Association amicale des secrétaires et anciens secrétaires de la Conférence des avocats à Paris - Bulletin annuel, 1908, pp. 94-104.

M. Alphonse Ledru
Notice lue par M. Jules Fabre à la séance du 16 décembre 1907 (extraits)

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Antoine-Léon-Alphonse Ledru était né à Strasbourg, le 5 septembre 1848. Son digne père, ancien élève de l'École polytechnique, y remplissait les fonctions d'ingénieur des ponts et chaussées; bientôt appelé à diriger un des grands services de la Compagnie des chemins de fer de l'Est, il vint s'installer à Paris avec tous les siens.
Je vis Ledru, pour la première fois, à la rentrée scolaire de 1865; nous suivions la même classe, au lycée de la rue du Havre, qui s'appelait alors lycée Bonaparte, et avait succédé au collège Bourbon. Depuis, il est devenu Condorcet après le quatre Septembre, et Fontanes sous l'Ordre moral ; aujourd'hui, nous le retrouvons Condorcet. Notre vieux lycée enregistre fidèlement le retour de chacune de nos révolutions ; qui pourrait dire à combien de vocables il est encore destiné ?
Mon nouveau camarade et moi, étions tout à fait contemporains, étant nés, l'un et l'autre, à peu de jours d'intervalle, plusieurs mois après le départ de Louis-Philippe, et quelques semaines seulement avant l'élection de Louis Bonaparte à la Présidence. Une rapide affinité nous rapprocha; et pourtant, nous n'avions, pendant les quelques heures consacrées chaque jour aux cours du lycée, que peu d'occasions de nous rencontrer; en effet, il était externe, et moi, j'appartenais à l'un de ces établissements d'enseignement secondaire dont les élèves, militairement groupés, descendaient deux fois par jour des hauteurs de Batignolles et remontaient la rue d'Amsterdam, pour traverser, avant de rentrer, ce qui était encore effectivement la plaine Monceau.
Cette affinité s'accentua rapidement, car, aux premières paroles échangées, nous nous reconnûmes une communauté d'appréciation des hommes et des choses; il ne s'agissait guère alors que de nos professeurs, de nos condisciples, ou des affaires de Sorbonne.
Nous nous sommes revus à l'École de droit; et, pendant ces quelques années de Faculté, nos relations devinrent plus étroites. Habitant le même quartier, nous nous rencontrions presque chaque jour, sans même nous donner rendez-vous, sur cette longue alignée de boulevards qui part de la gare de l'Est et monte jusqu'au Panthéon.
Souvent, nous faisions route avec Albert Ledru, frère jumeau d'Alphonse. Les deux frères se ressemblaient de façon frappante et quiconque ne les connaissait pas bien les prenait aisément l'un pour l'autre. La vie semblait devoir être douce à Albert Ledru; il n'a fait que passer; en quelques jours, un mal violent l'a terrassé. Il venait de se marier; il avait vingt-sept ans; la mort n'a eu pitié ni de son bonheur, ni de sa jeunesse.
Entre nous, les sujets de conversation ne manquaient pas, et les bonnes causeries allaient leur train. Faut-il dire que nous parlions même de politique ? C'était sans intérêt; nous étions d'accord; et je reconnais que nos jugements sur les maîtres du jour étaient plutôt dénués de bienveillance.
On touchait aux dernières années du second Empire. Après ce qu'on a appelé depuis, par un euphémisme imprévu, "l'opération de police un peu rude" de décembre 1851, sur le pays s'était étendu un silence contraint, que n'avait troublé, malgré les promesses pacifiques du discours de Bordeaux, que la suite des guerres de Crimée, d'Italie, du Mexique, et d'ailleurs.
Les Chambres — Sénat et Corps législatif — siégeaient régulièrement; mais on n'y entendait aucune voix discordante, jusqu'au jour où la célèbre petite phalange des Cinq s'était fait entr'ouvrir les portes de la Chambre des députés.
Le public savait à peine ce qui se disait et se faisait au Palais-Bourbon; le compte rendu des débats était interdit; ou du moins, on n'en publiait et n'en laissait publier qu'un résumé des plus brefs, où le vote d'un projet d'intérêt local, ou bien un congé accordé à quelque député obscur, tenait presque autant de lignes qu'une merveilleuse harangue de Jules Favre, un discours précis de Billault, quelque fine raillerie d'Ernest Picard, ou quelque puissante discussion de M. Emile Ollivier. Il en fut ainsi jusqu'au décret de 1860, qui invita le Sénat à rétablir, par sénatus-consulte, le compte rendu sténographique des débats parlementaires.
