D'après Claude BEAUD, Vice-Président de l'AC78.

La Marche de l'Armée, 29 mai 1904

Six mois furent nécessaires au journal Le Matin pour organiser "la Marche de l'Armée" après celle des Boursiers, du personnel de l'Alimentation, des Midinettes etc...
Avec l'autorisation du ministre de la Guerre et de leurs chefs, tous les corps de troupes fournissaient des équipes de dix hommes par régiment. Quelque 220 corps de troupes s'étant fait inscrire, ce sont donc 2200 soldats, sous-officiers, caporaux et soldats qu'il fallut loger à Paris.
Dès le samedi 28, on nota une forte agitation de badauds aux alentours de l'hôtel du Matin, tandis que des garçons de ce journal distribuaient de petits drapeaux commémoratifs.
L'épreuve sportive consistait à effectuer, dans une tenue moins que sportive, mais tout ce qu'il y avait de plus réglementaire y compris les brodequins, le trajet Paris — St-Germain-en-Laye et retour, soit une distance de 45 km. De considérables mesures de sécurité avaient été prises par Monsieur Lépine, préfet de police, dans le département de la Seine et par son homologue Monsieur Poinçon dans celui de Seine & Oise.
Pour la sécurité, plus de 4000 hommes avaient été disposés sur tout le parcours pour faire la haie à droite et à gauche de la route, et des gendarmes à cheval précédaient les groupes de marcheurs pour dégager la voie. Des buffets, des postes de secours, des ambulances civiles et militaires se dressaient un peu partout, notamment à Nanterre, Chatou, St-Germain, Rocquencourt, Vaucresson, St-Cloud, Boulogne et à la Galerie des Machines. L'itinéraire fût le suivant:
Départ à 6 heures 30 du boulevard Poissonnière pour le regroupement et départ officiel place de la Concorde; traversée de Neuilly, Nanterre, Chatou, Le Vésinet, Le Pecq, St-Germain, Le Pecq, Port-Marly, Rocquencourt, Vaucresson, Garches, St-Cloud, Boulogne, Paris place de l'Alma, avenue de La Motte-Picquet, Galerie des Machines avenue de Suffren.


Marche de l'Armée
Arc de triomphe, boulevard Carnot.

L'épreuve se déroula sous une chaleur anormalement élevée pour cette fin de mai qui provoqua, selon les rapports officiels "de regrettables incidents" : une quarantaine de concurrents furent transportés dans des hôpitaux. Le bruit a même couru qu'un des soldats de la marche aurait succombé à Garches. Il résulte des recherches que cette nouvelle était inexacte. Une ambulance avait été établie dans cette commune chez un Monsieur Leroy. Pas plus d'un dixième des coureurs terminèrent l'épreuve. [A la suite de la parution de cette page web, la famille du caporal Maurice Antoine Baconnet, du 134e RI, nous a communiqué la copie de son acte de décès, en date du 29 mai 1904, à Paris rue de Sèvres n°151 et transporté au Val de Grâce, ainsi qu'un extrait de son livret militaire attestant de la cause de sa mort "insolation", alors qu'il participait à l'épreuve.]

Marche de l'Armée au Vésinet
Marche de l'Armée
Place de la République

Le vainqueur fut "un grand diable harassé et poussiéreux dont les longues jambes, flageolant sous le pantalon de treillis, semblent de taille à lutter avec les fameuses bottes de sept lieues" (Le Monde Illustré, juin 04). Il s'agissait du soldat Girard, 149e régiment d'infanterie d'Epinal, en 5 heures 18 minutes 48 secondes (d'après L'Illustration), 5 heures 19 minutes 48 secondes (d'après F.F.A.C.N. Manche), 5 heures 10 minutes 45 secondes (d'après la France Militaire).
Canat, 146e régiment d'infanterie prit la deuxième place en 5 heures 20 minutes. Par équipe, le 46e régiment de ligne de Paris reçut le challenge. devançant le 89e régiment d'infanterie de Paris.


Marche de l'Armée
Arrivée des concurrents à la Galerie des Machines

Toutes ces prouesses furent enregistrées par un jury présidé par le général Marcot, commandant l'Ecole de St-Cyr. Après quelques repos et soins prodigués dans la Galerie des Machines, les soldats dispos firent honneur à un buffet monstre, qu'on en juge :

400 poulets, 200 kg de porc rôti, 200 kg de jambon cuit désossé, 250 kg de galantine, 200 kg de roast-beef, 200 kg de fromage de gruyère, 100 kg de saucisson d'Arles, 2000 oeufs durs, 4000 petits cakes, 2000 bananes, 2000 oranges, 1500 kg de pain, 600 kg de cerises, 1000 litres de bière, 500 bouteilles d'eau d'Evian, 2000 tasses de café, 2000 tasses de consommé.

Ouf! On note quand même qu'il n'est pas fait mention de vin; le "gros rouge" n'aurait donc pas eu les faveurs de l'armée ?
Dans la soirée, des spectacles furent offerts aux participants à l'Opéra (Aïda), et au Trocadéro (L'Anglais tel qu'on le parle de Tristan Bernard). La "cinématographie" complète de la Marche fut réalisée par Monsieur Gaumont en personne.
Le challenge, prix de l'équipe, consistait en un groupe en bronze exécuté par Antonin Mercié "La gloire conduisant les pas du soldat".

Quant au soldat Girard, il reçut, outre la coupe de Sèvres offerte par le Président de la République, un prix du Président du Sénat, des ministres, des élèves de l'Ecole Militaire de Saint-Cyr, un revolver de luxe du ministre de la Guerre, un livret de Caisse d'Epargne de 70 frs, un bon pour un complet, une bicyclette et ... une médaille de la Ville du Vésinet [seule ville traversée à avoir prévu une récompense !]

coll. Ghestem

Hélas, "pas de belles fêtes sans lendemains" dit le proverbe. Une pareille épreuve ne pouvait aller sans quelques graves inconvénients. Aussi fit-elle fait l'objet de nombreuses et sévères critiques, et même d'une interpellation à la Chambre. En effet, au Palais-Bourbon, le lieutenant-colonel Rousset interpella le ministre de la Guerre, le général André. Ce dernier répondit à la tribune qu'il "regrettait les conséquences de cette manifestation sportive, qu'il n'avait pas prévues". Il demanda ensuite le vote d'un ordre du jour le déchargeant purement et simplement de toute responsabilité et il l'obtint.
Pour terminer, cette conclusion du journaliste de la Vie Illustrée du 3 juin 1904: "Napoléon disait que le meilleur marcheur est le meilleur soldat. Certes ! Un mauvais tireur qui arrive vaut mieux, comme unité de combat, qu'un parfait tireur qui n'arrive pas".

Sources:

  • L'Illustration, 4 juin 1904;
  • Le Monde Illustré, 4 juin 1904;
  • La France Militaire;
  • Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, décembre 1988;
  • Elizabeth Hausser, Paris au jour le jour 1900-1919, Editions de Minuit, 1968

Société d'Histoire du Vésinet, 2006 - www.histoire-vesinet.org