Le Vésinet, revue municipale, n°66, 67, 68 1984 et complément shv, 2015.
Les Ibis du terrain de manœuvre au champ de courses
Si l'avenue des Courses et la piste du Tour-du-Grand-Lac témoignent aujourd'hui du passé hippique du Vésinet, il ne reste plus aucune trace de son passé militaire. Sous le Premier Empire, sur le site actuel des Ibis, une douzaine d'hectares avaient été défrichés pour dégager un terrain de manœuvre destiné aux cavaliers cantonnés à Saint-Germain-en-Laye.
Les premiers travaux d'aménagement du Vésinet avaient débuté en mars 1858 et s'étaient achevés, pour la partie comprise au sud de la ligne de chemin de fer, deux ans plus tard. En 1864, L'Industriel consacra plusieurs articles aux nouveaux travaux d'embellissement qui se déroulaient au nord du boulevard Carnot :
" D'intéressants et importants travaux [sont] en voie d'exécution sur la rivière, coupée de nombreuses cascades, s'étendant du Lac Supérieur actuel jusqu'au Grand Lac, qui se creuse actuellement sur l'emplacement de l'ancien champ de manoeuvre, où plus tard viendront se centraliser les grandes fêtes exceptionnelles. Ce lac, avec son île, ses abords délicieux et l'aspect des splendides côteaux de la Seine, achève la transformation de la forêt, il se prêtera à toutes les fêtes, concerts, joutes sur l'eau, fêtes de nuit, qui deviendront le complément nécessaire de ce nouveau et charmant lieu de villégiature. Une piste de promenade qui entoure ce lac, et dont le développement est de 1.400 mètres, conviendrait à tous les exercices du sport : entraînement, courses d'essai, matches, courses particulières, steeple chases, etc."
La presse parisienne ayant reproduit ses articles, L'Industriel revint sur cette question en apportant des précisions sur la piste sablée de 1100 à 1400 m au besoin qui entourait le lac. Il précisait également que " l'attention des sportmen a été vivement éveillée pour que déjà plusieurs délégués de diverses sociétés soient venus visiter cet hippodrome, et que probablement l'été ne se passe pas sans que nous y voyions une ou deux journées de courses à obstacles" .
Des membres de sociétés de régates vinrent également pour prendre connaissance " de l'étendue et des contours du lac" dans le but d'y instituer des courses de canots à l'aviron dans un délai assez rapproché. Les choses se précipitèrent avec le printemps. Le 21 avril 1866, la société Sport Nautique de la Seine annonça de grandes régates dans le parc du Vésinet pour le mois de Juin. En mai, des obstacles, au nombre d'une douzaine, furent installés sur une piste de 1200 m une deuxième piste concentrique était consacrée aux piétons et aux cavaliers. L'ensemble des installations couvrait une vingtaine d'hectares.
Au mois de Juin, le kiosque des concerts fut transféré dans l'île des Ibis le 10, eut lieu l'inauguration des concerts. Le 17, la population fut conviée à assister à l'inauguration de l'île du Grand Lac et des fêtes de la saison par une grande fête de nuit, avec illumination de l'île et de ses abords, embrasement général par les feux de Bengale, grand concert donné dans le kiosque par un orchestre d'élite composé d'artistes des plus distingués de Paris pendant et après le concert, " pièces d'artifice et feux d'eau, par M. Ruggieri, artificier de l'empereur" et théâtre de Guignol offert gratuitement aux enfants. Deux mille personnes assistèrent à cette inauguration.
Le Journal de Seine-et-Oise, par l'intermédiaire de son correspondant, Albert Bill, décrivit ainsi cette première fête de nuit : " (Le soir), les illuminations produisaient un féerique tableau. Les arbres et les massifs étaient couverts de lanternes vénitiennes qui détachaient dans l'ombre leurs couleurs éclatantes. Les cordons de feu, courant le long des allées, sur le bord de l'eau et jus que sous les ponts, se reflétaient dans le lac qui semblait tout en feu" .
Le 24 juin, se déroulèrent les premières régates sur le lac organisées par la société Le Sport Nautique. Le dimanche 15 juillet 1866, se coururent les premières courses à l'hippodrome du Vésinet devant près de 6000 personnes, selon la presse locale. Quarante et un chevaux étaient inscrits pour cette journée qui comprit trois épreuves.
