Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires n° 91, 24 juillet 1881

Le Mystère du Vésinet
Imbroglio entre Paris et Londres  
[6/6]
par Marie Guerrier de Haupt,
Lauréat de l'Académie française.

 

Chapitre VI.

Le secret de l'homme au plaid.

C'était un dimanche d'automne; la journée s'annonçait comme devant être magnifique et, à chacun des trains venant de Paris, débarquaient au Vésinet une foule de curieux attirés par les courses qui allaient avoir lieu. Les blondes misses et les jeunes gentlemen de la colonie anglaise se préparaient à assister aux courses, à cheval, de manière à pouvoir suivre, en dehors de la piste, toutes les péripéties de la lutte engagée.
Mistress Varing ayant eu la fantaisie de suivre cet exemple avec son père, lord Kingston, pour cavalier, avait prié Jeanne de les accompagner, mais, sur le refus formel de la jeune fille, elle avait renoncé à un caprice dont le but principal était de distraire son amie. Depuis la scène du bal, Jeanne était triste et souffrante. Elle aurait dû pourtant, au contraire, devenir plus calme et sentir l'espoir renaître dans son coeur, car les principales causes de ses chagrins semblaient disparues à jamais. Lady Kingston, à qui elle avait avoué et l'irrégularité de sa naissance, et l'amour de Richard, et les suppositions injurieuses de sir Smith, qui l'avaient contrainte de renoncer à une union d'abord acceptée avec bonheur, avait pris sur elle de parler à Richard. Celui-ci avait supplié Jeanne de lui pardonner sa jalousie et ses soupçons, et de consentir à lui accorder sa main, mais l'orpheline refusait obstinément.
Elle ne pouvait oublier que l'oncle du jeune homme l'avait accusée de vouloir seulement par ce mariage se procurer un nom et une fortune; Elle ne pouvait oublier l'insulte publique que Mr Smith lui avait faite. Elle, se croyait à jamais perdue de réputation, et de là venait l'incurable tristesse qui, en dépit de son courage et de son énergie, exerçait sur la santé de la malheureuse enfant la plus fâcheuse influence.
Mistress Varing ayant abandonné son projet de suivre la course à cheval, il fut convenu que les trois dames y assisteraient de la terrasse de l'habitation, d'où l'on découvrait toute la piste, Le coup d'oeil était de là peut-être plus curieux même que des tribunes, car le regard embrassait à la fois le champ de courses et la foule bariolée des curieux, des parieurs, des amazones et des cavaliers; les voitures de course, avec leurs plates-formes couvertes de sportsmen faisant sauter les bouchons des bouteilles de vin de Champagne; les calèches découvertes, à demi remplies de fleurs et occupées par les grandes élégantes du monde et du demi-monde.

