D'après Alain Spenlé pour le Journal Combat, 15 Août 1946.

Petite histoire de Coco, marchand de glaces au Vésinet

Quand j’avais quatorze ans, j’habitais au Vésinet (Seine-et-Oise). J'usais mes fonds de culotte cinq jours de la semaine sur les bancs du lycée Condorcet, que je remplaçais le jeudi et le dimanche par la selle de ma bicyclette. J'avais plusieurs petits camarades de mon âge et nous formions un bande de joyeux voyous (au sens propre : qui courent les voies et les rues), plus préoccupés d'aller notamment tirer les sonnettes et placer des pétards dans les réverbères que de repasser les leçons du lendemain. Nous étions, je crois, ce qu’on appelle des « fils à papa ». Le Vésinet est d'ailleurs, en style d'agences immobilières, une coquette-banlieue-aux-villas-cossues-nichées-dans-la-verdure. Une sorte de XVIe arrondissement champêtre, dont les habitants sont de gras et roses bourgeois à la fortune bien assise, à la boutonnière généralement fleurie et aux opinions politiques nettement conservatrices.
Nos vagabondages sur deux roues avaient plusieurs pôles attractifs, toujours les mêmes : le long des petites rivières, les allées de terre battue qui, avec leurs ponceaux bossus, leurs passages à gué, leurs virages à angle droit, leurs arbres en chicane, se révélaient particulièrement propices à une sorte de steeple-chase fort en honneur parmi nous. Il y avait aussi les bords de Seine où nous lutinions nos premières conquêtes, non sans quelque timidité, le fameux lac des Ibis, où nous collions nos nez au grillage des tennis et surtout Coco, le marchand de glaces de la place de l'Eglise.

Le Vésinet des années Trente

...Le fameux lac des Ibis, où nous collions nos nez au grillage des tennis...

Dans ce temps-là, nous étions riches. Nous avions nos « dix francs de semaine » pour faire le jeune homme et, chez Coco, le benjamin des cornets valait vingt-cinq centimes. Nous n'en achetions jamais de cette taille. C'était juste bon pour les gamins crasseux de la communale qui tiraient leurs sous de bronze un à un des profondeurs de culottes trop longues. La gaufrette à cinquante centimes n’avait pas non plus nos faveurs. On était obligé de la sucer de tous les côtés à la fois et, fatalement, on en perdait. Aussi étions-nous de fidèles adeptes du cornet à vingt sous. Les jours où nous nous « trompions » en rendant la monnaie des commissions, nous faisions la fête avec le cornet à deux boules qui coûtait deux francs et constituait le nec plus ultra du commerce ambulant des glace.


Le Vésinet des années Trente.

La place de l'Eglise au temps des tractions-avant

Coco était un gros garçon d'une vingtaine d'années, olivâtre et huileux. Il avait, pour attirer le client, une petite voix aigrelette, une voix d'eunuque dont nous nous moquions en la singeant avec plus ou moins de bonheur. On le disait Italien, comme la plupart de ses confrères. Il habitait Rueil-Malmaison, banlieue qui, malgré ses souvenirs impériaux, passe pour mal famée auprès des habitants du Vésinet. Souvent nous rencontrions Coco sur la grande route qui, sa journée terminée, rentrait chez lui en poussant péniblement son tripoteur aux couvercles nickelés. A ces moments-là, nous faisions semblant de ne pas le reconnaître.
L'hiver, Coco, comme les Auvergnats, vendait des marrons chauds, mais il pleuvait souvent, ça rouillait nos bicyclettes et on nous défendait de traîner la nuit dans les rues. Nos parents respectifs considéraient Coco comme un individu nuisible, de la race des saltimbanques et autres traîne-la-botte. Ils nous interdisaient d’acheter ses glaces qui, affirmaient-ils, étaient faites à l'eau, avec des œufs pourris et des produits chimiques. Coco passait pour le grand responsable de nos maux de ventre, de nos manques d'appétit, de nos mauvaises mines. « Tu as encore mangé une glace... » nous demandait-on d’un air soupçonneux.

Le Vésinet des années Trente.

...La rue du Maréchal Foch et ses commerces ...

