Identification and Documentation of Modern Heritage,Published in 2003 by the UNESCO World Heritage Centre with financial contribution from the Netherlands Funds-in-Trust.
Les ensembles urbains nouveaux de l'âge industriel par Jean-Louis Cohen [extrait].
Les quartiers nouveaux
L’extension planifiée des villes existantes résulte au XIXe siècle, dans un premier temps, du développement de la production industrielle et des échanges, autour des pôles nouveaux que sont les fabriques, les ports et les gares.
Avec la destruction des fortifications, notamment en Europe occidentale, et le mouvement de l’urbanisation, des projets délibérés et des principes de régulation apparaissent, comme dans le cas de la Stadterweiterung encadrée par la loi prussienne de 1875. À Barcelone, la création d’un véritable système urbain nouveau est fondée sur les théories d’Ildefonso Cerdà et instaure une géométrie en rupture avec les tracés et les échelles de la ville ancienne.
Les premières générations d’extensions procèdent en général d’un principe de régulation publique de la construction privée et ne débouchent pas sur la constitution d’un tissu homogène formant à lui seul une architecture cohérente. En revanche, certains de ces quartiers offrent un paysage architectural contrasté et en tant que tel représentatif du concept d’"oeuvre d’art totale" que Camillo Sitte élabore en 1889. L’extension wilhelmienne de Metz illustre bien cette démarche dans l’assemblage pittoresque d’immeubles historicistes ou Jugendstil.
Un deuxième type d’extensions, totalement maîtrisé dans sa matérialité architecturale, découle des politiques patronales de logement ouvrier. Les ensembles de Saltaire, puis ceux de Bournville et Port-Sunlight en Grande-Bretagne, ceux de Mulhouse ou de Noisiel en France, ceux d’Essen en Allemagne sont des entités autonomes, dont la protection est en général assurée aujourd’hui. Les types architecturaux utilisés procèdent d’une rigoureuse économie sérielle. Ces quartiers bénéficient d’équipements collectifs dont le placement obéit à des principes de composition assez élémentaires.
Un troisième type d’extensions se rattache aux politiques réformatrices, qu’elles soient portées par le mouvement coopératif, les syndicats ou les municipalités. Ces politiques s’appuient sur le principe de la décentralisation interne aux aires métropolitaines, tel qu’il est formulé dans les théories de la cité-jardin d’Ebenezer Howard. La première génération des cités-jardins réalisées avant 1914 résulte en fait de la rencontre du principe de la croissance suburbaine planifiée selon un plan pittoresque, qu’avaient déjà mis en oeuvre des projets comme celui du Vésinet, à côté de Paris, ou de Riverside, à côté de Chicago, et des formes d’une architecture sensible aux modèles ruraux.
Souvent comparée au Vésinet:
Riverside, IL, USA. Depuis la création, en 1831, beaucoup de parcelles ont été divisées notamment au cours de la crise des années 30. Un règlement d’urbanisme exige désormais qu’une parcelle ait au moins 16 m (50 pieds) sur rue.
Les cités-jardins pleinement autonomes, comme Letchworth, sont exceptionnelles, et la règle est la création de faubourgs-jardins comme Hampstead, Hellerau à Dresde, le Stockfeld à Strasbourg, Prozorovskoe, près de Moscou, Vreewijk à Rotterdam ou Forest Hills Gardens à New York. Raffinement architectural et soin du traitement paysager vont de pair dans ces ensembles.
Après la première guerre mondiale, un quatrième type d’extensions dérive d’une sorte de dilution du modèle de la cité-jardin et de sa rencontre avec les politiques sociales publiques. Les Siedlungen de Francfort, de Berlin ou de Hambourg et les cités néerlandaises, françaises ou russes, ou encore les ensembles de Höfe viennois conservent dans un premier temps les modes de composition antérieurs, et dérivent très vite vers une esthétique de la série informée par les préceptes du "Mouvement moderne". En effet, les stéréotypes vernaculaires antérieurs sont balayés par des édifices tendant à la répétitivité et à l’abstraction.
Certains de ces ensembles comme la Weissenhofsiedlung de Stuttgart ou la cité de Baba à Prague, manifestes adressés à l’opinion publique, ont une authentique dimension expérimentale et condensent en quelque sorte les attentes d’une architecture sociale rédemptrice.
Enfin, un quatrième type d’extensions résulte de la rencontre entre certaines des solutions les plus radicales élaborées dans l’entre-deux-guerres et les politiques étatiques d’après 1945. Avec les grands ensembles d’habitations, la question de l’extension change de dimension. Parfois réservés à la classe moyenne, comme à Lafayette Park (Detroit) ou aux Grandes Terres (Marly), ces ensembles sont censés résoudre la question du logement des classes populaires, et constituent souvent d’authentiques terrains d’innovation technique et esthétique. Ils témoignent aujourd’hui d’une sorte d’enthousiasme collectif, le destin ultérieur de certains de ces lieux ne pouvant effacer la convergence d’efforts et d’idéaux les ayant suscités.
Certaines rénovations urbaines des centres peuvent être assimilées à cette catégorie, et font figure d’injection dans le tissu de la ville existante de configurations élaborées dans la périphérie. En général destructrices et brutales, ces rénovations sont exceptionnellement des contributions architecturales méritant protection et conservation et doivent être défendues, au même titre d’ailleurs que les "grands ensembles", contre une "humanisation" qui n’est bien souvent qu’un travestissement nostalgique.
Les reconstructions consécutives aux guerres ou aux catastrophes naturelles constituent un autre ensemble important d’entités urbaines nouvelles. Le phénomène n’est pas en tant que tel inédit. Il suffit à ce propos de penser à la renaissance de Londres après l’incendie de 1666, de Lisbonne après le tremblement de terre de 1755, ou celle de Hambourg après l’incendie de 1842. Mais l’ampleur des destructions de la seconde guerre mondiale et la productivité de l’industrie du XXe siècle aboutissent à des entreprises de grande ampleur, dans lesquelles des efforts architecturaux sont déployés. C’est le cas de Rotterdam à Coventry, du Havre à Saint-Malo, de Stalingrad à Minsk, de Hildesheim à Rostock, de Varsovie à Hiroshima, pour des villes de taille et de fonction très différentes. Les reconstructions y décrivent tout le spectre des attitudes allant de la reconstitution littérale à la table rase totale et constituent un des épisodes les plus importants de l’urbanisme et de l’architecture contemporains.
Ces ensembles urbains constituent, en tant que tels, un corpus de paysages différents à la fois des fragments antérieurs des agglomérations et le vestige de politiques déterminées, appuyées sur le déploiement de savoirs nouveaux en matière de génie civil, d’architecture et d’art des jardins. Ils ont le plus souvent une présence très claire à la conscience de leurs habitants, qui ont développé un très fort sentiment d’appartenance, dans le cas des cités-jardins, mais aussi parfois de rejet, dans le cas des reconstructions, au travers desquelles le sens de la perte se réactualise sans cesse. Ils appartiennent donc à la fois à l’histoire et à la mémoire collective.