Richard vint à passer à cheval devant la terrasse. Il s'arrêta un instant pour saluer les dames et pour échanger quelques mots avec elles.
— J'espère encore, dit-il à demi-voix en s'adressant à Jeanne, que vous ne vous obstinerez pas dans un refus qui me désespère. J'ai essayé vainement, tous ces jours-ci, de voir mon oncle; mais comme il est grand amateur de courses il ne résistera certainement point au désir d'assister à celles-ci, je suis presque sûr de le rencontrer, je lui parlerai, et lui-même viendra vous demander pardon de tout le mal qu'il vous a fait.
— Ne lui parlez pas de moi, je vous en supplie! fit Jeanne avec une sorte d'effroi. Il en résulterait certainement encore de nouveaux malheurs !
Pour toute réponse, Richard la salua de la main avec un regard souriant et empreint de l'amour le plus vrai; puis il mit son cheval au galop. Comme il l'avait prévu l'homme au plaid, autrement dit Mr Smith, s'était laissé entraîner à la tentation de suivre la course. Son neveu n'avait point achevé le tour de la piste qu'il l'aperçut monté sur un assez beau cheval de louage, mal dressé, à en juger par l'attention que Mr Smith, excellent cavalier, devait apporter à le maintenir pour l'empêcher de se livrer à quelque extravagante fantaisie de cheval vicieux.
— Mon oncle, fit Richard en s'approchant de lui; vous ne m'avez point honoré de votre visite depuis le jour où j'ai été averti par vous de la prétendue intrigue de miss Laurent avec un certain M. Gustave; à mon tour, maintenant, je vous prie de vouloir bien m'écouter.
— Ici? fit l'homme au plaid en montrant ses dents blanches. Alors l'entretien ne devra, j'imagine, avoir rien de confidentiel?
— Vous en jugerez vous-même, répondit le jeune homme. Je me suis présenté plusieurs fois chez vous sans vous rencontrer, je vous rencontre ici et je tiens à profiter de la première occasion qui m'est offerte de vous parler.
— Qu'avez-vous donc à me dire, mon cher Dick? demanda l'oncle, occupé de son cheval et n'accordant qu'une attention médiocre aux paroles qu'on lui adressait.
— Veuillez d'abord m'apprendre, fit brusquement Richard, irrité de cette distraction qu'il supposait feinte, veuillez d'abord m'apprendre pourquoi vous faites courir le bruit que miss Jeanne Laurent est la fille d'une servante et d'un forçat?
— Ah! on vous a dit ceci? fit tranquillement Mr Smith; eh! bien mais, n'est-ce donc pas vrai? Est-ce que, par hasard, vous auriez des preuves du contraire?
— J'ai ces preuves, non point par hasard, dit gravement le jeune homme, mais parce que lady Kingston, à qui Jeanne les a confiées, a bien voulu me les communiquer, comme elle vous les communiquera à vous-même si vous le-désirez.
— Et ces preuves se composent? interrogea l'oncle de plus en plus railleur.
— Elles se composent: d'abord de l'acte de naissance de Jeanne, portant le nom de sa mère, puis d'une lettre de son père, écrite quelques semaines avant la naissance de l'enfant, promettant à la mère de revenir bientôt lui donner son nom, et obtenir d'elle son pardon pour les larmes qu'il lui avait fait verser. Cet homme, était français, comme la mère de Jeanne; il paraissait sincère, et devait, à en juger d'après sa lettre, appartenir au meilleur monde. Il se nommait Edouard de Mortain.
— Vous dites? fit Mr Smith, devenu subitement livide, et arrêtant son cheval d'un si brusque mouvement que l'animal se cabra et faillit le désarçonner.
— Je dis qu'il se nommait Edouard de Mortain, et qu'il était à Paris au moment où il écrivait cette lettre à la mère de Jeanne, la malheureuse Hermance Lérys, une pauvre et belle orpheline, que des revers de fortune avaient contrainte de chercher des moyens d'existence en donnant à Londres des leçons de français.
Mr Smith, pâle, haletant, les yeux démesurément ouverts, regardait fixement son neveu sans paraître le voir.
— Qu'avez-vous? demanda celui-ci frappé de la subite altération de ses traits. Il eut à peine le temps d'achever sa question. Le cheval de son oncle, sentant les rênes échapper aux mains du cavalier, fit un brusque écart pour se débarrasser de lui et partit à fond de train. L'habitude de monter à cheval et l'instinct de conservation, bien plus qu'une volonté raisonnée firent que Mr Smith se maintint en selle. Mais la course désordonnée du cheval devait fatalement amener un dénouement tragique. De tous côtés des cris retentirent; on se précipita pour essayer d'arrêter l'animal affolé. On ne put l'empêcher d'aller s'abattre à cent pas de la villa de lady Kingston après avoir jeté à bas et foulé aux pieds son cavalier.


