Jean-Paul Debeaupuis, Société d'Histoire du Vésinet, août 2016.

Pierre Lardet au Vésinet

Devenu industriel et directeur de « The Banana Company of Rio Grande » (Nicaragua), propriétaire de la marque Banania et de l'usine de production installée avenue de la République à Courbevoie (Hauts-de-Seine), le publiciste Pierre Lardet se constitue assez rapidement une petite fortune. Ses chevaux de course paraissent sur les hippodromes à la mode, il se fait admettre à la Société de Géographie et ... il fait l'acquisition d'une somptueuse villa au Vésinet, La Louisiane.

La Louisiane (2012).

D'importants travaux de restauration et de « modernisation » en 1983 l'ont privée de ses huisseries d'origine.

 

La Louisiane
Sise 68, boulevard Carnot, la propriété (6000 m² de parc boisé) est principalement constituée par la villa "Grande demeure avec décor de céramique" et ses "communs en bordure de rues remarquables pour leur toit en bâtière" [1]. Construite vers 1880 pour Christian Caesar (grand-père de Maurice Couve de Murville) la villa a connu plusieurs locataires et l'on ignore toujours ce qui lui a valu son nom La Louisiane. [2] Pierre Lardet et sa femme (née Blanche Fillion) y résident avec leurs enfants. La réussite industrielle de la famille Lardet et son implication dans la vie locale ne passent pas inaperçues et la maison méritera durant quelque temps le sobriquet de « Maison Banania ».

La Louisiane au début du XXe siècle.

    Depuis la monumentale grille d'entrée plantée dans le boulevard Carnot [...] une sorte de manoir d'inspiration néo-classique, probablement construit par un de ces Anglais excentriques dont la ville comptait d'innombrables représentants.Prolongeant une tour carrée ornée d'une marquise conquérante, les deux ailes de façade en pierres blanches étaient percées sur trois étages de hautes fenêtres à meneaux flanquées d'échauguettes. De luxueuses tables en céramique enroulaient leurs lianes fleuries sous les arcades. La porte d'entrée en demi-cintre surmontant le perron et son double escalier était vitrée à petits carreaux et aurait pu laisser passer un fiacre attelé. [12]

 

Pierre Lardet et sa famille à la fenêtre de La Louisiane.

La Société des Ibis

En 1921, Pierre Lardet s'est associé à un riche homme d'affaire de ses amis, Albert Viallat [3], pour donner de l'ampleur à la Société Banania. C'est avec ce même associé qu'en 1921 il se propose de reprendre le Casino des Ibis [4], au Vésinet. Le Grand Lac et son île appartiennent à la Ville depuis 1914. Le Casino des Ibis bâti au début du XXe siècle vieillit et périclite. La proposition de Lardet comporte le rachat et la privatisation de l'île. Elle fera l'objet de longues négociations mais sera refusée puis limitée en fin de compte à une location, avec agrandissement du bâtiment dit Casino (dans ses dimensions actuelles), à la construction d'un second édifice faisant fonction d'hôtel (disparu en 2006) et en divers aménagements dans l'île pour en faire un parc d'agrément autour de l'établissement hôtelier. L'accord est conclu en février 1922, conduisant à la création de la Société des Ibis, présidée par Pierre Ladet.

    M. le Maire est autorisé à passer un bail au mieux des intérêts de la Ville pour une durée de 3, 6, 9 ou 12 années avec M. Pierre Lardet, propriétaire au Vésinet, boulevard Carnot, pour la location du pavillon et dépendances situé dans l'île du grand lac et connu sous le nom de pavillon des Ibis. La présente location aurait son point de départ à la date du 1er janvier 1922. [5]

Le 23 février 1922, Le Conseil municipal approuve le bail signé avec M. Lardet, – président du Conseil d'administration de la Société des Ibis – pour la location pour une durée de 12 ans du Casino de l'Ile du Grand-Lac. Les transformations se poursuivront durant plusieurs années. L'inauguration du nouveau restaurant au mois de mai 1924 comptera parmi les événements de la vie parisienne.

    C'est un fait, lorsqu'il fait chaud, on recherche la fraîcheur, lorsqu'on est fatigué, on aspire à un peu de repos. C'est d'ailleurs uniquement pour ces raisons qu'un grand nombre de personnalités parisiennes, appartenant à toutes les branches de l'activité humaine, la finance, le commerce, le théâtre, le journalisme, etc. se sont rencontrées hier au gala d'inauguration du « Pavillon des Ibis » situé au Vésinet à 17 kilomètres de Paris. Les bosquets, les courts de tennis, le lac, le dancing des Ibis ont retenti des cris de joie de tous ceux qui savent et aiment se divertir. [6]

     

    Le Casino des Ibis, apéritifs concerts (vers 1910)

    avant les transformations entreprises par MM. Lardet et associés.

     

    Le Pavillon des Ibis vers 1930

    au terme des transformations entreprises par MM Lardet et associés.

