Extraits de "Recherches & inventions", Bulletin officiel de la Direction des recherches scientifiques et industrielles et des inventions - n°193, octobre 1930

Le pont des Ibis, au Vésinet
par M. Veyrier, ancien élève de l'École Polytechnique [1]

On vient de terminer, au Vésinet, un ouvrage en béton armé qui ne mériterait aucune mention spéciale si, par son mode de construction, il ne comportait quelque nouveauté. C'est à ce titre qu'il est signalé à l'attention des lecteurs de ce journal.
Le lac des Ibis, au Vésinet (Seine-et-Oise), entoure une île, qui est propriété municipale. Dans cette île, les Pavillons des Ibis (hôtel et restaurant) ont été concédés à un tenancier sous le régime d un bail à long terme. Ce concessionnaire, désireux d'améliorer les accès à son établissement, a demandé à la ville du Vésinet l'autorisation de remplacer par un ouvrage carrossable, la passerelle pour piétons qui desservait la rive sud du lac.

Ancienne passerelle pour piétons

Son autorisation était conditionnée à l'obligation de conserver le caractère esthétique de l'ancienne passerelle et de ses abords, et de maintenir sous le nouvel ouvrage les possibilités que l'ancien laissait aux sports du canotage et du patinage. Pour cela, elle a exigé un pont en arc, comportant sous sa clé un tirant d'air minimum de 1,90 m, la portée étant de 9 mètres seulement et les rives du lac étant assez basses, cela met la chaussée en saut-de-mouton accentué au passage sur le pont. Mais les rampes d'accès de 15 % sont raccordées par un arc de parabole tel que, sur la clé, il n'y a que 25 cm de saillie, sous un empattement de 4,30 m. Des châssis très longs et très surbaissés peuvent donc franchir sans encombre ce dos d'âne impressionnant.

Intervention de l'Office des Inventions

L'Office des Recherches Scientifiques et Industrielles de Bellevue [2] ayant eu connaissance de la situation ci-dessus, a demandé au concessionnaire de vouloir bien employer à la construction de son pont des procédés et matériaux que cet Etablissement avait à expérimenter. De ce fait, la responsabilité du concessionnaire disparaissait, couverte par l'Office, tout au moins en ce qui concerne le gros œuvre.

Tubes injectés.
Une des notions nouvelles qui ont été appliquées dans ce pont est celle des tubes injectés de béton. Depuis de longues années déjà, plusieurs auteurs ont songé à réaliser le béton intégralement fretté dans un tube continu, s'opposant mieux que des frettes discontinues, à l'expansion transversale du béton, sous l'effet de la compression longitudinale. On réalise ainsi la triple étreinte: Le béton comprimé transversalement peut subir, suivant la direction normale au plan des compressions transversales, des pressions notablement supérieures à celles qui réalisent son écrasement à l'air libre. Un cylindre de béton mis dans un pot de presse, où l'on élève la pression à 5.000 kg/cm², peut subir sur ses bases des pressions de l'ordre de 8.000 kg/cm² sans s'écraser.[3]

Remplissage des tubes injectés de béton au Centre de Recherches Scientifiques et Industrielles de Bellevue (Seine).

[...] Une crainte planait sur cette utilisation : la diminution de la résistance des armatures tubulaires sous l'effet du retrait.
MM. A. Mesnager et J. Veyrier ont eu l'idée d'éliminer ce danger en soumettant des tubes, après leur remplissage, à un frettement qui mit l'enveloppe en extension longitudinale par compression du noyau. Il suffirait de munir les extrémités des tubes de dispositifs de fermeture, bouchons à vis, collerettes à brides permettant de comprimer longitudinalement les noyaux, par traction sur l'enveloppe. De cette façon, si le noyau se raccourcit sous l'effet de son retrait naturel, ou même sous l'effet des pressions extérieures, l'enveloppe suit ce raccourcissement jusqu'à ce qu'elle soit revenue à l'équilibre élastique. A partir de ce moment, elle peut subir des pressions croissantes depuis zéro jusqu'à sa résistance à l'écrasement.
C'est par un mécanisme analogue que l'on donne à l'âme des bouches à feu une résistance supérieure à la résistance à l'extension, en mettant leur fibre superficielle en compression préalable sous l'effet de frettes. Les gaz de la poudre, avant de mettre les fibres de l'âme en extension, ont d'abord à les faire revenir de l'état de compression préalable où elles se trouvent, jusqu'à l'état naturel. Le traitement préalable appliqué aux tubes à noyau de béton a donc été appelé autofrettage.
En dehors de l'effet élastique qu'il produit, il apporte une sécurité complémentaire en ce qui concerne le remplissage des tubes, en faisant disparaître les vides, qui auraient pu être laissés accidentellement dans le noyau de béton, lors de la coulée ...[3]

