, par conséquent, qu’il n’existait aucune épidémie au Vésinet. « la moyenne des décès est d’ailleurs inférieure à celle des cinq premiers mois de l’année 1893. » précisait-on.
Le maire lui-même crut devoir protester en adressant au Gaulois, la lettre suivante que le journal inséra d'autant plus volontiers qu'elle répondait (précisait le journal) à son article « qui avait pour but de faire la lumière sur les bruits fâcheux qui couraient relativement à l'état sanitaire du Vésinet ».

    Monsieur le directeur,

    A la suite d'un article paru dans votre estimable journal, sous le titre « Une Épidémie de diphtérie au Vésinet », et aussi dans le but de rassurer la population et les familles parisiennes qui veulent bien choisir Le Vésinet comme station d'été, j'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien insérer dans vos colonnes le bulletin ci-joint, délivré par le médecin de la mairie, M. le docteur Maison, sur l'état sanitaire de notre pays de villégiature. Cette constatation, je l'espère, mettra fin aux bruits exagérés qui circulent à Paris et aux environs, et qui sont de nature à nuire aux intérêts de notre ville, si justement réputée pour sa salubrité.

    Veuillez agréer, monsieur le directeur, avec mes remerciements anticipés, l'expression, de ma considération la plus distinguée.

    Le maire du Vésinet,

    Dremer [sic].

Et voici l'attestation du docteur Maison, visée dans la lettre du maire :

    Je soussigné, docteur en médecine, médecin de la mairie du Vésinet, certifie qu'aucune déclaration de maladie contagieuse quelconque n'est parvenue à la mairie depuis lundi matin 21 courant.

    Il y a lieu d'affirmer, par conséquent, qu'il n'existe aucune épidémie au Vésinet, que la moyenne des décès est inférieure à celle des cinq premiers mois de l'année 1893 et que les personnes qui habitent en si grand nombre notre pays pendant la belle saison doivent être absolument rassurées.

    Dr Maison.

Un peu plus tard, le maire se manifesta de nouveau cette fois auprès du Journal La République Française (journal quotidien du soir) par la lettre suivante :

    Monsieur le rédacteur en chef,

    Dans votre numéro d'hier, je lis le passage suivant : « La diphtérie fait, parait-il, en ce moment, quelques ravages au Vésinet et l'épandage de matières fécales autorisé par la municipalité serait la source de l’épidémie ».

    Votre bonne foi a certainement été surprise comme celle de plusieurs de vos confrères. Aussi je viens protester de la façon la plus formelle et la plus énergique contre de pareilles allégations et contre une campagne qui parait avoir pour but de compromettre la prospérité du Vésinet, et contre laquelle les médecins et la municipalité ont déjà protesté par l’organe du journal l'Eclair dans les numéros du samedi 23 et dimanche 24 juin. Dans l’espoir que vous voudrez bien insérer cette rectification dans votre plus prochain numéro, je vous prie d’agréer, etc.

Loin d'apaiser les esprits, les intervention de l'édile, Charles Drevet, entraînèrent la réplique du corps médical, en l'espèce le docteur Bordas, lui-même villégiateur au Vésinet [6]

    Monsieur le directeur,

    Il ne me convient pas d’engager une polémique avec M. le maire du Vésinet au sujet de tout ce qu’il a fait ou pu faire pour le bien de ses administrés. Je dis :

    1) Qu’il y a eu de la diphtérie au Vésinet et qu’il y en a actuellement encore ;

    2) Que, contrairement à ce qu’affirme M. le maire du Vésinet, on a fait et on fait encore de l’épandage de vidanges sur les terrains bordant le bois du Vésinet ;

    3) Que je considère l'épandage de matières fécales comme dangereux pour le moins, surtout en temps d’épidémie (mot bien justifié, puisqu’il y a eu trois décès et qu’il y a actuellement d’autres cas) ;

    4) Enfin, relativement au mot de « malveillance » soulevé par M. le maire, qu’il lui suffise de savoir que je suis moi-même habitant du Vésinet et que j’y habite avec toute ma famille depuis le mois d’avril.

    Agréez, monsieur le directeur, l’expression de ma plus parfaite considération.

