L'Illustration, Journal universel, 17 septembre 1853.

 La petite guerre au Vésinet
Opérations militaires des 9 et 10 Septembre 1853 — Attaque contre la ville de Saint-Germain

On ne parlait dans Paris, la semaine dernière, que d'une grande bataille qui devait se livrer dans la plaine entre Chatou et Saint-Germain, et se terminer par la prise de cette dernière ville. Nous ne pouvions manquer d'illustrer cet événement mémorable. Mais quant au récit des incidents et des péripéties du combat, nous avions compté sur le bulletin officiel, comme nous avons coutume de faire dans toutes les occasions où quelque manque d'exactitude pourrait être interprété contre notre sincérité, ou même comme un emportement de notre enthousiasme. Car on ne nous prendra jamais à détonner plus bas que la note officielle, et nous le prouverons ici en reconnaissant que notre armée s'est couverte de gloire entre Chatou et St-Germain.
On trouvera plus loin une notice des opérations empruntée au Constitutionnel. Nous regrettons que le Moniteur, et les journaux qui se bornent ordinairement à reproduire ses récits, aient gardé, en cette circonstance, une réserve que nos propres informations sont incapables de suppléer. Ce que nous avons surtout remarqué, c'est le nombre prodigieux de Parisiens accourus au bruit de la canonnade et de la mousqueterie; c'est l'habileté du commandement sur un terrain où il était difficile de se développer, afin de ménager, les récoltes encore sur pied dans le voisinage; c'est la précision des manoeuvres, obligées pourtant de se conduire de manière à ne pas culbuter des curieux pressés jusque dans les lignes de la troupe; c'est, en un mot, l'entrain de cette multitude qui se croyait aux jours glorieux d'Austerlitz, d'léna et de Friedland. Nous avons vu des femmes — des faibles femmes, comme on disait autrefois, — braver le bruit du canon. Plusieurs, à ce qu'on assure, en sont revenues les oreilles saignantes, et quelques-unes resteront sourdes. Il n'y a pas de bataille sans blessures, et pas de ville prise sans quelque destruction. Les vitres du Pecq et de Chatou rendent témoignage de cette dernière nécessité.[...]
Les Espagnols ont un mot pour ce genre d'opérations "guerras de mentirijillas". Nous les appelons ici la guerre pour rire; mais c'est en réalité un exercice sérieux, dans le but d'instruire les soldats et de les habituer aux grandes manoeuvres. Le commandant en chef de l'armée de Paris, le maréchal Magnan, avait ainsi dressé le programme de l'opération: On supposait une armée débarquée sur les côtes de Normandie, marchant sur Paris et occupant déjà la ville de Saint-Germain. Afin de s'opposer à l'invasion, les troupes du camp de Satory et de Versailles recevraient l'ordre de chasser l'ennemi de Saint-Germain. Pour réaliser cette hypothèse, il y avait à choisir entre deux manières d'opérer. La première, de marcher par Rocquencourt et le Port-Marly, pour gagner la rive gauche de la Seine et enlever Saint-Germain par la grande route de Paris et par Fourqueux et les Tasmeries. L'impossibilité de déployer les troupes sur ces terrains, qui ne présentent que des défilés, a fait renoncer à ce premier projet.
La seconde opération aurait été de se porter sur la Seine par la Celle-Saint-Cloud et Bougival, sur la Malmaison et Rueil par Vaucresson et Garches, marcher ensuite sur Chatou, et enlever le pont de cette dernière commune, défendu par l'ennemi. En cas de non succès sur ce point, on aurait jeté un pont devant Bougival et on se serait établi dans l'Ile de la Loge pour y passer la nuit. Le lendemain un second pont aurait été jeté de cette île pour communiquer avec la rive droite, et, après avoir traversé le fleuve,on se serait porté sur le bois du Vésinet. Ce mouvement eut forcé l'ennemi à évacuer Chatou, et à se retirer sur Saint-Germain.
Mais les terrains à occuper et à traverser sont encore couverts de récoltes, et, les propriétaires de l'île n'ayant pas permis que les troupes y passassent la nuit, le maréchal commandant en chef a été contraint à prendre de nouvelles dispositions; il s'est déterminé à faire exécuter un, mouvement plus étendu, qui, quoique parfaitement disposé, eut été mieux approprié à une armée venant de Paris qu'à une armée venant de Versailles.
Voici, au surplus, comment le Constitutionnel décrit l'attaque:

  • Première journée (9 septembre 1853)