Vinrent les élections de 1863 ; à l'effarement du pouvoir, les neuf candidats de l'opposition étaient nommés à Paris, et leur groupe se grossissait de plusieurs recrues des départements ; Berryer et Marie triomphaient à Marseille, où ils avaient recueilli même les suffrages des électeurs d'avant-garde. Désormais, un souffle vivifiant allait ranimer les discussions législatives.
La guerre éclate.
Alphonse Ledru, officier de garde mobile, était attaché, si mes souvenirs ne me trompent pas, à un corps spécial, qui avait pour mission — cruelle ironie du sort des batailles ! — de réparer les voies ferrées d'Allemagne au fur et à mesure que l'ennemi, fuyant devant nos troupes victorieuses, les aurait détruites.
Qui donc oserait prétendre encore qu'on n'avait pas tout prévu ?
Quelque illusoire, et malheureusement inutile, qu'ait été son emploi, le jeune officier, enfermé dans Metz avec toute une armée, veut se mêler à la lutte gigantesque engagée autour de la place. En attendant un poste plus actif, il se multiplie sur les champs de bataille, où il porte secours aux blessés ; puis, il réussit à faire accepter ses services dans les ateliers de fabrication de cartouches. Ses chefs immédiats notèrent "son zèle et son intelligence". A la reddition de la ville assiégée, il partage la dure captivité de ses camarades, et ne rentre en France qu'après la signature du traité de Francfort.
Ledru prêta serment d'avocat peu de temps après, le 27 juin 1871, et, dès la rentrée suivante, il concourait à la Conférence; à la fin de l'année judiciaire, il était nommé secrétaire sur la proposition du Bâtonnier du siège, de celui que, "sans pitié pour sa modestie, comme Nicolet le lui disait en face dans son brillant discours de 1878, notre Ordre comptera parmi ses grands Bâtonniers".
Cependant, et au cours de ces quelques mois de reprise du travail, Ledru avait cédé à d'autres et à de plus douces préoccupations : réalisant un rêve depuis longtemps formé, il assurait son bonheur, en associant à sa vie la compagne, digne entre toutes, qui, pendant plus de trente-cinq ans, a institué à son foyer le charme et la joie dans les temps heureux, l'énergie, la force et le courage, quand sont venus les mauvais jours.
Ledru se montrait justement fier de la nombreuse et belle famille dont il était le chef respecté. Plein de confiance, il escomptait l'avenir, et il se voyait, sur le soir de la vie, et à l'heure du repos, entouré de ceux auxquels il a consacré tant de soins, de labeur et d'efforts.
Ce temps était loin encore, car, bien que touchant à la soixantième année, il a conservé jusqu'au jour tragique le plein épanouissement de toutes ses facultés. Il était d'une jeunesse physique étonnante; seuls, quelques rares cheveux gris lui argentaient les tempes ; et ceux qui le rencontraient sous son uniforme d'officier supérieur croyaient voir appliquer, en sa personne, le principe du rajeunissement des cadres.
Il aimait ardemment l'état militaire, et, bien que la loi l'en dispensât depuis longtemps, il avait tenu à continuer son commandement dans l'armée territoriale. Chaque année, la période d'instruction qui le ramenait à Clermont-Ferrand, où il retrouvait d'affectueuses relations de famille, lui était une occasion de repos d'esprit et de santé morale. Après avoir successivement gravi les échelons de la hiérarchie, il allait être promu au grade de lieutenant-colonel ; au titre militaire, il avait reçu, en 1900, la croix de chevalier de la Légion d'honneur, pour laquelle, déjà, au siège de Metz, il s'était vu l'objet d'une proposition.
C'est sous son dolman aux quatre galons d'or qu'il est tombé pour toujours; peut-être était-ce, dans le secret de ses pensées, la mort qu'il avait rêvée, mais avec le patriotique espoir de la voir venir à lui sur quelque champ de bataille de notre frontière de l'Est.
Quand il y débuta, Ledru était bien préparé pour la Barre ; il savait le droit; il fouillait ses dossiers jusque dans leurs moindres pièces; il discutait solidement, et, pour la forme, s'en rapportait à son extrême facilité d'élocution, qui ne le trahissait jamais ; en un mot, il plaidait fort bien. Il s'attacha successivement au cabinet d'Oscar de Vallée et à celui de Lente.
Oscar de Vallée, mieux doué pour le siège du ministère public que pour le Barreau, apportait à la plaidoirie l'imposante majesté qui émanait de toute sa personne; chez lui, Ledru apprit le respect de la pureté du langage.