    Dr F. Bordas,

    Préparateur la Faculté de médecine.

sous le titre « Une épidémie au Vésinet. – Bruit controversé » le Journal La Lanterne reprit le thème en y associant un nouvel argument : la pratique de l'épandage dans les plaines de banlieues des matières fécales parisiennes. Une pratique déjà largement abandonnée à l'époque des faits mais à l'origine de nombreuses controverses. [7]

    Toute la banlieue ouest de Paris et plus particulièrement le Vésinet est en émoi à la suite d'un article annonçant qu'une épidémie de diphtérie sévissait dans la région. D'après notre confrère, le maire, loin de prendre les mesures prophylactiques nécessaires, aurait interdit aux médecins de signaler à la mairie les cas de diphtérie qu'ils étaient appelés à constater. De plus. il aurait autorisé l'épandage des matières fécales « sur tous les terrains des alentours ». M. Drevet, maire du Vésinet, s'élève avec la plus grande indignation contre toutes ces allégations qu'il qualifie de mensongères. Il déclare qu'il n'y a pas d'épidémie au Vésinet, qu'il n'a jamais interdit aux médecins de signaler les cas de diphtérie qui aurait pu se produire et enfin que loin d'ordonner l'épandage des matières fécales dans les communes voisines — ce qui n'aurait pas été toléré, du reste, par les maires de ces communes, — il a, au contraire organisé un service de la voirie pour l'enlèvement des ordures. ...

Quant à L'Avenir de Saint-Germain, un des principaux journaux locaux, il tentait de discréditer les informateurs, associant cette question d'épidémie à une autre, survenue plus tôt dans la saison et jetant le doute sur la qualité de l'eau distribuée par la Compagnie Pallu, dirigée alors par Alphonse Sauvalle qui, déjà malade, mourra quelques mois plus tard. [8]

    Il n'y a pas de bonne bête.[9] Nous en faisons cette saison la triste expérience au Vésinet. Dans les premiers jours de l'année c'était la question des eaux qui était agitée de la plus maladroite façon et qui portait un tort considérable à la prospérité de notre commune. On a fait beaucoup de bruit sans raison ; on a éloigné un nombre considérable de locataires qui se figuraient, d’après les bruits répandus, que la Compagnie ne nous fournissait pas une eau potable et la campagne a été menée par ceux-là mêmes que leurs fonctions appelaient à soutenir et à défendre les intérêts des propriétaires et des commerçants de notre commune. Je n'incrimine pas les intentions qui, je le crois, étaient aussi limpides que l’eau de roche, mais que dire de la façon de comprendre et d'exécuter le mandat que leurs concitoyens leur ont confié par les meneurs de cette burlesque campagne ? La municipalité a dû faire son mea culpa en affichant les conclusions du Conseil départemental d'hygiène constatant la parfaite salubrité de l’eau qui est livrée à la population du Vésinet.

    Les fâcheux effets de cette gaffe administrative commençaient à ne plus se faire sentir ; de nombreux visiteurs se présentaient pour louer nos villas. Les habitants d'été venaient se réinstaller, lorsque tout à coup, colporté, dit-on, par un vétérinaire quelconque, fut répandu dans le pays le bruit absolument inexact qu une épidémie de diphtérie venait d'éclater dans la commune. Il y a des gens dont la spécialité est de cancaner, de grossir les choses pour se donner de l'importance et d'avoir l’air de connaître tout lorsqu’ils ne savent absolument rien. Quand ces gens-là sont doublés de ménagères ayant la langue bien pendue et qui font la navette plusieurs fois par semaine entre Paris et le Vésinet, vous pensez si la propagande est active et si l'on est renseigné. Lorsqu’il ne s'agit que de tel ou tel cela n’a pas d’importance ; qu'importe en effet d’avoir appris en voyageant que M. X... a un bas à varice, M. B... un bandage herniaire et que la grosse Mme Y... ne peut pas avoir d'enfants. On en rit et c’est tout, lorsque l’on n’est pas personnellement atteint ; mais lorsqu’il s’agit d’affoler toute une population, il me semble que l'on devrait y regarder à trois fois plutôt que deux et tourner au moins quatorze fois sa langue dans sa bouche avant de parler. La vérité vraie est qu’il y a eu au Vésinet trois décès causés par la diphtérie, mais que ceux qui ont succombé en avaient pris le germe loin, très loin du Vésinet. Que sauf le médecin qui a soigné l'une des familles atteintes, personne du Vésinet n'a été atteint par cette maladie. Qu'il n'y a donc jamais eu d'épidémie. Que ceux qui ont mis en circulation et propagé cette fameuse nouvelle ont agi bêtement, s'ils n'avaient aucun intérêt personnel à porter à notre commune un coup dont elle ne se relèvera pas pendant cette année. Beaucoup d'habitants sont partis, craignant pour la vie de leurs enfants ; d'autres qui allaient arriver ne sont pas venus et ne reviendront pas cette année. Voilà de la belle besogne. Quelle nouvelle tuile ces gaffeurs vont-ils nous jeter sur la tête ? Vous savez, quand on est bête c'est pour longtemps.