— Ce matin, les troupes de la division Levasseur partaient du camp après la soupe, et prenaient les itinéraires suivants pour se rendre à Rueil, point d'où devaient partir les opérations d'attaque.
La 1e brigade, commandée par le général d'Alphonse, prenait la route de Saint-Cloud, la quittait à la butte de Picardie, et se dirigeait sur Rueil par Vaucresson et Garches. Une batterie d'artillerie marchait avec cette brigade.
La 2e brigade, sous les ordres du général Carbuccia, et la 3e sous le commandement du général Répond, ayant une batterie d'artillerie avec elles, prenaient la route du Petit-Chesnay et de la Celle-Saint-Cloud, pour déboucher sur la grande route à Bougival; de là elles sont remontées jusqu'à Rueil, où elles se sont établies dans la cour de la caserne sur le terre-plein et les côtés de la chaussée. De leur côté, les deux, brigades de cavalerie de réserve de Versailles, sous le commandement du général Korte, étaient parties de cette ville, se dirigeant sur Port-Marly par Rocquencourt et le Coeur-Volant, et étaient venues s'établir sur la grande route de Paris. Elles y arrivaient au moment où la division d'infanterie du général Levasseur y débouchait, et la cavalerie de réserve coordonnait aussitôt ses mouvements avec ceux de l'infanterie.
L'équipage de pont et les parcs, qui étaient partis de Paris sous l'escorte d'une brigade de cavalerie, composée de quatre escadrons des guides et du 4e régiment de chasseurs, arrivaient à Nanterre, et s'établissaient sur le rond-point de la route impériale de Paris à Saint-Germain, La brigade de cavalerie légère, commandée par le général Féray, se plaçait immédiatement par pelotons sur les bas côtés de la chaussée, et se liait avec l'infanterie en position à Rueil. Il était une heure, et toutes les troupes avaient pris leurs positions.
Le maréchal Magnan a donné alors le signal du mouvement vers Saint-Germain.
Aussitôt la brigade d'Alphonse, avec sa batterie d'artillerie, sort de Rueil, suit le chemin qui conduit de ce village à Chatou, passe sous le chemin de fer, et va s'établir devant le pont, qu'elle fait battre par son artillerie.

Attaque et prise du Pont de Chatou (9 septembre 1853)

Les brigades Carbuccia et Répond, avec la batterie qui les accompagne, suivent, pour l'appuyer, le mouvement de la brigade d'Alphonse.
Réunies, ces trois brigades enlèvent le pont de Chatou, énergiquement défendu par les troupes ennemies, échelonnées entre Chatou et Saint-Germain. Les troupes ennemies, placées en avant du pont, résistent quelques instants, protégées par leur artillerie, et s'opposent, par des feux nourris, au mouvement de la brigade d'Alphonse. cependant forcés de céder, l'ennemi passe le pont, qu'il s'efforce de défendre. Mais les feux croisés de l'artillerie française et les deux pièces qui enfilent les deux ponts portent le désordre dans ses rangs. En ce moment un régiment est porté en avant; il enlève le pont; derrière lui se précipite la brigade d'Alphonse.
Les troupes ennemies, qui, au-delà du pont, étaient échelonnées entre Chatou et Saint-Germain, après avoir tenté de résister dans le village, sont contraintes de l'abandonner et de commencer leur mouvement de retraite par la route de Chatou au Pecq. Les trois brigades se portent aussitôt en avant du village, à l'entrée du bois du Vésinet, et la brigade d'Alphonse pousse vivement l'ennemi en retraite sur la route.
La brigade Répond, qui d'abord devait se porter sur la route de Montesson au Pecq, appuie le mouvement de la première brigade. L'ennemi cependant se retire en bon ordre; plusieurs fois il s'arrête pour disputer le terrain que la brigade d'Alphonse veut lui enlever; mais l'ardeur de nos troupes le force aussitôt à continuer son mouvement de retraite. Le maréchal et les généraux étrangers marchent avec cette colonne.


Le maréchal Magnan traversant les colonnes d'attaque dirigées sur St-Germain (à Chatou)