Application au pont des Ibis

Dans le pont des Ibis, la section qui restait disponible à la clé, entre le profil adopté par l'architecte pour la bordure du trottoir de sa chaussée et le profil imposé par la Ville pour le vide sous voûte, avait une hauteur de 33 cm et une largeur de 20 cm. Avec les procédés usuels de construction et les règles imposées par la circulaire du 20 octobre 1906 sur les constructions en béton armé, la poussée à la clé ne pouvait dépasser 59 400 kg avec un béton présentant, à trois mois, une résistance de 300 kg/cm² à l'écrasement.
Quel que soit le pourcentage d'acier, en barres pleines, incorporé à cette section sous forme d'armatures longitudinales ou de frettes, le chiffre ci-dessus ne pouvait être dépassé. Il était d'ailleurs plus que suffisant pour assurer la stabilité de l'ouvrage.
Pour pouvoir faire travailler avec sécurité la même section, sous une fatigue supérieure, il a fallu avoir recours aux armatures tubulaires : six tubes de 60 mm de diamètre extérieur et de 53 mm de diamètre intérieur constituant une section d'acier 37,32 cm².

Coulée de l'arche du pont qui eut lieu les 23 et 24 juillet 1930.

 

Vue des armatures en place sur le coffrage.

 

Ferraillage du pont.

Les tubes sont ancrés dans les massifs de culée par l'intermédiaire de plaques d'ancrage, fixées elles-mêmes au moyen de boulons de scellement terminés par des crosses. Ils sont fixés sur les plaques au moyen d'écrous à section rectangulaire, boulonnés en leurs quatre angles. Des pastilles cylindriques en acier, insérées dans les tubes, permettent, par serrage des boulons ci-dessus, d'assurer la compression du noyau, c'est-à-dire l'autofrettage.
Chaque tube était divisé en deux tronçons assemblés dans le plan de clé, par des manchons à vis, à pas contraire, dont le vissage permettait également après remplissage d'exercer la compression initiale du noyau et l'étirage du tube, toujours avec interposition d'une pastille cylindrique en acier.

Remplissage.
Le remplissage a été opéré de la façon suivante : les six armatures d'un demi arc, mesurant 5,20 m environ de développement, assemblées sur leur plaque d'ancrage, ont été dressées en faisceau, contre un échaufaudage surmonté d'une plate-forme. En deux points de leur longueur, le faisceau était serré entre des paires de mâchoires; en bois portant chacune un marteau trépideur à air comprimé. Les écrous de serrage étaient desserrés de 2 à 3 mm, ce jeu étant maintenu au moyen de cales métalliques.
Du haut de l'échafaudage, on a versé successivement dans chaque tube des pelletées de béton gâché très clair, introduites dans les tubes au moyen d'un entonnoir.
Ce béton était composé de gravillon (à l'anneau de 1 cm), de sable fin de rivière et de ciment Supercilor. La descente du béton dans les tubes était facilitée au moyen d'une tige de fer, formant ringard. Mais l'effet le plus puissant, à cet égard, était produit par la trépidation des marteaux pneumatiques. Pendant l'action des marteaux, il se produisait dans la masse de béton déposée dans le pavillon de l'entonnoir une véritable succion.
A la fin du remplissage, on voyait apparaître à l'orifice du tube des bulles d'air chassées du béton et de la laitance en excès, que l'on remplaçait par du béton plus sec jusqu'à parfait remplissage du tube.
A ce moment, on vissait le bouchon provisoirement sur la pastille et avant la prise complète, on achevait le serrage à bloc des boulons de serrage sur la plaque d'ancrage, après enlèvement des cales, d'une part, des manchons filetés supérieurs d'autre part. Le béton n'ayant pas encore fait prise, il en résultait un étirage de l'enveloppe et un commencement de compression du noyau.

Epreuves.
En dehors des épreuves auxquelles il a été procédé sur le pont terminé, et dont il va être rendu compte ci-après, d'autres épreuves sont en préparation, dans lesquelles on soumettra à la compression simple, jusqu'à la limite élastique apparente, puis jusqu'à la rupture avec mesures des déformations, des tubes identiques à ceux qui ont été utilisés dans la construction du pont, remplis et traités identiquement.
[...]
Dans les ponts en arcs de faible portée, par analogie avec ce qui se passe dans les ponts en maçonnerie, on se borne généralement à remplir d'un remblai les reins de la voûte. Ici, comme la résistance aux poussées était réalisée au moyen de deux arcs de rives, on a constitué le hourdis sous chaussée, de part et d'autre du voûtain de clé, par deux voûtains dont les génératrices étaient parallèles à l'axe de la chaussée et dont la section transversale présentait une flèche de 20 cm.
Ces voûtains reposaient à leur extrémité, côté terre, sur le massif de culée. A leur extrémité, côté rivière, ils s'appuyaient sur le voûtain de clé. La portée maxima de ces voûtains était d'environ 2,25 m. En leurs naissances, ils s'encastraient dans les tympans des arcs de rives.
Avec leurs 10 centimètres d'épaisseur, en tenant compte seulement de leur résistance comme poutre, on pourrait leur faire supporter avec sécurité plus de 40 tonnes.