Mais nous, nous aimions bien Coco et ses glaces. Celles au chocolat à cause du chocolat, celles à la pistache pour le vert de la pistache, celles à l'ananas pour l'exotisme de l'ananas. Et Coco, parce qu'il nous racontait des histoires scabreuses. Avec lui, on s'encanaillait à bon compte. Nous restions des heures entières à l'écouter, assis sur nos vélos, la main au toit de sa petite voiture blanche. Le remplissage des cornets et gaufrettes n'avait plus de secret pour nous. Aussi bien, la technique en était-elle simple. Pas besoin d'aller à « Condor » pour apprendre à pelleter la glace. Dans le fond de nos cœurs comme-il-faut, nous n'avions pour Coco qu'un mépris apitoyé. Bien sûr, il était brave type, il en connaissait de « bien bonnes », mais on ne pouvait pas oublier son petit métier de plein air. Il devait avoir peur des agents comme tous ces mendiants en sursis, qui vendent des cravates dans les parapluies, des chansons dans les cours et des crayons dans les cafés. Et, de plus, un Italien en France, c'était sûrement, comme disaient nos papas, un antifasciste, un « rouge », un salopard. (En réalité, Coco était naturalisé, je l'appris plus tard en le rencontrant sous l'uniforme du Nième colonial, qui tient précisément garnison à Rueil-Malmaison).

La semaine dernière, je suis retourné au Vésinet (Seine-et-Oise). Pour un enterrement. Je suis maintenant ce qu'on appelle un homme. J'ai quitté le lycée Condorcet depuis bien longtemps, j'ai fait des études supérieures, je suis licencié de ceci, diplômé de cela. Ces belles peaux d'âne ne m'ont pas été d'un grand secours pour obtenir, par relations, ma petite situation de «pisse-copie ». Le journalisme est d'ailleurs, comme chacun sait, l'ultime refuge des bons-à-rien bons-à-tout. Mon père n'a pas fait de marché noir, ni d'affaires louches avec les Allemands. Il n'est pas très intelligent. Il a gardé sa boutonnière fleurie et ses opinions conservatrices, mais il est beaucoup moins gras et beaucoup moins rose. Nous avons des fins de mois difficiles.
A la sortie de l'église, sur la place, j'ai rencontré Coco, le marchand de glaces. Il a toujours le teint olivâtre, mais son tablier blanc se bombe maintenant sur un ventre de monsieur distingué. Sa voix a pris une mâle assurance, c'est une voix de chef. Il habite toujours Rueil-Malmaison, mais il cherche, vainement d'ailleurs, un pavillon au Vésinet. Il s'est mis à son compte et il a trois commis sous ses ordres qui vendent des glaces dans les communes avoisinantes. Il « fait» toujours les marrons chauds l'hiver, mais son tripoteur est à moteur avec S.P. Bref, il est très satisfait des affaires.
Un restant de curiosité professionnelle m'a poussé à lui demander la clé d'une telle prospérité.

    — Le commerce honnête des glaces, m'a répondu Coco. Ah! les temps ont bien changé... Je n'ai plus que deux prix, dix et vingt francs, en gaufrettes exclusivement. Plus de cornets. La guerre... (soupir de Coco). Le dimanche, mes commis et moi, nous faisons dans les trente mille francs de recettes, en semaine, dix mille environ...

    — Et ça laisse dans les combien ?

    — Faut bien compter vingt pour cent de frais. Dame, avec le sucre à trois cents francs le kilo, les œufs à vingt francs pièce. Je paye mes commis deux cents francs par jour, nourris et logés, et ils font tous de la « gratte ». Impossible de savoir ric à rac combien il y a de gaufrettes au litre, et je ne peux pas les empêcher de diminuer les doses,.. Faudrait être derrière eux...

    — Avec quatre-vingts pour cent de bénéfice, la marge est tout de même confortable...

    — Faut pas se plaindre. Même s'ils me vendent le sucre à cinq cents francs, je m'en tirerais... L'hiver, je continue les marrons. L'année dernière, ça m'a laissé soixante billets pour deux mois... Ça vaut pas les glaces..,

    — Comme impôts ?

    — Je suis au forfait, je m'en tire. Là où ils peuvent me coincer, c’est avec les répartitions de sucre. Forcément, ils savent combien j'ai touché de kilos, combien de litres de camelote ça représente, tu comprends ?... Le jour où le sucre sera libre, ils pourront toujours se l'accrocher...

J'ai doucement opiné du bonnet, puis j'ai répondu que je voudrais bien en faire autant avec les impôts séculaires et les assurances sociales que le caissier retient chaque mois sur ma maigre paye. Comme je partais, Coco m'a rattrapé en me demandant : « Tu ne veux pas que je t'offre une gaufrette ? C'est justement le jour du chocolat ..

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org