D'après Léon de Villette pour L'Industriel de Saint-Germain-en-Laye, 15 août 1868.

La Reine de Mohéli aux courses du Vésinet

Avant de rendre un compte sommaire des courses de dimanche dernier, au Vésinet [...] nous croyons devoir donner quelques renseignements sur la souveraine africaine qui a été, comme on dit, la lionne de la journée.
Arrivée quelques instants avant la première course, sa voiture a été tellement entourée et elle est devenue elle-même l'objet d'une curiosité si indiscrète que c'est à peine si, après avoir mis pied à terre, les personnes qui l'accompagnaient pouvaient lui frayer un passage jusqu'à la tribune du pesage, à laquelle lui donnaient droit les billets pris aux contrôle d'entrée, pour elle et sa compagnie. Mais une personne représentant aux courses la Société du Vésinet s'est trouvée là pour faire ouvrir à Sa Majesté insulaire et bronzée, la tribune réservée, dans le pavillon et sur le balcon de laquelle il lui a été possible d'assister tranquillement aux courses, et d'où elle et son noir compagnon étaient parfaitement en vue du public. [2]
Quelques instants avant la dernière course, on a fait entrer la voiture de la reine Fatouma dans l'enceinte du pesage, jusqu'au pied de la tribune, et elle a pu se retirer sans autres inconvénients que celui d'une curiosité limitée dans les bornes des convenances et de la politesse.

Les Îles Comores sur la planche «Madagascar » (détail).

Nouvel Atlas colonial de Henri Mager. Charles Bayle éd., Paris 1886.

La souveraine de la petite île de Mohéli, qui se trouve, par parenthèse, dans cet archipel indien des îles Comores, où les auteurs de l'opéra du Prophète ont placé le lieu du naufrage de Vasco de Gama, est, nous a-t-on dit, remontée ensuite à Saint-Germain, où après s'être promenée quelques instants sur la Terrasse, elle aurait dîné avec sa suite au Pavillon Henri IV.
La personne fort aimable qui dirige la reine de Mohéli dans ses excursions, est M. Babaud, négociant de Marseille, et président de la société des courses de cette ville. Nous et nos grands confrères n'avons eu qu'à nous louer des renseignements que M. Babaud a bien voulu nous donner. Voici, du reste, ce que nous extrayons des principaux journaux, au sujet de la visiteuse africaine et de ses antécédents : [3]

    Nous avons publié, dit Le Monde illustré, il y a quelque temps, à propos du différend qui s'était élevé entre la reine de Mohéli et le commandant d'une frégate française, la vue de l'ile et de la résidence de la reine de Mohéli, Djombé Fatouma, la Petite reine, comme on l'appelle dans les îles Comores. On sait que la reine Fatouma est venue en France pour arranger son différend, et elle est à Paris depuis quelques jours. Nous devons à l'obligeance de M. Camille Brion, photographe à Marseille, communication d'un portrait qu'il a fait dans cette ville, lors de l'arrivée de la reine, et c'est d'après ce portrait que nous avons exécuté notre gravure (voir ci-dessous).

    La reine Djombé-Fatouma est gracieuse; elle a les yeux bien fendus, une chevelure noire opulente et un type de figure qui ne manque pas de noblesse. Son costume royal se compose d'une tunique en drap d'or, d'un péplum de même étoffe, orné de diamants et de bijoux d'une grande valeur. Elle est actuellement âgée de trente-et-un ans ; elle a été mariée deux fois ; la première fois à quatorze ans avec un vieil Arabe parent du sultan de Zanzibar. De ces deux mariages elle a eu trois enfants dont l'aînée a pris les rênes du gouvernement, pendant l'absence de sa mère. L'île de Mohéli, non loin de Nossi-bé dans les îles Comores, est placée sous notre protectorat. Fatouma a reçu une éducation toute française et parle notre langue avec la plus grande facilité, sans aucun accent étranger. Fatouma a quatre ministres et un général qui commande à 1.500 guerriers, costumés et armés à l'européenne. Elle passe elle-même la revue de cette armée idéale au bruit des guitares, des fifres et des tambourins.

    Les voitures sont complètement inconnues à Mohéli. La reine voyage dans son île en palanquin porté par des esclaves. Hormis la famille royale, tout le monde est esclave à Mohéli, y compris les quatre ministres et le général. L'ile appartient tout entière à la reine. C'est un riche et charmant pays. La vie y est étrangement facile. On paye un bœuf 15 francs et un mouton 3 francs. On n'a qu'à se baisser pour ramasser les plus belles fleurs et les fruits les plus savoureux ; c'est un verger et un parterre naturels. La boisson du pays est le vin de coco; mais on importe les liqueurs et les vins de l'Europe. Notre cognac y est très goûté à l'ombre des palmiers et des bambous.

    Djoumbé-Fatouma, reine de Mohéli.

    Illustration publiée dans Le Monde illustré du 18 juillet 1868 [détail].

A. de Vallejo, dans Le Journal Illustré [4], apporte quelques précisions sur la reine de Mohéli et son séjour à Paris.

    Djombé-Fatouma a commencé à apprendre le français à l’âge de quatre ans. Elle le parle aujourd’hui d’une façon assez parfaite. Sa langue naturelle est le sohelly, [swahili] espèce de patois en usage sur toute la côte orientale de l’Afrique et aux Comores. Elle possède aussi l’idiome malgache.