Jean Contesse, autre publiciste résidant au Vésinet (62, avenue de la Princesse) en fera la réclame sous le titre Un petit « coin » enchanteur au Vésinet :

    Dans la banlieue parisienne, il n'est pas d'endroit plus accueillant que la région du Vésinet. Des arbres, de la verdure, des lacs entretiennent une exquise fraîcheur pour le bonheur des yeux et le bien-être dos visiteurs. Aussi, n'est-il pas étonnant qu'un aussi joli "coin" ait été exploité dans ses richesses naturelles. Et au milieu du grand lac se sont établis "Les Ibis", de vieille réputation [...] une maison bien française. Un menu a 25 francs, copieux à souhait, et d'une remarquable qualité satisfera les gourmets les plus délicats et les plus difficiles. Une promenade sur le lac ou une partie de tennis vous donneront l'appétit nécessaire pour apprécier la préparation, à la fois simple et raffinée, des mets qui vous seront présentés. Et si vous le voulez, caché dans l'ombrage, vous découvrirez pour le week-end l'hôtel abordable de prix et de grand confort et vous aurez la joie, au matin, d'entendre l'éveil de la nature, le pépiement joyeux des oiseaux sautillant dans les fleurs...[7]

L'affaire Lardet
Pierre Lardet s'est révélé un habile concepteur mais ses associés le jugent médiocre homme d'affaire. Ils vont monter une subtile manœuvre pour l'écarter de la direction de la Société Banania – comme de la Société des Ibis. C'est chose faite en 1925, Lardet perdant la présidence du conseil d'administration au profit de Viallat. Tandis que Banania connaît un développement considérable et que le restaurant dit Pavillon des Ibis devient un lieu à la mode, très prisé de l'upper-class parisienne, Pierre Larde doit se contenter de la portion congrue. Il médite alors sa vengeance – qui ne lui fait pas honneur. Il rachète un journal en déshérence, La Libre Parole républicaine et, en 1927, il entame dans celui-ci une violente campagne, largement diffamatoire, contre MM. Viallat, président du conseil d'administration, et Louis Jallès, administrateur de Banania qui portent plainte(s).
Quatre assignations pour injures et diffamation ayant été lancées contre lui, de nombreux incidents de procédure soulevés et, finalement, par défaut, la deuxième chambre correctionnelle condamne quatre fois le diffamateur à six mois de prison, 1 000 francs d'amende, 25 000 francs de dommages et intérêts et dix insertions des jugements. Lardet y perd aussi sa Légion d'honneur dont il était officier. Il doit se défaire de la Louisiane. Il sera domicilié à Saint Germain, au 33, rue Voltaire au moment des premiers procès.
En 1929, le jugement venant en appel, il se rend au tribunal où se trouvant en présence de ses adversaires, il tire plusieurs coups de revolver.

    M. Louis Jallès, arrivé vers 12h20, faisait les cent pas dans le vestibule de Harlay, lorsque, parvenant au coin de la galerie de la première présidence, il en vit surgir son adversaire qui n'avait pas caché à diverses personnes qu'il se ferait, au besoin, justice lui-même. Aussi M. Jallès se tenait-il sur ses gardes. Bien lui en prit. Il vit M. Lardet mettre la main dans sa poche et en sortir un revolver. Il se précipita aussitôt vers lui et d'un coup de parapluie sur l'avant-bras, fit dévier l'arme au moment où éclatait un premier coup de feu. Le projectile alla se perdre dans le fond du vestibule. Saisissant son adversaire par les poignets, M. Jallès tenta de le désarmer. Deux nouveaux coups de feu partirent. Une des balles s'écrasa contre un mur. L'autre, traversant les vêtements de M. Jallès, lui effleura le ventre. Se croyant atteint, il lâcha son antagoniste et s'éloigna en disant "Je suis touché !" A ce moment survenaient, attirés par le premier coup de feu, deux agents [...].
    Avant qu'ils aient pu s'emparer du meurtrier, celui-ci, tournant son arme contre lui-même, se logeait dans la région précordiale une balle qui traversa le poumon gauche. Il s'affaissa contre la muraille.
    [8]

    Pierre Lardet, croquis d'audience

    Le Petit Parisien, 6 novembre 1932.

Pierre Lardet se rétablit et ne fut pas incarcéré, mais il passa quelques mois en maison de repos. Réduite à une question de coups et blessures, l'affaire fut renvoyée devant le tribunal où elle fut déclarée amnistiée. Lardet, qui désirait un débat public, n'hésita pas, alors, à déclarer qu'il s'agissait bel et bien d'une tentative de meurtre, et qui méritait le Jury. Le jugement aux Assises se déroule en novembre 1932. Lardet est alors locataire au Pecq, 2 rue de Seine.
Louis Jallès a finalement renoncé à se porter partie civile et Viallat est mort entre temps. Sylvestre, le chroniqueur du Populaire, conclut l'affaire laconiquement :