Le blessé fit un geste, comme pour prendre la main de la jeune fille
Illustration d'après nature par F. Kauffmann

Les dames avaient, de la terrasse, assisté à cet horrible spectacle. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire elles furent auprès du blessé. Richard et de nombreux témoins de l'accident y arrivèrent presque en même temps qu'elles, et un médecin qui se trouvait parmi les assistants donna les premiers soins à Mr Smith.
Quand celui-ci ouvrit les yeux, son premier regard fut pour Jeanne, debout devant lui et guettant avec anxiété son retour à la vie. Une expression de désespoir et de tendresse infinie apparut sur ce visage, où d'ordinaire se lisaient seulement la raillerie et la dureté. Il fit un geste comme pour prendre la main de la jeune fille, et retomba sans forces, en poussant un sourd gémissement.
Nul ne comprit ce mouvement. Jeanne, et Richard eux-mêmes n'y virent qu'une manifestation des tortures physiques endurées par le malheureux. Le cheval, en piétinant la poitrine, avait brisé les côtes, et l'on avait lieu de redouter de graves lésions internes. — Une civière fut apportée, et l'on put, avec des précautions infinies, transporter à la villa le malade, chez qui, après une nuit terrible, un mieux assez sensible parut se déclarer le lendemain matin.
— Nous vous sauverons, mon oncle; dit Richard qui avait, ainsi que le docteur, passé la nuit au chevet de Mr Smith. Celui-ci, portant un mouchoir à ses lèvres, le retira maculé de taches de sang qu'il montra au jeune homme.
— Non, dit-il d'une voix faible; je n'en ai pas pour longtemps et cela vaut mieux ainsi. Mais il faut profiter du peu de temps qui me reste. Dick, j'ai à vous parler de choses graves. Le médecin, en entendant ces paroles, se retira discrètement.
— Mon enfant, reprit le moribond, donnez-moi ce petit portefeuille qui est là sur la table et que vous avez trouvé hier dans mes vêtements. Depuis vingt ans il ne m'a jamais quitté.
Richard obéit, et son oncle, ouvrant d'une main tremblante un petit portefeuille vieux et fané, en retira plusieurs lettres, dont le papier, jauni par le temps, prouvait qu'elles remontaient à une date déjà ancienne.
— Voyez, dit-il, montrant à Richard la signature de ces lettres.
— Hermance Lérys! s'écria celui-ci, en proie à une profonde surprise et à une émotion bien compréhensible. Mais alors... alors... Edouard de Mortain c'était donc...
— C'était moi! balbutia Smith. Moi qui m'étais fait passer pour français afin d'obtenir la confiance d'une pauvre enfant isolée loin de sa patrie, moi qui, sous un nom supposé, ai réussi à m'en faire aimer et qui l'ai ensuite abandonnée....
Il s'interrompit, brisé par l'émotion que lui causaient ces souvenirs; puis au bout d'un instant, ranimé par la puissante volonté de sa nature énergique, il reprit, d'une voix plus ferme:
— Vous êtes indigné, Richard? Attendez cependant avant de me condamner. Quoique bien coupable je ne fus point aussi complètement lâche que vous le supposez. En écrivant à Hermance que j'allais la rejoindre pour lui donner mon nom et légitimer notre enfant, j'étais de bonne foi. J'avais réellement l'intention de lui avouer qui j'étais et, en lui demandant pardon de l'avoir trompée, de lui offrir de réparer mes torts envers elle. Une maladie grave me mit pendant trois mois hors d'état de quitter Paris et même d'écrire à Hermance. Dès que je fus en état de voyager je me rendis à Londres pour la rejoindre, mais je ne la trouvai plus. Elle avait quitté la ville, me dit-on, peut-être l'Angleterre. Il me fut impossible d'apprendre ce qu'elle était devenue. Elle avait changé de nom pour mieux me faire perdre sa trace et je ne pus savoir même si elle et mon enfant étaient encore de ce monde. Désespéré je passai plus de deux ans à voyager, espérant toujours qu'un heureux hasard me ferait la rencontrer. Au bout de ce temps, cédant aux instances de ma soeur, — à votre mère, Richard — persuadé d'ailleurs que la malheureuse Hermance n'existait plus, je consentis à me marier. L'union que je contractai ne m'apporta que de nouvelles douleurs. Ma femme était atteinte de la poitrine, elle mourut au bout d'un an; mon beau frère et ma soeur me furent enlevés quelques années plus tard. Il ne me resta que vous, Dick, sur qui je reportai toute mon affection...