La famille impériale vint au Vésinet le 26 août et se promena le long des petites rivières qui vont du Lac Supérieur au Grand Lac, dont elle fit le tour avant de se rendre sur l'île. L'Industriel signala que le nouvel hippodrome avait tout particulièrement attiré l'attention de l'empereur qui s'était rendu compte de son exceptionnelle situation. La deuxième journée de courses attira, malgré la pluie, 2000 à 3000 personnes.
De nouveaux travaux d'aménagement furent menés à l'automne sur l'hippodrome. Les tribunes définitives, situées à l'Ouest du champ de courses, furent achevées pour la saison hippique 1867. Elles remplacèrent celles qui avaient été montées au nord du lac. Devant elles, étaient donné le départ et jugée l'arrivée. Les paris étaient très animés et l'agence des poules avait fort à faire, au grand ébahissement des spectateurs peu accoutumés à entendre parler de " 3000 louis contre 100" .
S'il est un champ de course agréable pendant la canicule, c'est assurément celui du Vésinet !...
A une minute de la station, du Pecq (ligne de Saint-Germain), il offre tous les agréments d'un vaste jardin anglais, de grands arbres garantissent la piste des trop brûlants rayons de soleil de clairs ruisseaux, de petits lacs, des îles microscopiques et puis, sur la pelouse, une réunion d'élite dans l'enceinte du pesage, de vrais sportsmen, et pour les débuts une course de gentlemen.
Décidément, le duc d'Hamilton, le prince Murat, et MM. Bournet et le vicomte Talon, font bien les choses: pas de malentendu, pas la moindre erreur de programme ainsi le changement de couleur de Portta, appartenant à l'écurie Pinot, est signalé par les soins de M. Dennetier, organisateur des courses.
Il est vraiment à regretter que l'administration du Vésinet ne se soit pas encore décidée à faire, pendant le mois de juillet, une concurrence aux courses de province, car il serait très agréable aux villégiateurs attardés de se laisser cahotter pendant une demi-heure dans un compartiment de chemin de fer pour arriver sur une verte pelouse où l'ombre et le grand air ne manquent pas, et qui se trouve à proximité delà forêt de Saint-Germain tout entourée de charmante cottages et de villas ravissantes...[1]
Les réunions se déroulèrent régulièrement jusqu'en août 1870, date à laquelle elles furent suspendues du fait du conflit qui opposa la Prusse à la France. Le journal L'industriel de Saint-Germain, qui avait suspendu sa publication à la fin de l'année 1870 et les premiers mois de 1871, se fit un plaisir de rapporter, dès sa reparution, qu'un capitaine de Uhlans, dont le petit détachement surveillait la rive droite de la Seine, avait décidé de franchir les obstacles du champ de courses pour occuper ses loisirs. Mais son cheval ayant chuté au saut de la rivière, il avait dû le faire abattre par ses soldats. L'hebdomadaire, au mois de septembre annonça à ses lecteurs que la reprise des courses était " subordonnée à l'évacuation complète de la rive droite et à la certitude que les Prussiens ne (viendraient) pas se prélasser aux tribunes et sur le turf de (I') hippodrome suburbain" .
Les réunions ne devaient reprendre qu'en mars 1872.
L'agence des poules.
Avec la reprise des épreuves, les paris retrouvèrent rapidement leur clientèle. L'agence des poules Oller, de Paris, était la seule autorisée sur l'hippodrome, Cependant, les jeux étaient loin d'avoir l'aval des autorités. A la suite d'un arrét de la Cour de cassation de 1875, elles décidèrent de réagir. L'année suivante, le procureur de la République, dans une circulaire adressée aux commandants de gendarmerie de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye, fit part des instructions qu'il avait reçues du garde des Sceaux, au sujet de la répression énergique des agences de paris qui constituaient de véritables agences de loteries prohibées par le Code pénal. Il était demandé aux gendarmes d'effectuer une surveillance des champs de courses et de leurs abords, et de " saisir les mises avancées par les parieurs, les meubles, ustensiles et objets servant à l'exploitation de cette industrie qui (prenaient) les noms des agences des poules, bookmakers,paris de chevaux" .