Il tentait le 17 juin de conclure l'affaire, soucieux encore des fâcheuses conséquences de cette campagne de presse sur la venue des villégiateurs et peut-être sur son tirage en haute saison :

    [...] Un dernier mot sur la désastreuse réclame faite à notre commune à propos de la prétendue épidémie de dipthérie par la presse parisienne. Dans tous les journaux de la capitale se sont étalés en gros caractères les titres les plus abracadabrants d'articles plus abracadabrants les uns que les autres, sur une épidémie qui n'existait pas et n'a jamais existé, j'insiste sur cette affirmation — au Vésinet.

    Quand nos confrères de la grande presse n'ont pas quelque bon gros scandale à se mettre sous la plume, ils se rabattent sur les potins ruraux. Tous les habitants de notre commune ont sur les lèvres le nom du maître potineur qui inconsciemment, j'aime à le croire, et sans en prévoir les désastreuses conséquences, a mis en circulation cette fausse nouvelle, dont la publicité a fait tant de tort à notre commerce local, a éloigné de notre riant village un grand nombre de familles, et empêchera certainement encore pendant toute la saison beaucoup d'amateurs de villégiature de venir s'installer cette année au Vésinet. Que la reconnaissance des propriétaires et des commerçants du Vésinet lui soit acquise !

    J'ai dit qu'il n'a point existé d'épidémie au Vésinet et je le prouve par une statistique officielle.

    Dans notre numéro du 6 mai dernier, nous avons publié le relevé par nature de maladie, des décès enregistrés à la mairie du Vésinet du 1er au 25 avril dernier, tel qu'il résultait des déclarations des médecins chargés de constater les décès. Voici le relevé des constatations faites du 25 avril au 5 juin courant. Pendant cette période il a été constaté 17 décès, dont 4 pour l'Asile National ; reste pour le Vésinet proprement dit treize décès seulement en sept semaines sur une population de plus de huit mille habitants.

    A l'Asile National, deux enfants, âgés l'un d'un mois, l'autre de quinze jours, sont enlevés tous deux par débilité congénitale. Les deux autres décès d'adultes sont causés l'un par une méningite, le second par une fièvre typhoïde. Dans la commune, les quatorze décès sont occasionnés : trois par angine infectieuse ou diphtérie. Ce sont ces décès qui ont donné la frousse au potineur en chef du Vésinet. Or tout le monde sait ici, et moins que tout autre il pouvait l'ignorer, que cette maladie avait été rapportée par deux de ses victimes de Hyères (Var) ; par la troisième, de Dieppe.

    Les onze autres décès ont eu pour cause chez les adultes une pneumonie, un fibrome utérin, une faiblesse sénile, un l'asystolie. Pendant ces sept semaines, trois enfants seulement de 7 mois, 8 mois et 2 ans meurent, les deux premiers de la rougeole, et le troisième d'une méningite tuberculeuse.

