... J'ai cherché sans cesse l'invisible, qui ne finit pas.
Nous en voyons parfois les traces dans les yeux de ceux
que nous aimons.
J. G., 27 août 1954
L'oeuvre
si vaste et variée de celui que les Allemands ont appelé « le Kafka chrétien
» présente un cas unique dans toute l'histoire de la littérature. Et d'abord
parce que, sans avoir jamais renié sa nationalité américaine, il a épousé
la langue française avec un amour absolu, cette langue qu'il appelait la
plus belle du monde, à cause d'une certaine musique incomparable, à la fois
intérieure et lumineuse, dont sa prose pure a comme extrait la quintessence.
Il n'a vraiment appris l'anglais qu'à 19 ans, lors de son premier séjour
américain. Il l'entendait, des lèvres de sa mère, tout enfant, sans en comprendre
un mot, lorsqu'elle lui lisait chaque jour des passages de la Bible anglaise,
dans la merveilleuse Authorised Version, pareille à un livre magique.
Il s'est nourri de quelques récits de Hawthorne et de Poe, près desquels
il revenait toujours, ainsi que de la plus grande poésie anglaise (de Shakespeare
à Hopkins), mais son pays profond était la parlure françoise, et je
crois qu'il a été enterré avec un petit volume de son cher Baudelaire. Paris
encore, sa ville natale, fut la capitale de son coeur, malgré son amour passionné
de l'Italie comme des terres allemandes (la Musique !) où il a laissé son
corps. On n'en finirait pas de multiplier les contrastes. Ses parents étaient nés dans le Sud profond, mais, avant d'émigrer en Amérique au xixe siècle, ses ancêtres (corsaires, hommes de gouvernement, poètes) venaient du pays de Galles, de l'Angleterre et de l'Ecosse. On peut vraiment dire de lui qu'il fut l'étranger sur la terre, le perpétuel exilé. Petit garçon, au lycée Janson-de-Sailly, il intriguait par son isolement. Un camarade lui dit : « Tu appartiens à une nation qui n'existe plus, et tu es d'une religion dont personne n'a jamais entendu parler. » Il se présentait en effet comme Sudiste et anglican. Solitaire, à la manière de tous ses personnages, il cite à son propos le vers de Hölderlin : Je n'ai jamais compris le langage des hommes. Passant sur la terre, il avoue, presque à voix basse : Ce monde n'est pas mon pays... C'est l'un de ses premiers souvenirs d'enfant (il a 5ans) qui a marqué, dit-il, toute sa vie. Il est seul dans le jardin de Passy, à 8 heures du matin. Sa soeur Mary, dans la maison, joue un air de Mozart, ...et l'idée me vient que tout cela est bizarre, bizarre d'être là, seul en cet endroit [...] Je
me demande ce que je fais dans ce jardin. Or ce jardin, c'est le monde, la
terre, et le sentiment que j'éprouvais alors ne m'a jamais complètement quitté.
Je me sentirai toujours étranger en ce monde...1 On ne peut évoquer que de façon cursive l'oeuvre impressionnante, les romans, les nouvelles, l'Autobiographie, les sept pièces de théâtre (sept, c'est-à-dire autant que Racine !), et l'immense Journal, le plus long de l'histoire de la littérature 3. Tout part de l'expérience de l'Ailleurs, avant même celle de l'inconscient et de ce que j'appellerais le surconscient. Elle prolonge, à l'âge de 8 ans, celle de la cinquième année dans le jardin de Passy, et marquera toute sa vie. Il se trouvait en classe, une après-midi de juin, au petit lycée Janson, près d'une fenêtre ouverte sur les branches des platanes et un toit ordinaire. C'est en le regardant que je fus tout à coup arraché à moi-même. Pendant plusieurs minutes, j'eus la certitude qu'il existait un autre monde que celui que je voyais autour de moi, et que cet autre monde était le vrai. J'en éprouvai un bonheur que je renonce à décrire [...] Bien des fois j'ai réfléchi à cette minute extraordinaire pendant laquelle il me sembla que tout devenait immobile, comme si le temps eût cessé d'exister, et je ne pensais à rien, ni à moi, ni à personne, ni à Dieu [...] Peut-être était-ce tout ce que je devais savoir en ce monde de l'univers invisible 4. Cette expérience de l'irréalité du monde
dont on voit, selon Green lui-même, des « traces dans toute [son] oeuvre
», fait sans cesse irruption dans ses rêves, son inspiration, son écriture,
jusqu'au dernier texte qu'il ait écrit, l'extraordinaire Histoire de Ralph, qui fait appel, plus encore qu'Alice au pays des merveilles,
à l'enfant qui demeure en chacun de nous. « Dans son rêve même, il songeait
qu'il était en train de vivre son livre, puisqu'il l'écrivait, puisqu'il
était lui-même le livre de sa vie. » 5 Et l'ultime tome de son Journal le souligne encore : « ... le subconscient, nouveau Virgile, me guide à travers les arcanes de mon moi méconnu » 6.
Il se lance, sans plan, dans chacun de ses livres, poussé par une force où
l'hérédité a sa part : « Derrière mes talons, des hommes et des femmes marchent
dans les siècles passés. Nos ancêtres sont parmi eux. » 7
Et certes, ici commence la nuit la plus trouble, la plus obscure. « Il y
a eu, à un moment, une sorte d'irruption massive de l'hérédité dans mon être
[...] Je suis l'aboutissement de tous ces instincts. A certains jours une
sensation d'être écrasé. » 8 | 1 Oeuvres complètes,
Gallimard, Pléiade IV, p. 1349, et 1378. Pour l'histoire de sa vie, lire
le petit album de la Pléiade et les quatre volumes admirables de son Autobiographie. Toutes les notes renvoient aux huit volumes de la Pléiade. 2 O.C., Pl. IV, p. 1421, 1354, 1366, 1143, 1350 ; V, 924. Cette dernière citation du Journal trouve un écho au centre et au sommet de l'oeuvre, dans sa pièce L'Ennemi, id., III, p. 924. Mais nous retrouverons ce chef-d'oeuvre. 3 Le P. André Blanchet avait longuement étudié, en plusieurs livraisons des Etudes, l'oeuvre romanesque, qui était loin alors d'être achevée. Il appelait de ses voeux un autre éclairage, moins sulfureux, à partir du Journal. Et la grande Autobiographie en quatre volumes n'était pas encore écrite. 4 f. p. 697-8. Trente ans plus tard, dans la même classe de 8e à Janson, avec le même professeur très âgé, j'ai vu le même paysage par la fenêtre ouverte. Je ne lui ai jamais parlé de cette coïncidence, lors de nos quelques rencontres. 5 VIII, p. 835. 6 Pourquoi suis-je moi ?, 24 septembre 1994. 7 VIII, p. 799. 8 IV, p. 1143. Il note que la « manie religieuse » est mêlée au reste, ajoutant : « Dieu sait tout cela, a permis tout cela... » 9 IV, p. 829, 832, 1334, 1447, et passim. Cela étant, Green lui-même introduit des nuances dans ce propos. De Mont-Cinère à Varouna, il y a une coupure totale entre le romancier et le croyant. « Le croyant parle dans son Journal et se penche par dessus l'épaule du romancier. A partir de Moïra seulement, il y a eu les premiers éléments d'une rencontre. Dans L'Ennemi, l'union s'est faite. » Id., p. 1412. 10 VIII, p. 1439 et 800. |