Lente a été le modèle de l'avocat accompli ; parfois inégal peut-être, lorsqu'il était bon, il ne tardait pas à devenir parfait ; auprès de Lente, Ledru apprit la pratique utile et consciencieuse des affaires. A vivre, comme il le faisait, de la vie judiciaire, le jeune avocat n'était pas sans mérite, car il s'était toujours senti un vif attrait pour la politique, et s'y serait volontiers consacré sans réserve. Il s'y était essayé à la Conférence Mole, dont il suivait assidûment les séances et qu'il présida pendant une année —j'allais dire pendant une session.
Pour se préparer aux auditoires publics et affronter les foules, il avait fait de nombreuses conférences. Le succès l'y accueillit ; mais l'épreuve n'était pas décisive. Traiter devant des auditeurs bienveillants, qui n'interrompent que pour applaudir, un sujet d'histoire ou de littérature, choisi à l'avance et préparé à loisir, ou bien, au contraire, se livrer aux citoyens, agités et barbus, qui fréquentent toutes les réunions électorales, et font, dans toutes, le même vacarme, vociférant, contre le malheureux candidat qui s'époumone et s'épuise, les plus pittoresques injures, ce n'est pas précisément même affaire. Mais Ledru n'avait pas peur; il estimait qu'il devait combattre le bon combat, et il lui sembla que le moment était venu d'engager la bataille.
Il passait les mois d'été au Vésinet, où son père possédait une vaste propriété, enfouie sous de beaux ombrages. Les électeurs de la localité ne tardèrent pas à appeler l'avocat parisien à siéger au conseil municipal. Ce modeste échelon franchi, il entrevit le Palais-Bourbon, et, le scrutin de liste ayant été rétabli, il se fit, en 1885, admettre sur celle que formèrent, en Seine-et-Oise, les comités républicains
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Peut-être, par ses conceptions personnelles, était-il de nuance plus accentuée que certains de ses compagnons de lutte. Mais quelques divergences, parfois sur des questions secondaires, ne suffisent pas à troubler l'accord et l'harmonie.
Quatre listes s'offraient au choix du corps électoral. Ledru se retrouvait avec Rameau, l'ancien maire de Versailles pendant la guerre, Ferdinand Dreyfus, le colonel Langlois, Hippolyte Maze, Joseph Reinach, d'autres encore. Il mena vigoureusement la campagne, parcourant sans repos le grand département et dépensant sans compter son ardeur et ses forces. Il fut battu. Cet échec ne laissa pas de surprendre. On voyait, en effet, figurer sur sa liste la plupart des députés sortants dont l'influence personnelle semblait devoir s'exercer encore, au moins dans la circonscription qu'ils avaient représentée au scrutin uninominal.
Mais qui s'aviserait de s'étonner des fantaisies du suffrage universel? et qui aurait suffisante perspicacité pour déterminer les causes de ses caprices successifs ?
Cette défaite, dont il se consola sans peine, ne diminua pas la légitime autorité dont Ledru jouissait auprès de ses électeurs municipaux du Vésinet; bien au contraire : la confiance qu'il inspirait lui ouvrit les portes de la mairie, où il resta jusqu'en 1892
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A ce moment, et depuis plusieurs années, Ledru avait quitté le Barreau de Paris; pendant dix-sept ans, par son talent, par son savoir, par l'impeccable correction de sa vie professionnelle, il avait tenté de s'y créer l'emploi qu'il méritait, et il semblait que, pour l'occuper, il possédât tout ce qu'il fallait — tout, excepté peut-être cette chose imprécise et innomée, qui confine à la chance et procède du hasard, et que l'on ne peut acquérir.
Faire naître les occasions de succès, et savoir en profiter quand elles sont nées ; avoir conscience de sa propre valeur, et en aviser les autres jusqu'à les en convaincre ; ne pas abuser de la modestie ; ne pas craindre la renommée ; ajouter à quelque savoir une légère dose de savoir-faire et beaucoup de savoir-vivre ; s'adonner à la culture intensive des amitiés généralisées... si tout cela, sans rien de plus, ne suffit pas, chez nous, pour permettre l'accès des suprêmes grandeurs, du moins, avec tout cela, est-on assuré de remplir une occupation suffisamment honorée.
Ce fut en 1888 que, comprenant bien ce qui lui manquait, Ledru prit la virile résolution de nous quitter ; quelques vides s'étant produits au Barreau de Versailles, il y alla prendre place.