Poids mort.
Le voûtain de clé épouse, par son profil transversal, le profil en long de la chaussée. Il ne nécessite donc aucun remplissage entre sa face supérieure et la chaussée. C'est la solution qui comporte le poids mort minimum. Les voûtains de reins ont leurs génératrices parallèles à la chaussée, mais leur section transversale laisse des vides entre elle et le profil de la chaussée. Il faut faire intervenir, ici, un peu de poids mort. Ce poids mort est inférieur à celui qui aurait rempli les reins de l'arc principal, entre ses tympans, s'il avait été constitué par un arc d'un seul tenant avec les arcs de rives.
D'une façon générale, le remplacement des hourdis plans sous chaussée par des voûtains diminue le poids propre, et dans le poids propre ainsi réduit, permet de remplacer un certain poids de béton armé par un remplissage moins onéreux.
Les surfaces courbes du cintre ont été en partie revêtues de tôles d'acier. Mais, par manque de soins de l'entrepreneur, elles n'ont pas été mises partout jointives. Quatre marteaux trépideurs avaient été fixés à la charpente du cintre. Ils ont été mis en action par intermittences, pendant la coulée. Le tassement ainsi produit était très manifeste. L'effet de la vibration se révèle par les constatations suivantes :
Sur plusieurs gâchées de béton, on a prélevé, au cours de la coulée, des cubes et des prismes en remplissant de béton à la bétonnière même des moules en bois. Ces moules, une fois remplis, ont été placés sur le cintre, soit 4 heures après leur remplissage, soit immédiatement après. Mais certains de ces moules étaient assemblés à vis, les autres par des pointes. Sous l'effet du tassement produit par la vibration, les moules assemblés avec des pointes se sont disjoints plus ou moins. Il en est résulté une diminution très sensible de la résistance à l'écrasement : En moyenne : 320 kg/cm² pour les moules vissés, et 190 kg/cm² pour les moules cloués.
La résistance à la traction, mesurée par flexion de prismes sous moment constant, a donné lieu à des divergences du même ordre entre les résistances d'éprouvettes provenant de moules vissés ou de moules cloués : 44 kg/cm² pour les premiers, 27 kg/cm² pour les seconds.
Aucune différence n'apparaît entre les éprouvettes mises en vibration 4 heures après ou aussitôt après leur confection. Cette constatation est précieuse, car elle permet de n'user de la vibration qu'à intervalles assez éloignés au cours de la coulée d'un ouvrage. Elle avait déjà été faite pour le ciment Portland. Elle s'applique aussi bien au Supercilor.
Les observations ci-dessus s'appliquent seulement à la coulée de l'arche du pont qui a eu lieu les 23 et 24 juillet 1930. Elle fait l'objet d'un procès-verbal circonstancié de l'Office National des Recherches et des Inventions. Les massifs de culée ont été coulés sans vibration, avec du béton à gros éléments et au dosage de 350 kilos de ciment par mètre cube de béton.
Les résultats des épreuves à l'écrasement, effectuées au Laboratoire d'Essais de la Ville de Paris, ont permis d'effectuer les épreuves sous charges roulantes, vingt jours seulement après la coulée soit le 12 août 1930.

Vue du pont durant les travaux.

 

Epreuve de surcharge, 12 août 1930

Les charges comprenaient une charge morte de 8 tonnes composée de 400 poids en fonte de 20 kg qui a été répartie sur les trottoirs à raison de 400 kg par m²,

et le rouleau compresseur de 10 tonnes de la Ville du Vésinet, qu'on a fait passer à plusieurs reprises sur l'ouvrage.

 

Epreuve de surcharge, 12 août 1930 (2)

La dernière des épreuves a consisté à grouper sur la clé du pont le rouleau et les 8 tonnes de fonte occupant ensemble l'empattement du rouleau soit 4 mètres de longueur environ.

 

Vue du pont pendant les épreuves de surcharge.

