Journal des débats politiques et littéraires - n° 184, 4 juillet 1910.
Discours pour la distribution des prix de l'Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains
René Doumic, de l'Académie française
3 juillet 1910
Aujourd'hui a eu lieu, dans le parc de l'Etablissement du Vésinet, la distribution des prix décernés aux jeunes filles de l'Orphelinat alsacien-lorrain. M. René Doumic, de l'Académie française, qui présidait, a prononcé le discours suivant:
Mes chères enfants,
Chaque année, un membre de l'Académie française préside cette cérémonie. C'est généralement l'un des derniers élus. Après l'apparat de la cérémonie sous la Coupole, il vient chercher auprès de vous une consécration plus intime. L'usage s'est établi, et désormais le principe est admis : on n'est pas tout à fait académicien tant qu'on n'a pas distribué les récompenses aux petites Alsaciennes-lorraines du Vésinet.
Cette tradition charmante et touchante a été instituée par le grand homme de bien auquel cette maison doit son existence, et qui fut si noblement le bienfaiteur de vos aînées et le vôtre. Elle a été pieusement recueillie et continuée par son fils. Je devais beaucoup au comte d'Haussonville; depuis qu'il m'a désigné pour l'assister aujourd'hui, c'est une dette nouvelle que j'ai contractée envers lui. Et je m'en réjouis. Et je vous en sais gré. Je ne suis qu'un modeste figurant dans la série de vos orateurs. Mais j'ai parcouru la liste de ceux qui m'ont précédé. Il y a parmi eux d'illustres personnages, et tous, hommes d'Etat, poètes, historiens, ils déclarent ne s'être jamais sentis plus honorés ni plus émus que lorsqu'ils ont eu à prendre la parole devant vous, qui êtes des enfants. C'est que vous êtes les enfants de parents que nous avons beaucoup aimés, et c'est que vous venez de provinces dont le nom nous est sacré. Une ombre de tristesse est sur vous, et les rubans noirs noués sur vos jeunes fronts y sont comme une parure de deuil. Et ce deuil est le nôtre. Rien qu'à voir votre costume, nous évoquons les bonnes Françaises qui l'ont porté, les campagnes où les ailes de leurs coiffes palpitaient comme de grands oiseaux, les maisons qu'elles faisaient vibrantes de chansons et de rires, les clochers qui leur sonnaient l'heure de la prière, et nous songeons que tout cela fut à nous, le beau pays et les braves gens, les blondes chevelures et les moissons blondes, les humbles foyers et les grands cœurs, et que nous avons perdu tout cela. Alors avertis par l'intensité d'une souffrance soudaine ravivée, nous avons la sensation d'atteindre dans la profondeur de notre conscience individuelle jusqu'à la conscience nationale elle-même et d'être pour un instant les interprètes de l'âme française qui se souvient et qui regrette.
C'est pourquoi il ne faut pas trop nous en vouloir et nous vous apportons des paroles un peu différentes de celles qu'on a coutume d'entendre dans les distributions de prix et auxquelles peut-être vous auriez droit. Vous avez été pendant de long mois de studieuses écolières, et, votre tâche finie, peut-être le moment serait-il venu d'un peu de gaieté. L'année est dans ses plus beaux jours, votre parc est tout verdoyant et fleuri: c'est une fête. Oui, mais toute fête ici devient une commémoration.
D'après un mot fameux, un paysage est un état d'âme. Cela veut dire que chaque coin de terre s'imprègne des sentiments de ceux qui y ont vécu et que notre âme se répand dans le paysage où s'encadre notre rêverie. Ce coin de terre, parce que vous y vivez, est consacré au souvenir. Et le souvenir nous est resté, si âpre, de ce qui fut notre commun malheur!
Cette année-là, j'étais un enfant, mais assez gêné pour voir et pour comprendre. Comme vos parents souffraient là-bas sur le sol envahi, nous souffrions, nous Parisiens, dans Paris assiégé. Toute communication avec le reste du monde interrompue, les conditions de la vie normale suspendues, une seule pensée, celle de ce mur vivant qui nous enfermait; une seule crainte, celle de sentir son étreinte se resserrer; un seul espoir, absurde, fou, mais que nous conservions quand même: briser cette étreinte. La nature s'était mise avec nos ennemis contre nous. L'hiver, cette année-là, fut exceptionnellement rude; nous n'avions pas bois pour nous chauffer, quoiqu'on eut coupé les arbres de nos promenades nous n'avions pas de pain, car dans l'étrange mixture qu'on décorait alors de ce nom, toutes les substances s'amalgamaient, sauf une, qui est la farine et lorsque nos mères, avaient, dans le brouillard glacé, stationné des heures devant les boucheries, la ration de viande qu'elles nous rapportaient nous laissaient affamés. Cependant, le canon tonnait, les obus pleuvaient. A de certains jours, nous voyions s'ébranler par les rues des bataillons, mal vêtus, mal nourris. Ah! les yeux de ces hommes, des yeux où brûlaient toutes les fièvres! Ils allaient. et ce mot magique se répandait: Une sortie!
Alors, il se faisait un grand silence, un silence d'attente et d'angoisse, où toute la ville se recueillait et semblait s'arrêter de respirer. Puis, c'étaient, revenant en sens inverse, des convois de blessés. Et pourtant, après ces humiliations, ces désastres, ces tortures, nous ignorions encore la grande souffrance. Elle nous fut révélée le jour où le coup fatal, tranchant dans la chair vive, nous mutila de deux provinces.