    Pas un enfant des écoles communales ou des écoles privées n'a succombé. Or la population scolaire du Vésinet est considérable. On compte notamment 183 élèves à l'école communale de garçons ; 83 à l'école communale des filles ; 72 à l'école maternelle ; 75 à l'école des Sœurs. Sainte-Croix reçoit au moins 100 élèves, les écoles privées une cinquantaine. Un grand nombre de jeunes gens suivent les cours des lycées et écoles de Paris, d'autres plus jeunes sont instruits dans leurs familles. Où est donc l'épidémie ?

    Espérons que le potineur alarmiste du Vésinet sera rassuré par cette énumération qu'il devrait connaître mieux que moi, qu'il daignera se taire dorénavant et n'enverra plus des notes alarmantes aux familles et aux journalistes parisiens. Dans le cas contraire, nous serions dans la nécessité d'ouvrir ici une souscription publique pour lui offrir une paire de lunettes.

Une tribune très scientifique suivit de quelques jours, dans le journal L'Eclair [10], reprenant et développant avec force détails, le douloureux et ancien problème des épandages. Vers 1875, il avait été décidé, plutôt que de déverser les effluents des égouts de Paris dans la Seine, de les épandre dans les plaines agricoles pour les fertiliser. Ce fut le cas dans la presqu'île de Gennevilliers, dans celle de Montesson et celle de la Forêt de St Germain. Vivement discutés, ces épandages furent rapidement interrompus sauf en quelques endroits, loin des habitations, dans la plaine d'Achères en particulier. D'abord fondées sur les odeurs pestilentielles qu'engendraient ces épandages, les critiques s'étendirent aux questions des microbes à mesure que ceux-ci étaient associés aux maladies bien connues mais encore mal comprises.

    [...] voici la nouvelle qui nous parvient du Vésinet et qui accuse formellement les microbes des terrains d’épandage qu’on s’est plu a placer dans les endroits les plus riants de nos environs.

    Mauvaise hygiène

    La diphtérie a fait des ravages dans quelques communes de la banlieue, — nous l’avons signalé alors. Bougival, Bois-Colombes, d’autres, pays étaient atteints de la diphtérie que le lait, croyait-on, propageait. Depuis, le terrible fléau se serait étendu à Chatou et causerait, en ce moment, des ravages importants au Vésinet. Les habitants de cette dernière localité se plaignent même de la conduite, en cette circonstance, de leur municipalité et particulièrement du maire. Est-ce vrai ?

    M. le maire du Vésinet, qui ne partage pas les idées de l'école microbienne, n’est pas partisan des mesures de désinfection prescrites par la nouvelle loi : il aurait, paraît-il, « interdit » aux médecins de signaler à la mairie les cas de diphtérie qu’ils seraient appelés à constater dans l’exercice de leurs fonctions. Nous serions heureux d’enregistrer un démenti.

    Mais il y a mieux : la municipalité du Vésinet a autorisé l’épandage des matières fécales sur tous les terrains des alentours ! Or ces produits contiennent des germes aussi redoutables que ceux de la diphtérie.

    Que l’on joigne à ces puanteurs les odeurs pestilentielles que dégage la Seine, et l’on comprendra que l’état sanitaire puisse en ces lieux être compromis.

    Nous ne nous lassons point de défendre notre chère banlieue contre tout ce qui en altéra le ravissant pittoresque. C’est un meurtre que la conduite tenue depuis quelques années en ces parages. Tout parait conspirer contre eux, qui étaient si frais et si riants. La Seine empoisonnée, des odeurs pestilentielles s'échappant des champs où l’épandage se pratique : quel attentat !

     

    Les eaux et la fièvre typhoïde

    Pour l'eau contaminée, il semblerait que tout a été dit, qu’elle est la grande coupable de la diphtérie quelquefois, de la fièvre typhoïde toujours.

    Nous croyons l’avoir établi par maintes enquêtes mais M. le docteur Charria, chef de laboratoire de pathologie générale à la Faculté de médecine, membre du comité consultatif d’hygiène publique ,essaie de nous imposer un autre avis. Il parle avec autorité, et ses déclarations empruntent à sa situation un caractère très particulier. [...]

    Est-ce la théorie de M. le maire du Vésinet que ses administrés accusent aussi de dédain à l’endroit de la colonie des bacilles ?