Au cours du mois de juillet 1877, des procès-verbaux furent dressés contre cinq individus prévenus d'avoir tenu des jeux de hasard sur la pelouse du champ de courses. Des sommes de 60 et 160 F furent saisies. En octobre, arrestation de plusieurs personnes accusées de s'être livrées à des jeux clandestins en dehors de l'enceinte du pesage où ceux-ci avaient finalement été tolérés. Nouvelles condamnations en novembre.
Régulièrement, la presse signalait l'interpellation de personnes qui tenaient des jeux de hasard, Les paris eurent tellement de succès que le préfet dut, en 1882, appeler les maires dont la commune possédait un hippodrome, à interdire de la manière la plus formelle aux agents de la police locale chargée de maintenir l'ordre sur les champs de courses de s'engager eux-mêmes dans les paris qui (avaient) lieu entre les spectateurs.
Pour clarifier la situation, le pari mutuel fut règlementé une première fois au cours de l'année 1887.
Un hippodrome critiqué
Les avis étaient partagés sur le champ de courses du Vésinet. Dans sa grande majorité, la presse parisienne le considérait comme étant de seconde zone, Le Figaro qualifia même la journée du 21 juillet 1872 de " coursettes" . Le journal
Le Sport faisait exception qui publia un article qui reconnaissait quelques mérites aux courses organisées le 21 mai 1872. " Le succés récompense l'administration du Vésinet dans la tentative quelle vient de faire et du semblant d'importance quelle a cherché à donner à sa réunion en créant une grande course de haies. Quoiqu'en lui-même, le prix n'ait eu en somme qu'une valeur restreinte, il n'est pas moins de notre devoir de reconnaitre les efforts louables que l'on tente, de signaler les encouragements, quelques faibles qu'ils soient, que l'on cherche à donner à l'institution des steeple-chases" .
Les obstacles avaient été surélevés, mais – coïncidence? – les épreuves qui se déroulèrent le 30 juin virent la première victime depuis la création des courses, avec la mort d'un jockey. Chapus, dans sa chronique La vie à Paris, en 1874, présenta d'une manière condescendante à ses lecteurs l'ouverture de la saison hippique au Vésinet: " A ce titre, chaque réunion offrira un intérêt relatif, depuis ce modeste champ de courses du Vésinet, se lançant résolument dans la carrière, en pleine saison hivernale, jusqu'au splendide meeting du Bois de Boulogne, en passant par les émotions des courses d'obstacles que nous présente Auteuil. Le Vésinet n'a pas le privilège d'appeler à lui le haut monde hippique, Il n'a pas non plus celui d'attirer le brillant monde interlope de Paris. C'est une réunion d'un ordre à part, semi-campagnarde, calme, mais assez fidèlement hantée par les petits boursiers du turf. Elle appelle les agences et les amateurs de paris mutuels" .
L'année 1876 fut l'occasion de travaux d'aménagement. Pour répondre aux critiques dont la principale était l'exiguité de la piste, une nouvelle piste de courses de plat fut inaugurée le 1er novembre 1876. Toujours pour se concilier les faveurs des spécialistes hippiques, d'autres travaux furent entrepris en 1877 et 1878. Les bosquets furent taillés et les arbres qui bordaient le Grand Lac élagués pour permettre de suivre les chevaux sur tout le parcours. Le tracé des courses d'obstacles fut modifié et l'arrivée des courses de haies se fit sur la piste de plat, l'ancienne piste étant réservée aux steeple-chases. L'hippodrome put ainsi recevoir lors d'une même réunion un programme complet des différents genres de courses : courses de plat, courses de haies et steeple-chases.
Tracé des pistes de l'hippodrome
Un hippodrome de spéculation
Le champ de courses du Vésinet se sépara en 1880 de la Société d'encouragement pour se regrouper avec les hippodromes de La Marche, Enghien, Saint-Ouen, Maisons-Laffitte et La Chapelle-en-Serval au sein de la Société des champs de course réunis en janvier 1883.
La Société d'encouragement - qui exploitait entre autres les terrains de Longchamp, Auteuil et Vincennes – consacrait toutes ses recettes à l'amélioration de la race chevaline. La nouvelle société était une entreprise commerciale, qui était la chose d'un entrepreneur et l'objet d'une spéculation au profit de sociétaires -, d'où l'appellation d'hippodromes de spéculation pour ces six hippodromes.