    Bref, une histoire qui n'est plus tragique et qui l'a à peine été. Un crime qui n'en fut plus un. Un démêlé qui ne vaut qu'une audience civile : l'honneur de Lardet et de la Banania nous importe peu. L'avocat général Lémant et Me Henry Torrès commentent sans passion ce cas dépourvu de pathétique et les jurés prononcent l'absolution inévitable. [9]

Pierre Lardet et sa femme, Blanche [10] qui avait largement financé les premiers pas de la société Banania et qui a toujours soutenu son mari, reviennent s'installer au Vésinet, plus modestement, au 7 avenue Villebois-Mareuil, dans ce qu'il est convenu d'appeler désormais une maison de charme en briques et meulières, ornée de belles céramiques, qui appartenait à la famille Fillion. [11]
Lardet, gros bonhomme, à barbiche pointue, couleur poivre et sel, entré dans la soixantaine, reprend son métier de journaliste spécialiste de l'art lyrique, sans gloire et sans éclat. Il meurt « désargenté » à Paris (17e) le 7 octobre 1945.

La maison du 7 rue Villebois-Mareuil de nos jours.

Les tables en céramique (Table décorée de feuillages et de lianes enroulant des fleurs dans leur volute, inscrite entre un voussoir cintré

orné d'une clé et une tablette reposant sur des modillons) se retrouvent sur plusieurs maisons de la commune,

bâties selon un plan identique ou symétrique, plus ou moins bien conservées.

En mai 2018 est paru le livre de Thierry Montoriol, navigateur et journaliste, arrière-petit-fils de Pierre Lardet, qui raconte sous le titre Le Roi Chocolat [12] la vie très romancée de son bisaïeul (alias Victor) et sa "découverte" du Banania où les lecteurs retrouveront, dans la seconde partie de l'ouvrage, les décors vésigondins à la belle époque et les péripéties évoquées ci-dessus.

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    Notes et sources :

    [1] La propriété aurait pu accueillir, dans les premières années du Vésinet, et dans un bâtiment antérieur, une communauté des sœurs de la Sagesse. Elle est depuis 1992 inscrite sur la liste des demeures à protéger, en annexe du Plan d'Occupation des Sols. Elle a subi des aménagements à diverses reprises suffisants pour que lors de l'inventaire général de l'arrondissement de St-Germain-en-Laye par la direction régionale des affaires culturelles et le Conseil général des Yvelines, en 1986, seuls les communs soient retenus. Elle a servi de décor lors de plusieurs tournages pour le cinéma ou la télévision (L'orchestre rouge, 1989). Parfois nommée Villa Caesar, elle serait due à l'architecte vésigondin Brunnarius, inhumé au cimetière du Vésinet après son décès accidentel en montagne.

    [2] Renseignements recueillis par Alain-Marie Foy auprès de Raymond Caesar, ancien maire Adjoint, vice-président d'honneur du Syndicat d'Initiative, petit neveu de Christian Caesar.

    [3] Viallat a fait sa fortune dans l'hôtellerie. Il possèdera, entre autres, les aspirateurs Electrolux, les moteurs Staub, les fours La Cornue et les savons Cadum.

    [4] L'établissement datait des années 1900. Il avait été question à l'époque d'y établir un casino avec jeux. Le conseil municipal (avril 1903) se déclara, en principe, opposé à cette création, repoussant "jeux et attractions susceptibles de faire perdre au Vésinet son caractère de villégiature de famille". L'établissement conserva cependant l'appellation impropre mais usuelle de Casino des Ibis.

    [5] Archives municipales du Vésinet.

    [6] Paris soir n°234, 26 mai 1924.

    [7] La Semaine à Paris, 1933 et 1934 (plusieurs numéros).

    [8] Le Petit Parisien n°19280, 12 décembre 1929. Les minutes du procès précisent "On constata alors que la balle avait épargné la cœur, mais, traversant le poumon, s'était logée vers l'omoplate."

    [9] Le Populaire n°3560, 6 novembre 1932.

    [10] Blanche Fillion est née à Levallois-Perret le 16 juin 1880. Mariée le 10 janvier 1903 à Neuilly à Paul Lucien Urban, elle lui donne une fille Gaby Urban-Lardet. Mariée en secondes noces le 14 avril 1908 à Neuilly à Pierre François Lardet, elle en aura deux enfants. Décédée à Paris (17e) le 23 juin 1956.

    [11] Entre 1921 et 1931, Mme Henriette Fillion, ancienne artiste et mère de Blanche, était recensée dans cette maison. Dans son roman, Le roi Chocolat (voir ci-dessous) l'arrière-petit-fils de Blanche Fillion laisse entendre que la maison avait été mise à la disposition d'Henriette par son amant, père de Blanche, qui ne serait autre que Charles Garnier, l'architecte de l'Opéra.

    [12] Thierry Montoriol, Le roi Chocolat, Gaïa éditions, Paris, 2018.


Société d'Histoire du Vésinet, 2016-2019 • www.histoire-vesinet.org