Le même journal fut amené à réviser sa position dans les jours qui suivirent. Sous le titre L’état sanitaire du Vésinet. — Une protestation des médecins, dans son numéro du 25 juin, son rédacteur en chef écrivait :

    Nous espérions hier enregistrer un démenti à l’information que nous publiions sur la résistance du maire du Vésinet à consigner les cas de diphtérie. Ce démenti ne s’est pas fait attendre. Nous l’insérerons puisque nous avons pris soin de le provoquer ; mais en regrettant le passage de cette protestation qui met notre bonne foi en cause.

    Notre article n’était pas appuyé sur la malveillance mais sur le résultat d’une enquête poursuivie par un médecin du service de l’hygiène. (C'est à lui que nous transmettrons la protestation ci-dessous; il y répondra s’il lui convient, car en tout ceci nous n’avons de sujet que l’intérêt du plus grand nombre et le souci de la vérité.

    En réponse au premier article de L'Eclair paru le 21 juin sur la "Diphtérie en banlieue", les médecins du Vésinet soussignés, certifient :

    1° Que M. le maire du Vésinet n’a jamais interdit aux médecins de signaler les cas de diphtérie qu’ils seraient appelés à constater dans l’exercice de leurs fonctions » ;

    2° Que la municipalité n’a jamais, à leur connaissance, autorisé l’épandage des matières fécales sur tous les terrains des alentours Au reste, il n’y a jamais eu d’épidémie cette année au Vésinet : trois personnes sont mortes, il est vrai, de diphtérie il y a un mois, mais elles avaient déjà été contaminées avant leur arrivée, l’une en Normandie, les deux autres à Hyères. Aussi, ils protestent énergiquement contre un article qui, au lieu de s’appuyer sur des données exactes, parait plutôt avoir été inspiré par la malveillance. Les faits, les voici exactement, tels que les publie, dans son numéro de dimanche dernier, L'Avenir de Saint-Germain, d’après la statistique officielle. En sept semaines, du 25 avril au 5 juin, il s’est produit au Vésinet un total de 13 décès, dont les 3 signalés ci-dessus par suite de diphtérie, et ce, sur une population de plus de huit mille habitants.

    Des six décès qui se sont produits depuis le 5 juin jusqu’à ce jour, aucun n’est dû à la diphtérie.

    Y a-t-il vraiment lieu de dire, dans ces conditions, que l’état sanitaire du Vésinet est " alarmant " et d'ailleurs, ce pays n’est-il pas placé, avec ses grandes avenues, ses jardins et ses parcs, dans les meilleures conditions pour prévenir la dissémination de toute maladie contagieuse?

Cette mise au point sous la quadruple signature de MM. les docteurs Raffegeau, Maison, Loisel et Lefêvre, tous honorablement connus et fort influents, mit un terme à la polémique. Charles Drevet, devenu maire en 1892 après la démission de son chef de file, Alphonse Ledru, sera difficilement réélu en 1896 au 2e tour, puis de nouveau en 1900.

Durant cette affaire mais en marge de celle-ci, Francisque Sarcey (1827-1899) critique dramatique, journaliste, polémiste résidant à Nanterre mais familier du Vésinet, publia dans sa chronique Hommes et choses, un article de réflexion intitulé "doit-on le dire ?"[11]

    Vous avez pu lire dans les journaux qu'il y a eu ces jours-ci une épidémie de diphtérie au Vésinet ; vous n'ignorez pas, diphtérie est le terme scientifique à l'aide duquel les médecins désignent le croup, cette maladie redoutée des mères à genoux.

    La nouvelle n'en a pas été plus tôt répandue dans le pays que nombre de familles parisiennes qui étaient déjà venues y prendre leurs quartiers d'été ont déménagé au plus vite et sont rentrées à Paris, sans demander leur reste.