Une convention fut passée avec la commune du Vésinet en mai 1883. La nouvelle société s'engagea à verser 300 frs au bureau de bienfaisance - " le droit des pauvres" , ainsi que l'exigeait la loi - par journée de courses, à partir de 1884. Le nombre de réunions annuelles fut fixé à douze, avec cependant la possibilité d'organiser des épreuves supplémentaires.
[Parenthèse: Le 12 février 1888, en prélude des premiers championnats nationaux d'athlétisme (29 avril 1888) est organisé sur le champ de course du Vésinet, le premier grand " steeple-chase" (4000 mètres, ancêtre de l'actuel 3000 m steeple). Il fut gagné par M. Dezaux du Racing-Club de France (créé en 1885 et présidé alors par Ferdinand de Lesseps). Dezaux fut deux mois plus tard, le premier champion de France du 800 m et du 1500 m. Ces championnats ne furent pas chronométrés.]
La Société des champs de course réunis, lors de son assemblée générale extraordinaire du 21 mai 1887, décida sa dissolution. Une société anonyme dénommée Société sportive d'encouragement, constituée le 20 mai, lui succéda. Le siège social restait à la même adresse. L'article 3 des statuts précisait qu'elle avait pour but de " créer et d'exploiter divers hippodromes, et notamment d'exploiter les hippodromes de Saint-Ouen, Maisons-Laffitte, Enghien, La Marche, Le Vésinet, La Chapelle-en-Serval, et tous les autres champs de course dont elle pourrait obtenir ultérieurement la concession" . Elle fit savoir à la Municipalité que n'étant plus société de spéculation mais bien société d'encouragement, elle ne devait plus le droit des pauvres auquel était soumis son prédécesseur. Après avoir proposé le versement d'un don annuel au bureau de bienfaisance, elle décida, en octobre 1887, de reconduire les engagements souscrits par la précédente société. Cependant le nombre des réunions annuelles connut une chute sensible. A la fin de l'année 1890, La Liberté de Seine-et-Oise fit état de bruits selon lesquels la Société sportive d'encouragement " ne renouvellerait pas le traité qui la liait à la société du Vésinet. Des tractations eurent lieu entre les deux sociétés au début de 1891 pour l'organisation de quatre courses minimum par an."
Mais une autre menace, beaucoup plus grave, cette même année, vint peser sur l'hippodrome.
Le Parlement vota une loi sur le pari mutuel qui créait une commission chargée de réglementer le jeu et de désigner les champs de course qui devaient être maintenus ou supprimés. Le Comité d'initiative du syndicat des propriétaires, en avril, et le Conseil municipal, le 7 août, se prononcèrent pour le maintien de l'hippodrome. Les deux assemblées insistèrent sur les sommes qui étaient allouées, pour chaque course, au bureau de bienfaisance. Mais ces démarches n'aboutirent point, et les courses furent supprimées.
En janvier 1894, L'industriel signala que " le coquet hippodrome du Vésinet [allait] disparaître. La pioche des démolisseurs [avait] déjà renversé toutes les annexes, et les tribunes elles-mêmes [étaient] à moitié démontées" . Elles furent vendues par la Société du Vésinet à la petite commune d'Illiers (Eure-et-Loire), surtout connue pour ses élevages de percherons mais désireuse de se doter d'un champ de courses. Une partie des tribunes avec la tour des commissaires fut remontée à Illiers. Il nous en reste quelques cartes postales du début du XXe siècle (ci-dessous). [2]
Les pelouses qui servaient de pistes au sud du Grand Lac ainsi que l'enceinte du pesage furent réunies aux propriétés qui les bordaient, comme l'avait spécifié l'acte d'abandonnement fait à la commune par Alphonse Pallu en 1876.
En 1899, la ville du Vésinet acquit la piste du champ de courses qui entourait le Grand Lac et la pelouse située entre le boulevard Carnot et le lac, pour l'installation de la fête communale. Pour perpétuer le souvenir de cet hippodrome, la Société sportive d'encouragement a créé, en 1925, une journée à Enghien entièrement consacrée aux courses d'obstacles dont les noms reprennent ceux des hippodromes qu'elle avait acquis en 1880.
Notes:
[1] L'Art industriel. Organe général des sciences, des arts et des métiers appliqués à l'industrie, Paris, 1868.