Le blessé s'interrompit de nouveau, et Richard, effrayé de sa mortelle pâleur appela le médecin.
— Il a parlé trop longtemps, dit ce dernier en donnant au malade un cordial destiné à le ranimer momentanément. Je crains, monsieur, ajouta-t-il prenant sir Earley à part, que le moment fatal ne soit point éloigné. Si votre parent a ici quelques autres membres de sa famille il serait urgent de les faire prévenir.
Richard fit de la tête un signe négatif et se rapprocha de son oncle.
— La fin approche, n'est-ce pas? murmura le moribond, qui avait entendu ou deviné les paroles du médecin. Le jeune homme voulut essayer de le rassurer.
— Inutile; fit doucement Smith, portant péniblement la main à sa poitrine; je sens là que c'est fini. Pourtant...J'aurais bien voulu... voir mon enf... J'aurais voulu voir... votre fiancée, Richard Je mourrais tranquille si j'entendais de sa bouche une parole de pardon.
Le regard suppliant de cet homme, jadis si rude, aurait attendri le coeur le plus insensible. Sir Earley sortit précipitamment pour aller révéler à Jeanne le secret qu'il venait d'apprendre. Celle-ci ressentit, non-seulement une émotion violente, mais un sentiment indéfinissable, singulier mélange d'indignation et de pitié, de tendresse et de honte, en retrouvant son père dans l'homme qui s'était montré son plus cruel ennemi. Elle avait à peine recouvré un peu de sang froid qu'un serviteur, effaré, accouru, de la part du docteur, prier Richard de venir en toute hâte.
— M'accompagnerez-vous, Jeanne? demanda sir Earley. Lui refuserez-vous, à son dernier moment,le pardon qu'il implore?
La jeune fille hésita. Un combat se livrait en elle entre sa générosité naturelle, et le souvenir de tout ce que sa mère, de tout ce qu'elle-même avaient souffert par la faute de cet homme qui allait mourir. La pitié l'emporta. Mettant sa main dans celle de Richard elle le suivit au chevet du moribond.
En la voyant entrer celui-ci fit un mouvement pour joindre les mains dans un élan de reconnaissance. Il ne put y parvenir; mais son regard interrogea sir Earley.
— Elle sait tout; dit gravement le jeune homme, comprenant sa pensée. Elle sait tout... et elle vous pardonne.
Un rayon de joie suprême parut dans les yeux du mourant, puis il regarda encore Jeanne, comme pour lui demander si, vraiment, elle lui pardonnait. Tous les cruels souvenirs de l'enfant s'anéantirent dans la solennelle émotion de ce moment suprême. Tombant à genoux elle murmura, les yeux pleins de larmes:
— Mon père!... je prierai pour vous!
Les traits du moribond, contractés par la souffrance, se détendirent soudain, et un vague sourire parut sur ses lèvres, qui laissèrent échapper un léger soupir. L'âme immortelle du coupable avait, pour abandonner son corps, attendu qu'il eût obtenu le pardon de son enfant !

Six mois plus tard sir Richard Earley épousait Jeanne dans l'église du Vésinet. Il avait tenu à ce que le mariage eût lieu dans le pays même où des bruits malveillants avaient couru sur le compte de sa fiancée. Mais à l'issue de la cérémonie, les jeunes époux, à qui lord et lady Kinsgton avaient tenu lieu de parents, partirent pour Paris d'abord, d'où ils se rendirent en Angleterre, dans la propriété laissée par Mr Smith à ses enfants.
Quant au « beau Gustave » convenablement rétribué pour le dommage pécuniaire causé par la perte de sa place — changée déjà, prétend-il, pour une meilleure — il est plus content de lui et plus conquérant que jamais; Seulement il a pris, on ne sait pourquoi, en aversion la ligne de Paris à Saint-Germain, qu'il préférait jadis à toutes les autres. Lorsque ses amis lui proposent une partie de ce côté il trouve toujours d'excellentes excuses pour se dispenser d'accepter leur invitation.

FIN
The end


Société d'Histoire du Vésinet, 2009 - www.histoire-vesinet.org