A quarante ans, abandonner une situation acquise, pour tenter la fortune sur un autre théâtre, où les incertitudes risquent d'être aussi prolongées, c'est le propre des fermes esprits. Ses amis ne virent pas sans tristesse s'éloigner celui qui partait ; ils comprirent bien que les cordiales relations, jusqu'alors soigneusement entretenues, allaient forcément se distendre, et que les joj^eux propos échangés dans la fréquentation régulière de la salle des Pas-Perdus ne se renoueraient désormais qu'au hasard d'une affaire devant le tribunal de la Seine, ou de l'appel d'un jugement de Versailles.
Les résultats favorables ne se firent pas attendre ; d'abord, Ledru put conserver, pour la matière spéciale des expropriations, l'utile clientèle d'une grande compagnie de chemins de fer ; puis, il fut chargé des affaires du département de Seine-et-Oise et de quelques communes de l'arrondissement.
Et bientôt, dans l'emploi grandissant qu'il se créait jour après jour, il fit apprécier de tous la facilité de son éloquence, la clarté de ses expositions, la brièveté de ses explications. Aussi, dès 1892, quatre ans après son inscription, était-il appelé à siéger au Conseil de l'Ordre, où il est resté jusqu'à la fin; à deux reprises, en 1896 et en 1904, il reçut les honneurs du Bâtonnat.
C'est dire les regrets attristés que sa mort laisse aux magistrats qui l'écoutaient, et aux confrères qui l'entouraient de leur estime.
Les uns et les autres les ont affirmés publiquement, à la rentrée du 15 octobre ; ce jour-là, l'audience officielle étant levée, le président du tribunal évoqua la mémoire de Ledru, tombé, dit-il, "au service de la patrie" ; il rappela que, lorsqu'elles lui étaient confiées, "les causes les plus difficiles et les plus compliquées paraissaient des plus faciles à élucider", et ajouta "qu'à ses qualités professionnelles il joignait une affabilité de caractère fort appréciée".
Le Bâtonnier de l'Ordre des avocats et le président de la chambre des avoués s'associèrent chaleureusement à ce juste témoignage. Il restera d'autant plus précieux que, si les querelles politiques et les divergences religieuses s'éteignaient au seuil du Palais, jamais, au dehors, Ledru n'a caché ni les couleurs de son drapeau, ni la netteté de ses résolutions. Mais ce n'était pas seulement aux affaires judiciaires qu'il se consacrait. Bien qu'il n'y parût pas particulièrement préparé, il s'intéressa aux choses de l'agriculture. D'abord membre, puis bientôt secrétaire général du comice agricole de Seine-et-Oise, il en devint le président, et se tenait, à ce titre, à la disposition de tous ceux qui voulaient recourir à ses sages conseils.

Vivant ainsi pour les siens et pour les autres, plus que pour lui-même, Ledru touchait à ce moment de la vie où, malgré tout, l'âge mûr va s'avancer et le déclin apparaître. Ses jours passaient, paisibles et bien remplis ; un effroyable drame a tout brisé.
Au matin du 20 septembre, le chef d'escadron Ledru, en service, venait de saluer le général commandant le corps d'armée ; quelques mètres à peine l'en séparaient quand, au brusque tournant d'un chemin de campagne, son cheval s'abat et le projette à terre. Dans l'énergie d'un dernier effort, comme le soldat frappé qui veut combattre encore, le malheureux se relève, arrache ses gants et tâche d'arrêter le sang qui a jailli de sa tête fracassée ; on est accouru à son cri de détresse ; mais tout secours est inutile, la chute était presque subitement mortelle
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Qui doutera qu'à cette minute de poignante angoisse sa dernière pensée ne soit allée, par une tension cruelle, à ses chers absents, auprès de qui il ne lui était pas donné d'exhaler son dernier soupir ?
L'histoire d'Alphonse Ledru est très simple, comme il fut simple lui-même. Au souvenir de la dignité de sa vie s'unira, pour tous, celui de la fermeté de ses principes et de l'indépendance de son esprit. Il respectait infiniment les convictions d'autrui, si erronées qu'elles lui parussent ; il ne laissait pas entamer les siennes.
Aujourd'hui, de mon vieil ami, il ne subsiste plus que les salutaires exemples qu'il a donnés.
Le destin l'a frappé sans merci, et, comme dit la ballade allemande, "les morts vont vite" ; peu après qu'ils ont disparu, que reste-t-il des meilleurs d'entre nous?
N'est-ce pas déjà beaucoup que quelques-uns de ceux qui les ont vus passer ne les oublient pas ?
En dehors des siens, qu'il a tant aimés et qui, eux aussi, l'aimaient si tendrement, j'en sais qui garderont pieusement la mémoire d'Alphonse Ledru.


Société d'Histoire du Vésinet, 2009 - www.histoire-vesinet.org