Ceux qui ont vécu ce cauchemar, par quel prodige en auraient-ils depuis secoué l'horreur!
L'impression à jamais ineffaçable n'a plus cessé de dominer notre pensée, d'affecter notre sensibilité. Elles sont restées marquée d'une date – l'année de la guerre.
Il est vrai que quarante années se sont écoutées et quelques-uns disent que quarante années sont un grand espace de temps, que les jeunes générations n'ont pas vu de leurs yeux, que la France oubliera. N'en croyez rien. Il en est des peuples comme des individus. Le temps n'adoucit pas les vraies douleurs; il les rend plus profondes, creusant la plaie; il les fait passer dans le sang.
Pendant les premiers jours et par la force de l'habitude, on avait continué de vivre comme autrefois, mais le chagrin fait son travail de mine; on s'aperçoit un beau matin qu'on n'est plus le même on a perdu, son équilibre. Ainsi la France. Quand vous étudierez son histoire, telle qu'elle s'est déroulée pendant ces dernières années, vous verrez bien que c'est l'histoire d'un pays à qui il manque l'équilibre. L'équilibre matériel qu'il devait à ses provinces de l'Est; l'équilibre moral auquel contribuait la vigueur calme, l'énergie patiente des populations de Lorraine et d'Alsace.
Si telles sont bien quelques-unes des pensées qui trottent ici dans l'air, avouons qu'il y aurait de l'impiété à les écarter. Faut-il d'ailleurs vous plaindre d'être enveloppées dans cette atmosphère de gravité morale et de tristesse patriotique? Non certes. Tant d'autres apprennent, dans le milieu où elles grandissent, la frivolité, l'égoïsme, la sécheresse.
Vous, contre ces mauvais souffles, vous avez la meilleure des protections: l'exemple et les conseils de vos admirables éducatrices, les sœurs de Saint-Charles de Nancy. Louons de toutes nos forces le zèle de ces saintes femmes, assurés que le mérite dépassera toujours l'éloge. Et associons au même hommage, d'autres, bien d'autres religieuses qui ne demandaient qu'à nous prodiguer les trésors de leurs charité, et à qui on a enlevé ce droit, le seul imprescriptible pourtant: celui de se dévouer. Songez qu'on les bannit de France, celles qui se penchent sur l'enfance pour la bercer, sur la vieillesse pour la protéger, sur l'indigence et la maladie pour les soulager, sur la mort pour la sanctifier!
Vous êtes des privilégiées, puisque vous avez, pour veiller sur vous, ces bonnes gardiennes, ouvrières de consolation, d'espérance et de foi. Aussi, j'en ai la conviction, mes chères enfants, plus tard, quand vous prendrez rang parmi les femmes françaises, vous serez dignes d'être comptées au nombre des meilleures d'entre elles. La femme française, nous qui la connaissons nous qui l'avons vue à notre foyer, nous pouvons bien dire ce que nous en savons, et nous le devons même, parce que trop souvent elle est une méconnue. Mais c'est la vérité qu'elle seule sait unir à tant de grâce, tant de courage, et des vertus solides à tant de charme si aisé et spirituel. Vous serez de ces femmes, qui, dans quelque condition sociale que ce soit, embellissent la vie et font du bonheur autour d'elles. Vous continuerez les vertus des mères et des aïeules qui furent les vôtres et dorment là-bas dans la terre d'exil. Vous perpétuerez l'âme héréditaire. Ainsi, grâce à vous, nous n'aurons pas tout perdu des provinces perdues. Ainsi, chère Alsace, chère Lorraine, grâce à vos filles que voici, vous continuerez de vivre parmi nous.
René DOUMIC (1860-1937)
Né à Paris, le 7 mars 1860.
Après de brillantes études au lycée Condorcet, René Doumic fut reçu premier de sa promotion à l'École Normale Supérieure en 1879, puis premier à l'agrégation de lettres.
Nommé professeur de rhétorique au collège Stanislas, il y enseigna de 1883 à 1897, assumant par ailleurs un cours de littérature à l'Alliance française.
Sa charge de professeur ne l'empêcha pas de poursuivre parallèlement une carrière dans le journalisme. Il collabora comme critique littéraire à de nombreux journaux, Le Journal des Débats, Le Gaulois, La Revue bleue, Le Correspondant, Lectures pour tous, La Revue des deux mondes enfin, dont il devint le directeur en 1916, à la mort de Francis Charmes. Jusqu'en 1937, il allait assumer ses fonctions à la tête de la revue avec une autorité incontestable, défendant, selon son goût, une conception rigoureuse et classique de la littérature française à laquelle il consacra de nombreux ouvrages, parmi lesquels on peut citer : Éléments d'histoire littéraire, Portraits d'écrivains, De Scribe à Ibsen, Écrivains d'aujourd'hui, Études sur la littérature française, Le rôle social de l'Écrivain, Essais sur le théâtre contemporain, Les hommes et les idées du XIXe siècle.
Comme Henri de Régnier, qui devait le suivre, quelques années plus tard, sous la Coupole, René Doumic était le gendre du poète Heredia dont il avait épousé la fille aînée.
Mort le 2 décembre 1937.
(Source: Académie française)
Société d'Histoire du Vésinet,
2011- www.histoire-vesinet.org