    On comprend cette terreur. Le croup est horriblement contagieux; c'est une maladie qui s'abat tout à coup sur l'enfant, sans même avertir, par quelque malaise préparatoire, de se mettre en garde contre lui; il emporte en quelques heures le petit malade étouffé; et si on le sauve, grâce à l'opération de la trachéotomie, il arrive que le poison s'infiltre dans le sang et ne s'élimine qu'à grand'peine, après toutes sortes d'accidents. De l'enfant, le croup passe souvent aux mères, et ajoute un second deuil au premier. Il n'est même pas prudent d'aller en visite dans un pays où flottent les microbes du croup. J'habite non loin du Vésinet, à Nanterre, et j'ai reçu d'une personne que j'y connais et que j'y vais voir quelquefois une lettre où elle me disait : « Pour Dieu ! n'amenez pas de quelques jours vos enfants ; nous avons le croup chez nous. » Vous pensez bien que je me suis conformé à cette invitation. Beaucoup d'autres sans doute ont fait comme moi; ils attendent la fin de l'épidémie.

    Vous imaginez le chagrin et le dépit de tous ceux qui habitent à demeure au Vésinet, pour y vendre n'importe quoi.

    Voilà leur clientèle envolée ; voilà une saison perdue !

    Et savez-vous à qui ils s'en sont pris de ce malheur?

    A l'honnête et digne médecin qui, après avoir soigné quelques cas épars dans la commune, au lieu d'en garder pour lui le secret, prévint loyalement les autorités et cria, par les voix du journal, à la population : « Méfiez-vous ! le croup est dans la ville ; désinfectez vos maisons ; ne laissez pas vos enfants courir les rues ni aller aux écoles. Prenez, en un mot, toutes vos précautions. »

    Il paraît, je tiens le fait d'un Parisien qui, n'ayant pas d'enfants, n'a pas cru nécessaire de faire sa malle et quitter la ville, il paraît que la population est outrée contre le docteur.

    – C'est lui, dit.-on, qui est cause de tout le mal. Ne pouvait-il donc se taire ? Pour trois ou quatre méchants cas qu'il n'a pas pu guérir, est-ce que c'est là ce qu'on appelle une épidémie? Faut-il effrayer les gens et ruiner tout un pays pour si peu? Est-ce qu'il n'y a pas du croup un peu partout ? Est-ce que les autres sont assez bêtes pour crier sur les toits: « Nous avons le croup. » Ils se soignent en silence, et ne font pas de bruit de leurs morts. « Cache ta vie » dit le sage.

    Vous rappelez-vous la façon dont mourut, il y a quelques années, à Trouville, cette charmante Samary, la meilleure soubrette qu'ait eue la Comédie Française depuis Augustine Brohan. La fièvre typhoïde était dans la ville ; on le savait ; les autorités avaient été prévenues ; mais on s'était entendu pour ne rien dire. On avait craint de faire tort au commerce de la ville, d'éloigner les baigneurs. Les Parisiens arrivèrent comme de coutume. Il y avait cent à parier contre un que s'il en mourait une demi-douzaine de l'épidémie régnante, ce seraient des gens obscurs, des morts discrets, autour de qui l'on ne mènerait point un tapage inopportun. Mais que voulez-vous? ce fut une actrice de la Comédie-Française qui tira ce numéro unique, une actrice adulée, choyée, fêtée, célèbre et par cela même bruyante.

    Donc le scandale fut énorme ; toute la Faculté fut mise en mouvement. Le gouvernement envoya M. Brouardel procéder à une enquête. Il fut prouvé que les mesures d'assainissement n'avaient pas été prescrites avec assez de rigueur, ni prises avec assez de soin. Le retentissement de cette malheureuse affaire se prolongea longtemps encore après que l'épidémie avait disparu ; et ce fut le cas de répéter le vers du fabuliste :

    L'avarice perd tout en voulant tout gagner.

    Mieux eût valu,sans aucun doute, prévenir loyalement la population du danger, ordonner les travaux nécessaires pour épurer les eaux, et prescrire les désinfections que l'hygiène recommande en pareil cas. On ne fit rien pour ne pas effrayer, et vous avez pu voir ce qui en est résulté. Mais ce n'est pas uniquement dans cette affaire une question d'intérêt qui est en jeu ; c'est une question de morale.

    Oui, le médecin doit avertir ses concitoyens de l'existence d'une épidémie, parce que leur véritable intérêt est de prendre rapidement des mesures que conseille la situation. Mais, dût-il, en agissant de la sorte, nuire à leur commerce et leur faire perdre de l'argent, il n'y aurait pas encore à hésiter pour lui. Sa conscience lui ferait un devoir de parler.

