© Arts & métiers du Livre, n° 239, décembre 2003 (extraits).
Albert Robida par Elizabeth Mismes-Thomas |
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Albert Robida voit le jour le 14 mai 1848 à Compiègne, sous-préfecture de l'Oise proche de Paris, mais peu concernée par la révolution qui secoue la capitale. Ville historique attachée à son passé, elle s'abrite derrière le souvenir de ses vieilles pierres et des hauts faits qui s'y sont déroulés. C'est dans cette ambiance distante du présent que se développe l'imagination du futur artiste. À l'âge de dix-sept ans, il débute dans une étude notariale, mais très vite, ses dessins de jeune amateur sont remarqués par le caricaturiste Cham. Grâce à un subterfuge, et nanti d'une recommandation d'Alexandre Dumas, il obtient de ses parents l'autorisation de partir pour Paris où son premier dessin paraîtra le 24 novembre 1866 dans Le Journal amusant.
Malgré une
très forte myopie, le jeune Robida manifeste un
don d'observation et une mémoire visuelle
exceptionnels. Fasciné par le pittoresque,
toujours à la recherche du détail piquant et de la
drôlerie il excelle à représenter les scènes de
son époque où se mêlent élégance et humour.
L'essor de la presse lui fournit l'occasion de
collaborer à plusieurs publications, notamment au
Journal amusant et à La Parodie où
il travaille avec Gill, le Paris Comique,
et le Polichinelle où il publie ses
premiers dessins d'anticipation sur le thème de la
guerre future, extraits d'un album resté inédit,
La Guerre au XXe siècle.
S'il débute sa
carrière journalistique en tant que dessinateur
humoriste, Robida se trouve bientôt lancé sur la
scène des tragiques événements de la Commune. De
septembre 1870 à mai 1871, tout au long du Siège
de Paris, il sillonne la ville pour saisir sur le
vif les scènes et événements de l'actualité. Il
encourt les risques des correspondants de guerre
pour mettre son regard au service de l'information
et une partie de ses croquis paraissent dans Le
Monde illustré et L'Univers illustré.
Désapprouvant le mouvement révolutionnaire, il se
pose en historien et philosophe humaniste avec des
images qui témoignent plus de la manière dont la
population vit ces moments douloureux qu'elles ne
renseignent sur les querelles idéologiques. Du
4 septembre au 31 mai, il tient un journal
qui ne sera publié qu'un siècle plus tard, en
1971, par la Librairie Clavreuil,
L'Album du Siège reproduit 177 dessins qui
restituent, mieux que les reproductions en
gravures de l'époque, l'ambiance agitée dans
laquelle se déroule cette période. Jouant sur le
choix des angles, les cadrages, les formats, il
rend l'action saisie "en direct" de façon animée.
Souvent, malgré la tragédie, il introduit des
notes d'humour et d'espièglerie qui, tout en
révélant son scepticisme devant ces emballements
guerriers, témoignent d'une profonde tendresse à
l'égard des belligérants des deux parties. Le
témoignage de Robida sur la Commune laisse une
impression mélangée de gaieté et de drame, écrit
Michel Thiebaut.
C'est après
l'épisode de la Commune, avec le retour à une
atmosphère plus gaie, que Robida affirme sa
fantaisie et donne plus libre cours à son
imagination. Il multiplie les collaborations et
fait évoluer son talent de caricaturiste.
L'apparition de la femme dans ses dessins marque
un tournant celle-ci: une allure bien "typée"
comme la décrit Félicien Champsaur.
Généralement grasse et boulotte (...)
elle grise les sens, avec des jambes
plantureuses aux mollets riches de galbe et des
pieds de rien du tout. L'épinglée de Robida
est une femme menant bien son affaire sans se
laisser distraire, malgré des sentimentalités
niaises. Le Vingtième siècle, publié en
1883 la montrera à l'oeuvre dans son nouveau
statut social. Mais pour l'heure, Robida joue sur
sa veine humoristique et son insatiable curiosité.