Pour faire cesser plus efficacement les feux de chaussée de la colonne en retraite, le maréchal fait marcher de l'artillerie sur les deux bas-côtés de la route, encadrant sa tête de colonne, ce qui permet, sans presque ralentir sa marche, de foudroyer l'ennemi qui fuit devant lui.
Au pont qui traverse le chemin de fer, l'ennemi tente encore de défendre le passage de ce défilé. La batterie d'artillerie, par un feu des plus nourris, le force encore à abandonner ce retranchement. A ce moment, la deuxième brigade, commandée par le général Carbuccia, qui, à l'entrée du bois, avait appuyé à droite, et pris la route convergente conduisant du moulin du Vésinet au Pecq, se dirigeait vers ce dernier point lorsque le général Levasseur, commandant en chef l'infanterie, entendant une vive canonnade engagée sur sa gauche, se dirige sur le bruit du canon, et arrive par un chemin transversal près de l'Etoile du Pecq.
La brigade Répond, appuyant la première brigade, après avoir franchi derrière cette brigade l'obstacle du chemin de fer, se porte immédiatement à gauche, par le chemin de Croissy, pour faire face en colonne à la rivière.
La brigade Carbuccia exécute le même mouvement sur la droite de la colonne centrale, qui, à son tour, tente de suivre l'ennemi sur le pont du Pecq.
Mais l'artillerie ennemie, qui s'est vigoureusement établie sur l'autre rive de la Seine, contient les têtes de colonnes, et, malgré une canonnade et une fusillade des plus vives fournies par notre corps d'armée, elle se voit contrainte d'arrêter le cours de ses opérations.
Les colonnes d'infanterie restent cependant sur la lisière du bois. Masqué par elles, le 4e régiment de chasseurs à cheval, qui a suivi le chemin de Croissy, s'avance pour protéger l'équipage de pont, marchant sur la route de Chatou.
Sous cette protection, l'équipage de pont est amené à peu de distance de la rivière. Après ce mouvement, le général Levasseur, qui a établi des postes sur la lisière du bois, prend ses dispositions pour faire bivouaquer ses troupes sur le terrain de manoeuvres.
Chaque soldat portait avec lui, outre son sac, une tente-abri, une couverture, les ustensiles de bivouac, son pain et la viande pour deux soupes.

Soldats préparant leur cuisine

"En quelques minutes les feux sont allumés, et peu d'instants après la soupe bout dans les marmites, et il semblerait que nos soldats sont déjà établis depuis plusieurs jours."

A peine arrivées sur le terrain de manoeuvres, où les trois brigades, par ordre de bataille, débouchent parallèlement sur trois colonnes, les troupes y disposent aussitôt un camp improvisé avec leur tente-abri. En quelques minutes les feux sont allumés, et peu d'instants après, la soupe bout dans les marmites, et il semblerait que nos soldats sont déjà établis depuis plusieurs jours.
En avant du front de bandière sont placées les tentes du maréchal et celles des généraux de la division. Le maréchal Magnan, qui ce soir couche au bivouac, ainsi que les officiers supérieurs étrangers délégués par les souverains pour suivre nos operations militaires, ont accepté le dîner qui leur a été offert par MM. Pereire, directeurs du chemin de Saint-Germain dans leur propriété du château de Croissy (§).

  • Deuxième journée (10 septembre 1853)

— Dans la soirée d'hier, le général Dubreton qui craignait que le pont du Pecq ne fût attaqué dans la nuit, a pris toutes les dispositions nécessaires pour le soutenir. Il a solidement établi son artillerie à la tête du pont, du côté de Saint-Germain, et des lignes de tirailleurs couvrent les deux côtés de la rive; le village du Pecq est occupé par ses troupes. Toute la nuit, les postes établis sur les deux rives du fleuve se sont observés et quelques coups de feu ont été échangés.
Dès le matin, les troupes du Vésinet ont replié leurs tentes-abri; mais la division Levasseur, couverte par le bois, n'a pas quitté le terrain de manoeuvres où son camp était établi. La brigade de cavalerie légère commandée par le général Féray, qui a cantonné dans les villages à droite, se réunit sur la chaussée de Houille à Maisons, menace le pont de ce dernier village, et attend, pour le traverser, le mouvement de la division d'infanterie.
Les pontonniers, aidés par les deux compagnies du génie de la division d'infanterie, commencent à jeter le pont de bateaux. Ils l'établissent à peu de distance des culées de l'ancien pont du Pecq, en amont de celui que la division Levasseur n'a pas pu forcer hier. La vigoureuse défense de l'ennemi en retarde l'exécution, malgré le feu de deux batteries d'artillerie, soutenu par la fusillade d'un détachement d'infanterie.
Pendant ce temps, après un peu de résistance, la brigade de cavalerie légère franchit le pont de Maisons, puis tourne promptement à gauche, et se dirige sur le Mesnil, pour venir par Carrière-sous-Bois, menacer le flanc gauche de l'ennemi, placé en bataille sur la terrasse de Saint-Germain.
Vers onze heures, les troupes de Saint-Germain, débouchant par le pont du Pecq, tentent une sortie sur le camp français pour l'y surprendre. Aussitôt la division d'infanterie prend les armes, les brigades d'Alphonse et Carbuccia se portent promptement sur la route de Chatou au Pecq, la brigade Répond prend la route de Montesson au même point. chacune des brigades est appuyée par de l'artillerie.
L'ennemi, étonné de cette prompte résistance, est forcé de passer le pont, et y rétablit solidement la batterie d'artillerie qu'il avait fait sortir avec lui. Cependant le pont de bateaux a été jeté. Aussitôt qu'il est praticable, le général Levasseur le fait traverser par la brigade d'Alphonse, qui s'empare du village du Pecq , dont elle chasse l'ennemi.
La brigade Carbuccia , pendant ce passage, se déploie sur les deux côtés du pont, et, par un feu vigoureux, maintient l'ennemi, qui veut s'y opposer.
Aussitôt que la brigade d'Alphonse est sur l'autre rive, la brigade Carbuccia opère le même mouvement.
La brigade Répond, qui, pendant toutes les opérations, est restée à l'étoile du Pecq où aboutissent les routes de Chatou, Montesson, Croissy, etc., foudroyant le pont du Pecq avec son artillerie, fait alors un mouvement en avant pour franchir cet obstacle. Sa tête de colonne s'y engage énergiquement, mais elle est refoulée. A ce moment, le passage les deux brigades, commencé sur le pont de bateau, force les troupes chargées de la défense du pont du Pecq à l'abandonner.
La brigade Répond, d'abord repoussée, le franchit aussitôt, et harcèle l'ennemi dans sa retraite sur ta route de Saint-Germain, par des feux de chaussée admirablement exécutés. Dans les divers contours de la rampe, l'ennemi veut s'opposer à la marche de la brigade; mais chaque fois cette dernière, par des charges à la baïonnette, le force à reprendre son mouvement de retraite et à se replier sur les dernières hauteurs de Saint-Germain.