    Il est clair qu'il ne s'agit pas pour lui, à la première alerte, de s'effarer et de semer l'épouvante à tort et à travers, sans raison suffisamment approfondie.

    Je le suppose homme de sens et habile en sa profession. Dès que sa conviction, en un cas semblable, est faite, son devoir, son devoir strict, absolu, est de prévenir d'abord le maire, afin de s'entendre avec lui. S'il le trouve fermé aux conseils, récalcitrant et alléguant l'intérêt de ses administrés, dame ! que voulez-vous ? Force lui sera bien de passer outre, d'aller au sous-préfet, ou, en fin de compte, de prendre sur lui la responsabilité d'un avertissement public.

    Il n'y a pas d'intérêt à qui il soit permis de sacrifier des vies humaines. Il est certes fâcheux pour un épicier ou pour un boucher de voir diminuer sa vente en même temps que fuit sa clientèle ; mais avouez qu'il est plus fâcheux encore de voir de braves gens mourir de la fièvre typhoïde, ou de pauvres petits enfants s'en aller, emportés par le croup.

    La recette d'un épicier et la vie d'une créature humaine, ce sont deux quantités incommensurables. Et puisque le mot m'est venu sous la plume, permettez à un vieux professeur de reprendre pour un instant sa férule de maître d'école. On se trompe presque toujours sur le sens du mot incommensurable. On croit qu'il est synonyme d'immense, infini, prodigieux. Ce n'est pas la signification vraie. Deux quantités incommensurables sont deux quantités qu'il est impossible de comparer, parce qu'il n'y a pas entre elles deux de mesure qui soit commune. L'argent peut servir de mesure commune entre une denrée et une autre qui s'achètent au marché. Mais entre une motte de beurre, mettons, si vous voulez, entre une montagne de beurre et une vie d'enfant, il ne saurait y avoir de comparaison parce qu'il n'y a pas de mesure commune. C'est par un abus qui, je crois, est condamnable, qu'on prend incommensurable dans le sens de démesuré, qui signifie, lui, hors de toute mesure.

    Le médecin du Vésinet a donc agi très sagement, il n'a fait que son devoir, en révélant le secret de cette épidémie ; c'est grâce à son esprit d'initiative et à sa mâle sincérité qu'elle pourra être enrayée promptement. Dans quelques jours le Vésinet sera remis d'une alarme si chaude, et la population remerciera le docteur contre lequel elle est enragée aujourd'hui.

A cette époque qui nous semble lointaine, l'état sanitaire était depuis le second Empire une préoccupation des services publics. Le service de statistique municipale (de Paris) publiait régulièrement des bulletins. Celui de la 24e semaine comptabilisait 867 décès, au lieu des 982 la semaine précédente. Cet abaissement de la mortalité était attribué principalement à là diminution de fréquence des maladies de l’appareil respiratoire (phénomène saisonnier). [12]
La rougeole présentait une forte diminution (36 décès au lieu de 50) ; La fièvre typhoïde avait causé 9 décès ; la variole et la scarlatine, chacune 4 décès ; la coqueluche, 8 décès ; la diphtérie, 26 décès ; la fièvre puerpérale, 3 décès. La diarrhée infantile présentait une augmentation sensible (50 décès d’enfants de moins d’un an au lieu de 3 pendant la semaine précédente). Ces chiffres étant d’ailleurs inférieurs à la moyenne des semaines de juin.
Les maladies inflammatoires des organes de la respiration n’avaient causé que 66 décès; les autres maladies de l’appareil respiratoire avaient entraîné 29 décès, dont 19 étaient dus à la congestion pulmonaire. La phtisie pulmonaire avait causé 167 décès; la méningite tuberculeuse, 20; la méningite simple, 26; les tuberculoses autres que celles-ci se voyaient imputer 27 décès ; l’apoplexie, la paralysie et le ramollissement cérébral, 49 décès, et les maladies organiques du cœur, 55. Le cancer avait fait périr 52 personnes.
Le bulletin faisait état de la demande de M. Drevet, d'une enquête au préfet de la Seine après les allégations d'épidémie parues dans la presse. Le Vésinet comptait alors plusieurs pouponnières et de nombreux enfants placés en nourrice. Malgré une mortalité que nous jugerions élevée selon nos critères, leur placement au Vésinet apparaissait alors des plus bénéfiques.