Il voyage en Autriche où il collabore au journal
Der Floch, (La Puce), en Suisse et en
Italie avant d'épouser en 1876 sa cousine alors
âgée de quinze ans. Puis, avec le soutien de
l'éditeur Maurice Dreyfous, il publie ses carnets
de voyages Les Vieilles villes d'italie
paraissent en 1878 et Les vieilles villes de
Suisse en 1979. Ses illustrations se
distinguent de celles de Viollet le Duc qu'il
admire et dont il garde la précision dans les
détails, par une vision débridée de l'architecture
et des paysages qu'il anime d'un souffle
fantasmagorique. Devant le succès de ces deux
premiers volumes, Maurice Dreyfous décide de
l'accompagner en Espagne et Les Vieilles Villes
d'Espagne paraissent en 1880. Le thème du
voyage est né et apparaîtra de façon récurrente
dans son oeuvre.
Mais pour l'imagination inépuisable de l'auteur, voyager dans l'espace comme un reporter serait trop limitatif. Sa verve demande à se manifester en dehors de toute contrainte géographique. Le récent succès du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne aiguise sa fantaisie. Il entreprend un premier roman qu'il intitule Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne et que bien sûr, il illustre lui-même. Divisé en cinq parties, ce récit met en scène un voyageur impénitent, cocasse aventurier épicurien, Saturnin Farandoul qui, à l'instar de Phileas Fogg qu'il caricature, sillonne les continents au gré de ses humeurs. Faisant face à toutes sortes de situations rocambolesques, il rencontre les personnages verniens tels le capitaine Nemo, Passepartout, Michel Strogoff, le capitaine Hatteras, placés dans de délicates situations et qu'il sauve, défie, surpasse à l'envi. Véritable pastiche de l'oeuvre de son illustre "adversaire", l'aventure de Saturnin Farandoul se veut libre de toute intention didactique et court à bride abattue hors des sentiers scientifiques. Il en résulte une oeuvre désopilante où les moyens de locomotion les plus cocasses transportent un héros farfelu mais ingénieux et courageux, un brin gaillard, en contraste avec le sérieux des romans de Jules Verne. D'une verve picaresque, les Voyages de Saturnin Farandoul obtiennent un franc succès en particulier en Italie et en Espagne, donnant parfois lieu à des éditions pirates, mais aussi inspirant des images publicitaires recherchées des collectionneurs. En 1913 Ambrosio Film donne le coup d'envoi d'une série d'adaptations cinématographiques.
Souvent comparé à Jules Verne parce qu'il fait rêver ses contemporains sur le futur, Albert Robida est en effet un auteur d'anticipation. Esprit curieux, constamment "branché" sur l'actualité en tant qu'homme de presse, il observe les mutations de la fin du XIXe siècle. Le progrès technique, l'industrialisation, les changements politiques et leur incidence sur la société le fascinent. En novembre 1882 il publie chez son éditeur Georges Decaux, Le Vingtième Siècle qui s'impose comme l'une de ses oeuvres maîtresses, Reprenant les principaux thèmes de ses caricatures pour les journaux, il transporte le lecteur en 1952. Il imagine jusque dans les détails ce que sera alors la vie quotidienne, totalement transformée par les inventions. Il est particulièrement surprenant aujourd'hui d'établir un parallèle entre les réalisations prévues par l'auteur et ce à quoi nous assistons de fait. Une liste exhaustive serait trop longue, mais quiconque plonge de nos jours dans l'univers de Robida, éprouve l'étrange sensation d'entrer dans un monde prophétique. Tandis qu'on communique par "téléphonographe" avec écouteur et récepteur qu'on installe aussi dans des tubes (comme le train), le "téléphonoscope" permet de voir chez soi la retransmission de spectacles qu'on peut enregistrer. Les soirées lyriques si prisées de l'époque romantique sont gravées sur disque, la musique est distribuée par tuyaux à tous les étages des immeubles. Paris est devenu gigantesque, avec des faubourgs qui s'étendent jusqu'à Rouen, Meaux et Chantilly, et on sillonne la banlieue en "aéronef omnibus", frère jumeau du RER. "Aérocabs" et "aérochalets" peuplent le ciel dont la circulation est contrôlée par la "Police de l'Air". Le statut de la femme en particulier, s'y trouve complètement révolutionné: les dames, désormais vêtues de pantalons et de robes découvrant le mollet, exercent des professions alors strictement masculines, Pour les lecteurs, cette nouvelle société où la femme joue un rôle essentiel relève de l'inimaginable plus encore que les inventions farfelues issues des découvertes scientifiques. C'est là une des prémonitions les plus saisissantes du Vingtième siècle. Mais Robida n'épouse guère la cause féministe en fait, il ironise sur les militantes de l'époque.