Les charges comprenaient une charge morte de 8 tonnes composée de 400 poids en fonte de 20 kg qui a été répartie sur les trottoirs à raison de 400 kg par m², et le rouleau compresseur de 10 tonnes de Ville du Vésinet, qu'on a fait passer à plusieurs reprises sur l'ouvrage. La dernière des épreuves a consisté à grouper sur la clé du pont le rouleau et les 8 tonnes de fonte occupant ensemble l'empattement du rouleau soit 4 mètres de longueur environ.
La flèche mesurée avec deux appareils enregistreurs de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées a atteint 65 centièmes de millimètre, et a été ramenée à zéro après l'enlèvement des charges. L'application d'une charge concentrée de 18 tonnes ne fait entrevoir que des déformations strictement élastiques.

Constatations diverses.
Pendant toute la durée des travaux, le temps s'est maintenu pluvieux. Malgré cela, les surfaces de béton coulées à l'air libre ont conservé un aspect légèrement poudreux. Au décoffrage, les parements sous joues de bois étaient blanchâtres et poudreux. Les parements sous couchis en tôle étaient gris verdâtre foncé, lisses et presque polis. Si les feuilles du coffrage avaient été jointives, au lieu d'être à recouvrement, ces parements eussent été parfaits. Ils ont mis plusieurs semaines à prendre une patine blanchâtre, et ne se sont pas le moins du monde désagrégés.
Il y a là un nouvel enseignement utile à méditer, en vue de la détermination d'un mode d'exécution des ouvrages en béton, plus spécialement approprié à l'emploi du ciment Supercilor.

Conclusion

Sans pouvoir préjuger des capacités de conservation de l'ouvrage ainsi construit, on peut, d ores et déjà, conclure que :
Béton fretté à haute résistance. — L'emploi des tubes injectés de béton permet de constituer des arcs de pont dont la section droite peut être considérablement réduite par rapport à celle des arcs construits en béton fretté, même avec l'emploi des ciments spéciaux.
A la date du 11 juillet 1930, dans une conférence faite à la Société des Ingénieurs Civils sur les ponts en béton armé de grande portée, M. de Freyssinet envisageait l'emploi d'un béton fretté de façon spéciale pour pouvoir travailler en service, sous des fatigues à la compression de 300 et 350 kg/cm².
Influence de la vibration. — La vibration appliquée à des coffrages bien établis, non sujets à se disjoindre, donne au béton ordinaire un supplément de résistance appréciable. La vibration conserve son effet bienfaisant pour le béton, auquel elle s'applique jusqu'à ce que la prise ait commencé. Elle ne nuit pas à la régularité de la prise lorsqu'elle s'applique à du béton ayant déjà fait prise. Le mode de tassement du béton dans les coffrages peut donc s'appliquer avec une grande souplesse, aussi bien avec le Supercilor qu'avec les autres ciments.

Grandes travées : La substitution des hourdis courbes aux hourdis plans et l'emploi des tubes autofrettés permettent de diminuer le poids propre des grandes travées. Mais l'emploi des tubes permet de prévoir, pour les grandes travées, la suppression des cintres en rivière, qui représentent une part importante de la dépense.
Une passerelle rigide à suspension par câbles, ayant permis d'assembler entre eux les divers tronçons de l'armature des arcs de rives (inférieurs ou supérieurs), celle-ci a déjà une capacité portante qui lui permet de supporter les coffrages des arcs et ceux des hourdis pendant leur remplissage, sans avoir à subir des conditions de travail différentes de celles qu'elle aura à subir en service.

Le petit pont des Ibis renferme donc en raccourci les divers éléments qui serviront, dans un avenir rapproché, à constituer, sans dépenses exagérées, des travées en arc de grandes portées. C'est à ce titre qu'il était intéressant d'en exposer les détails de construction [4].

Le Pont des Ibis 40 ans plus tard

Le Pont des Ibis est devenu un des monuments les plus représentés et les plus emblématiques du Vésinet

 

    [1] J. Veyrier, ingénieur, ancien élève de l'école polytechnique, officier de la légion d'honneur, auteur avec Augustin Mesnager, de l'Académie des Sciences, de divers procédés de mise en œuvre du béton, était un habitant du Vésinet. Il était même, au moment des décisions de construction des différents ponts, conseiller municipal.

    [2] l'Office National des recherches scientifiques et industrielles et des inventions, sur les coteaux de Bellevue à Meudon abrite aujourd’hui des laboratoires du CNRS.

    [3] Pour des données scientifiques et techniques plus complètes, voir "Recherches et Inventions", n° 192 (1930); Par la suite, l'opération du "pont des Ibis" et les diverses expériences faites durant sa construction et plus tard au laboratoire d'essais furent rapportées dans les numéros 196 (1931), 208 (1932), 213 (1932) du même bulletin.
    [4] Au moment de la rédaction de cet article, la nécessité de reconstruire les ponts de Croissy et du Village, franchissant la voie ferrée, était connue de l'auteur.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org