    Sa traversée pour venir en Europe a duré deux mois. La suite de la sultane se compose de son beau frère Said-Ben-Saidi-Ben-Mohamet, qui est le fils de son mari et fut marié à la sœur de la sultane, morte depuis plusieurs années; d’une femme d’atour, esclave qui appartint dans le temps à la mère de Fatouma, et d’un nègre, qui est le type le plus curieux de ce cortège royal, lequel cumule les fonctions de secrétaire et d'officier de la bouche...

    Ce nègre ne manque pas d’intelligence ; il cherche à épeler le français, et fait de la copie tous les soirs, se trouvant chargé de rédiger le journal quotidien des faits et gestes de son auguste maîtresse. C’est donc presque un confrère, et il doit nous être sacré. Djombé-Fatouma a à peu près trente ans, du moins elle paraît n’avoir pas plus, ce qui revient au même ; son visage, fortement cuivré, est sympathique ; ses yeux sont expressifs, et en y mettant un peu de bonne volonté, on finit par lui trouver un certain air de distinction et de majesté.

    Elle paraît enchantée du séjour de Paris. Tous les soirs elle fait de longues promenades ; les boulevards la fascinent, les Champs-Elysées lui donnent le vertige ; mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est la ligne serpentine des magasins quand, éclairés par le gaz, ils provoquent la convoitise des passants comme autant de courtisanes empanachées. Son grand désir, le jour que j’ai eu l'honneur de m’approcher de sa royale demeure, — une chambre au premier étage du Grand-Hôtel du Louvre, — c’était de visiter le Jardin des plantes, pour voir les lions et les tigres, les ours et les panthères.

    C'est que cela a pour elle tout l’attrait de l’inconnu, Mohély ne possédant aucune bête féroce...

De la suite qui a accompagné la reine de Mohéli en Europe, nous n'avons vu dimanche, au Vésinet, que le nègre au type Ethiopien, chargé des fonctions de secrétaire et de sacrificateur, c’est-à-dire, d’officier de bouche, auquel incombe le sacrifice des animaux qui servent à la nourriture de sa royale maîtresse. Il paraissait très attentif à ce qui ce passait sous ses yeux et d’abord, respectueusement assis en arrière du siège de la reine, il s’est successivement et tout doucement avancé jusqu’au bord du balcon de la tribune, et a paru suivre avec le plus vif intérêt toutes les péripéties des courses. Quand à Fatouma, elle est toujours restée de la plus complète impassibilité; cependant à la belle arrivée du prix du Kiosque, disputé vivement par les cinq chevaux inscrits, elle s’est levée et a plongé un regard long et intelligent, sur la scène animée qui se déroulait au-dessous d’elle.

    Arrivé par une chaleur suffocante, et craignant l’encombrement des grandes tribunes, je venais de m’installer seul sur le balcon du pavillon du centre, lorsque tout à coup un grand bruit se fit dans la foule, on courait, on se précipitait pour voir la reine de Mohéli, qui, descendue de voiture à l'improviste, se dirigeait vers l’enceinte, avec sa société et sa suite (un magnifique nègre, armé d’un cimeterre). Reçue par mon confrère Léon de Villette, en l’absence momentanée du directeur-gérant, fondateur de la colonie du Vésinet [Alphonse Pallu], qui plus tard est venu lui en faire les honneurs, S. M. a naturellement été conduite dans le pavillon où déjà je trônais sans vergogne. Là, quelques explications que j’ai eu l'occasion de donner sur des incidents de course m’ont valu dans la foule l’honneur de passer pour un courtisan de la cour de Mohéli. Et je demande humblement à Sa Majesté, la permission de saisir ce prétexte pour lui offrir ici, comme je l’ai déjà fait autre part, les hommages les plus respectueux de son très humble serviteur. Léon Gatayes. [5]

Favorisée comme toujours, depuis bien longtemps, par une splendide journée, et malgré une chaleur de 32 degrés, la troisième réunion des courses du Vésinet avait réuni, ce dimanche 9 août, une nombreuse affluence sur l’hippodrome du Grand Lac. Les courses ont été très belles, très animées et fertiles en épisodes, cependant sans aucun accident à regretter, quoique dans la troisième, trois chevaux se soient débarrassés de leurs cavaliers...

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    Notes et sources :

    [1] Djoumbé Fatima (1837-1878), également connue sous le nom de Dahouma Soudi fut reine de Mohéli dans l'archilel des Comores dès l'âge de cinq ans et jusqu'à sa mort à l'âge de 42 ans, en 1878. Ses parents étaient Malgaches, apparentés aux souverains de Madagascar.

    [2] On notera ici et là, sans les souligner, des expressions que d'aucuns pourraient, de nos jours, juger inapproprées. Certaines le sont, d'autres ne font qu'employer le vocabulaire d'un autre temps.

    [3] Repris de Léo de Bernard pour Le Monde illustré, 18 juillet 1868.

    [4] Repris de La Reine de Mohély, par A. de Vallejo, Le Journal Illustré, 2-9 août 1868.

    [5] Léon Gatayes pour L’Industriel de Saint-Germain-en-Laye, 29 août 1868.

    [6] Aujourd'hui Mohéli, aussi appelée Mwali en shikomori, est à la fois un État fédéré de l'Union des Comores et l'une des quatre principales îles qui composent l'archipel situé dans l'océan Indien, à l'entrée nord du canal du Mozambique. C'est la plus petite et la plus touristique des trois îles de l'Union des Comores. Sa population était en 2015 d'environ 52.360 personnes et sa capitale est Fomboni. Les principaux groupes ethniques qui l'ont composée, comme pour toutes les autres îles, sont d'origines bantoue, arabe, malaise, malgache et européenne. La religion prépondérente est l'islam.


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org