Quant à la vie politique, elle suit le mouvement: les peuples européens se rapprochent, des expériences atomiques ont lieu en Russie en 1920, la révolution éclate en Chine en 1951, les japonais abandonnent le kimono... En France, le Président de la République se voit remplacé par une machine à donner des signatures, tandis qu'une révolution est planifiée tous les dix ans afin de se débarrasser du "gouvernement parlementaire" en exercice. Le Vingtième siècle met en scène la Révolution de 1953 qui est programmée sur la première semaine d'avril, tandis qu'une exposition de barricades, toutes plus ingénieuses les unes que les autres, est organisée. Ensuite, les citoyens ont droit à trois mois de vacances financées par les recettes du gouvernement sortant afin de juguler les révoltes et d'empécher à jamais les excès coupables, les bouleversements politiques irréguliers. On le voit, la veine humoristique de Robida se débride dans une fiction que la réalité finira parfois par rejoindre. Le Vingtième siècle connait un succès considérable. Pour sa première édition, le cartonnage luxueux est inspiré du thème de la conquête de l'air qui fascine le public des années 1880. L'ouvrage est illustré de plus de trois cent dessins en noir et en couleurs de Robida.
Tandis qu'il
publiait Le Vingtième siècle, l'auteur
avait en mémoire les événements de la Commune
qu'il avait quotidiennement consignés dans ses
carnets et qui l'avaient profondément marqué. Déjà
en 1869, il avait anticipé sur le sujet avec un
album qui évoque la bande dessinée et en grande
partie inédit, La Guerre au XXe siècle —
Campagne de Jujubie. En 1883 dans La
Caricature et en 1887 chez Georges Decaux, les
deux Guerre au XXe siècle,
prolongent ses visions d'un monde où la
technologie autorise les découvertes et inventions
des plus mortifères. Les généraux sont désormais
des ingénieurs capables de concevoir des armes
chimiques redoutables et des engins aériens
meurtriers. Des blockhaus roulants préfigurent les
futurs chars. Mais ce n'est pas la tech nique en
elle-même qui l'intéresse; il s'agit pour lui
d'alerter ses contemporains qui en ont restés aux
exploits héroïques des armées précédentes en
montrant l'ampleur des dévastations que permettra
le "progrès". Il reprendra ce thème en 1908 dans
La Guerre infernale. Troisième partie de ce
triptyque consacré au siècle, La Vie
électrique parait à la Librairie
illustrée dans une édition de luxe en 1892.
Alors que la "fée électricité" illumine cette fin
de siècle, de nouvelles peurs apparaissent quant à
l'avenir des hommes. Là encore, l'humour n'est
qu'une prise de recul et Robida n'est pas
optimiste. La course à l'argent, la pollution de
l'air et de l'eau par l'industrie, la chimie
alimentaire qui fabrique du beurre de pétrole et
des vins feints menacent. La Tournade
électrique sévit, déréglant les instruments et
laissant les héros désemparés. Les humains sont
énervés et pour leur permettre de se ressourcer,
il faut aménager dans un coin détaché des anciens
départements du Morbihan et du Finistère sous le
nom de l'arc National d'Armorique, un territoire
soumis à un régime particulier: une terre
interdite à toutes les innovations de la science,
barrée à l'industrie.