Extrait du carnet de vaccination d'un écolier du Vésinet (1954-55)

Les trois injections et le rappel l'année suivante du vaccin antidiphtérique et antitétanique associé

obligatoires pour l'entrée à l'école.

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    Notes et sources :

    [1] La diphtérie est une maladie infectieuse contagieuse due à Corynebacterium diphtheriae ou bacille de Löffler-Klebs, susceptible de produire une toxine touchant d'abord les voies respiratoires supérieures, puis le cœur et le système nerveux périphérique. Elle débute le plus souvent par une angine à fausses membranes, d'où son nom créé au XIXe siècle du grec διφθέρα [diphthéra] « membrane », pouvant entraîner la mort par suffocation en l'absence de traitement, une complication connue historiquement sous le nom de croup. En 1894, au moment de cet épisode Vésigondin, Roux et ses collaborateurs de l'Institut Pasteur mettaient au point, à partir de sérum de cheval vacciné contre la diphtérie, une méthode de traitement, la sérothérapie qui réduisit la létalité de 73% à 14%. Le vaccin anti-diphtérique sera un des premiers à devenir obligatoire, la maladie étant encore grave au milieu du XXe siècle.

    [2] Le Gaulois, 28 mai 1894 repris le 29 mai par L'Autorité, La Cocarde et quelques journaux de province.

    [3] Gabrielle Tagnard, quatorze ans, née au Vésinet, est morte le 12 mai 1894 à son domicile du 31 route de Croissy. Sa mère, Fanny née Perdrigeon du Vernier, est morte le 18 mai. Nous n'avons pas pu identifier la petite N, cinq ans, décédée allée d'Isly.

    [4] Eugène Augustin Maison (1855-1916) docteur en médecine, est un personnage récurrent des faits-divers du Vésinet de cette époque. Il occupa de nombreuses fonctions officielles (médecin des pompiers, médecin de l'état-civil, médecin-inspecteur des écoles). Faisant office de légiste, d'expert, il est très fréquemment cité dans les articles de presse. A l'époque des faits, il était aussi conseiller municipal (1888-1996).

    [5] Le docteur Maison dut, quelques semaines plus tard, publier dans la Revue de Médecine Légale, un article sur la question de la déclaration obligatoire des maladies contagieuses qui avait suscité des polémiques par le tort que de telles déclarations pouvaient engendrer dans une localité vivant des villégiatures. Dr E. Maison, Rev. Méd. Lég., 2 juillet 1894.

    [6] Le Gaulois, 30 mai 1894 (Numéro 5191). S'il y vint en villégiature, le docteur Bordas, médecin des hôpitaux de Paris et de la faculté de Pharmacie, ne semble pas avoir pratiqué au Vésinet.

    [7] La Lanterne, 23 juin 1894.

    [8] L'Avenir de Saint-Germain, 1er et 17 juin 1894.

    [9] Proverbe tombé en désuétude. Il est illustré par : « Lorsqu’un homme affligé d’une pareille restriction d’entendement est investi d’un mandat ou d’une fonction publique, il peut devenir, en certaines occasions, un véritable danger pour ses administrés. » Utilisé par Mme de Sévigné dans le sens où « Appliqué à l'homme, il signifie que la méchanceté marche presque toujours de pair chez lui avec l’inintelligence ».

    [10] L’Éclair, numéros des 22, 23 et 25 juin 1894. Le journal L’Éclair, fondé en 1888 par Maurice Dechêneau était un quotidien d’information qui devint peu à peu un journal politique antidreyfusard et antisémite avant de passer sous l’égide d’Ernest Judet, fin 1904.

    [11] Le Radical, 1 juin 1894.

    [12] Le Petit Moniteur universel, 23 juin 1894.


Société d'Histoire du Vésinet, 2021 • www.histoire-vesinet.org