Pont jeté sur la Seine, au Pecq, et attaque de Saint-Germain (10 septembre 1853)

Bientôt le général Levasseur, qui marche avec les deux brigades d'Alphonse et Carbuccia, après avoir réduit le Pecq, rejoint par l'ancienne route de Paris, près de l'église, la brigade Répond, et les trois brigades, débouchent ensemble dans Saint-Germain, près du manège, se dirigent sur le Boulingrin pour gagner la terrasse.
Pendant ce temps, les deux brigades de cavalerie de réserve, massées en colonnes à Port-Marly, voyant sur la rive gauche de la Seine les mouvements de la division d'infanterie, conforment leurs mouvements à ceux de cette division.
Aussitôt que le général Korte, qui commande cette cavalerie, aperçoit l'infanterie engagée sur le pont de bateaux. Il pousse sa marche sur Saint-Germain par la grande route de Versailles et arrive près du quartier de cavalerie en même temps que la division Levasseur. Suivant alors la rue de Paris et la place du Chateau, la division de cavalerie gagne la grille de Pontoise par la rue de ce nom.
Quand l'infanterie a eu atteint la terrasse qui sert de réduit à l'ennemi, la cavalerie s'est portée vivement en dehors de la grille et a suivi dans la forêt l'allée parallèle à la terrasse. Par ce mouvement, elle s'est trouvée sur les derrières de l'ennemi, qui, pris de front par l'infanterie du général Levasseur, et sur son flanc gauche par la brigade de cavalerie légère, n'a plus qu'à capituler ce qu'il fait.
Le général Korte, continuant alors son mouvement, débouche sur la terrasse, à son extrémité, et rallie à lui la brigade Féray.
Toutes les troupes vainqueurs et vaincus, se disposent pour le défilé, qui a lieu aussitôt devant Son Excellence le maréchal ministre de la guerre, venu à Saint-Germain pour voir les opérations, et devant Son Excellence le maréchal Magnan, commandant en chef l'armée de Paris, qui les a dirigées.
S. A. R. la princesse Mathilde, dans une voiture conduite à la Daumont par quatre chevaux a assisté à ce défilé, qui a été aussi parfait que le reste des opérations militaires.
Une foule considérable, mais bien plus grande aujourd'hui, a suivi pendant les deux jours cette scène militaire remplie d'intérêt; elle a pu admirer l'experience et le zèle dont les chefs ont constamment fait preuve pour assurer l'exécution des mouvements ordonnés par le Maréchal, qui tous ont été faits par les troupes avec un aplomb plein d'ardeur et de précision les plus remarquables. Le nombre des curieux venus à Saint-Germain que par le Chemin de fer, a dépassé quinze mille. Jamais là foule n'avait été aussi grande dans cette ville. Le Conseil municipal de Saint-Germain avait offert, au nom de la ville, un repas au maréchal Magnan, aux officiers généraux français et aux officiers supérieurs étrangers. A six heures, tous les conviés, au nombre de quarante environ, étaient réunis au pavillon Henri IV, dans la salle où est né Louis XIV.

B. Demaret.

Note:
Le maréchal Magnan habita aussi Croissy dans les anciens communs du château (aujourd'hui 1 avenue d'Eprémesnil). Il était par conséquent voisin immédiat des frères Pereire, directeurs du chemin de fer de Saint-Germain, locataires du château de Croissy (propriété Eprémesnil).

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2008 - www.histoire-vesinet.org