Passionné d'histoire, probablement influencé par l'engouement de son époque pour le romantisme gothique, féru d'archéologie et d'architecture, Robida publie Paris de Siècle en Siècle en 1895, Le Coeur de Paris en 1896 et une luxueuse illustration des Œuvres de François Villon l'année suivante. Aussi se voit-il assez naturellement confier la création du Vieux Paris pour l'Exposition Universelle de 1900, gigantesque et fabuleux travail qu'il réalise jusque dans ses moindres détails avec une minutie inouïe. Loin de se limiter à une simple reconstitution, les bâtiments qui couvrent une surface de 6000 m² en bord de Seine, est animé de comédiens en costumes, d'échoppes artisanales, de tavernes et autres attractions que Robida, aidé de quelques membres de sa famille, ne se contente pas de superviser dans le gros oeuvre. Il met la main à la pâte pour toute finition décorative avec un souci extrême de fidélité à l'authentique: des plans d'architecture aux menus et affiches en passant par le mobilier, la vaisselle, les tenues vestimentaires. Il en reste de magnifiques dessins aquarellés, gravures, cartes postales qui viennent s'ajouter à l'oeuvre du romancier et de l'illustrateur. Pour l'auteur c'est la réalisation d'un rêve, l'oeuvre d'une vie où, pendant les deux cent cinq jours de l'Exposition, c'est le passé qui vient rejoindre le présent.
En 1902, il publiera un autre voyage dans le temps L'Horloge des Siècles et Poèmes et Ballades du Temps passé. Déjà fasciné par l'époque médiévale et les premières lueurs de la Renaissance, Albert Robida avait illustré en 1884 les Œuvres de Rabelais. Face à l'édition de Gustave Doré parue en 1872, il s'agissait presque d'une gageure. Avec plus de huit cent sujets composés en moins d'un an, l'ouvrage, à l'image de ses héros, déborde de fougue, d'excentricités, de tumultes, sans jamais s'alourdir dans une truculence de convention. Là aussi le talent de Robida se révèle avec génie : l'extravagance, les outrances, s'expriment dans l'aquarelle rehaussée d'encre avec la subtilité même de cette technique. Les planches explosent en mouvement, les visages rient et grimacent, les décors colorés éclatent en synchronie parfaite avec l'oeuvre de l'écrivain.
Père de sept enfants, le dessinateur ne pouvait rester en marge du jeune public. Il entreprend sa collaboration aux publications réservées à la jeunesse à la fin des années 1880 avec La Tour Enchantée, conte fantastique publié en feuilleton dans La Récréation, puis en livre d'étrennes. Les vingt-deux titres dont il écrit les textes et réalise l'illustration reprennent ses thèmes de prédilection : le genre fantastique, l'anticipation, le roman historique, avec Un chalet dans les airs, Jadis chez aujourd'hui, Le Trésor de Carcassonne, et les aventures rocambolesques comme Le Voyage de Monsieur Dumollet. Il illustre aussi des contes et légendes: Les Mille et Une Nuits, les Contes de Perrault et des romans d'aventures ou des classiques de la littérature picaresque; Le Bon Roi Dagobert, Les Aventures du Baron de Münchausen.
Dans Le
Petit Français Illustré, il crée avec le
dessinateur humoristique Christophe une rubrique
désopilante: "La Boîte aux lettres", où,
sous la forme d'une correspondance, ils rivalisent
d'inventions cocasses qu'ils illustrent avec la
plus haute fantaisie. Cette veine se prolongera
durant cinquante ans, jusqu'en 1926 avec Les
Mésaventures de Jean-Paul Choppart et
représente environ un tiers de son oeuvre.
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