Luc Dornin, article, juillet 1935

Le secret des ruines
ou le tragique destin du Castel Francine

C'est à midi, le mercredi 3 juillet, que la maison sauta. La sourde explosion se répercuta longuement dans la paix sereine de ce coin d'lle-de-France où tout est verdure, fleurs et volets aux couleurs vives. Les frondaisons des grands parcs, un instant courbées jusqu'au sol par le souffle violent de la déflagration, se relevèrent. Du Castel Corrézien [connu des habitants du Vésinet comme le Castel Francine depuis 1910], haute villa de style anglo-normand située au numéro 11, de l'allée du Lévrier, au Vésinet, il ne restait pas pierre sur pierre. Les trois étages de la somptueuse demeure avaient disparu et c'est à peine si, derrière la grille d'entrée bordée de massifs, les voisins accourus pouvaient apercevoir un amas confus de gravats, de poutres enchevêtrées, de meubles écrasés, de tuyaux tordus sur quoi retombait en pluie fine un nuage de poussière de plâtre.

Les ruines du Castel Corrézien

Les ruines après l'explosion, juillet 1935

Les secours s'organisèrent. A proximité d'un cèdre au pied duquel étaient soigneusement posés une fourrure, un parapluie et un sac à main, des râles atroces montaient des pierres écrasées. Une femme gémissait sous ces ruines fumantes, à peu près à l'endroit où se trouvait, dix minutes plutôt, une porte basse donnant accès aux sous-sols du vaste pavillon. Ce fut, en effet, sous les débris de cette porte que l'on parvint, après une heure de peine, à dégager la malheureuse. Le corps lardé d'éclats de verre et de bois, la poitrine ouverte, la main droite brûlée, la pauvre femme expira peu après son admission à l'hôpital de Saint-Germain. Avant d'entrer dans le coma, elle avait eu la force de répéter à plusieurs reprises ces mots troublants : — Ah ! les assassins ! ils m'ont tuée.

Le commissaire du Vésinet, M. Bonnet, premier policier accouru sur les lieux, restait perplexe. Se trouvait-il en présence d'un attentat criminel, d'un suicide de maniaque ou d'un affreux accident ? Il interrogea les concierges de la villa, Mme Devaulx et son fils Jean, qui, au moment de l'explosion, se trouvaient par bonheur au marché de Chatou.
— Mais c'est Madame que vous avez retirée "de là-dessous" s'écria Mme Devaulx. Il y avait des mois qu'elle nous répétait qu'il lui arriverait malheur ici. Ce Castel appartenait autrefois au père d'un de ses anciens amants, le papetier Rosen.
Votre maîtresse s'appelle donc Marthe Sol ? enchaîna le commissaire héberlué
[sic].

Tout semblait désormais assez clair au policier. M. Bonnet connaissait par le menu, depuis longtemps, la farouche inimitié des Rosen contre Marthe Sol. Celle-ci, peu après l'acquisition du pavillon, était venue, et revenue de temps à autre, toujours un peu plus affolée, le trouver à son commissariat. Elle lui avait raconté que, peu après avoir fait un héritage de trois millions, en 1929, elle était tombée sous la coupe des Rosen. Depuis que la jeune femme avait réussi à faire vendre à son profit leur castel du Vésinet et à en devenir propriétaire, le 25 janvier dernier; ceux-ci, par lettres ou de vive voix, ne cessaient de la menacer de mort.
Comme pour démontrer le bien-fondé de ces soupçons, un chauffeur de taxi de la gare du Pecq, M. Vergnes, déposa spontanément :
Depuis huit jours, chaque matin, Mme Sol arrivait au Pecq par le train de 9 h 20, nerveuse, inquiète, une lourde valise à la main. Elle se faisait alors conduire au Castel et, en route, elle me racontait ses démêlés avec les Rosen. "Ce sont des bandits, me disait-elle, ils me tueront".

les ruines du Castel Corrézien - Le piano

La mystérieuse explosion du Vésinet.

"Du Castel Corrézien, haute villa de style anglo-normand, il ne restait qu'un tas de gravats et de poutres enchevêtrées..."

"Des ruines, le piano émergeait, seul vestige de la luxueuse villa..."

Cliché des décombres repris dans plusieurs journaux.

 

Le chauffeur de taxi Vergnes

Le chauffeur de taxi Vergnes, témoin de l'affaire.

Chauffeur de taxi au Pecq, Monsieur Vergnes, témoigna avoir recueilli les confidences de Marthe Sol, la victime.

Il reconnut avoir transporté "de lourds colis suspects" qui pourraient être l'explosif qui détruisit la maison.

Les déclarations de M. Vincent de Pausas, intime ami de la victime depuis 1907, achevèrent de convaincre les enquêteurs. M. de Pausas vivait avec Marthe Sol, au 49, rue de Courcelles, et il était lui aussi au courant des menaces proférées par les Rosen. La veille même, son amie avait reçu une dernière lettre signée R. R. et ainsi rédigée: "Nous vous avertissons que vous n'avez pas intérêt à quitter Paris pour Le Vésinet, car la villa, vous ne l'habiterez pas plus de quarante-huit heures."
M. de Pausas ayant égaré la lettre, la preuve irréfutable du crime manquait. Toutefois, pendant que les premiers experts se perdaient en conjectures sur les causes de la déflagration et hésitaient entre la cheddite, le nitrobenzol et le gaz d'éclairage, le commissaire Yvonnet, de la 1ère Brigade mobile, recherchait à Paris, pour les entendre, Roger Rosen et son père.
Ni l'un ni l'autre ne se cachent pourtant. L'ancien papetier, mis au courant, s'indigne violemment des graves accusations "distillées" contre lui et son fils, depuis des mois, par la propriétaire du Castel Corrézien.
Mais c'est là, de sa part, une diabolique machination ! s'écrie-t-il. J'ignorais même à qui avait été revendue, après saisie, notre ancienne villa du Vésinet. La procédure ne m'a pas été communiquée et j'ai déjà déposé une plainte en ce sens, au Parquet de la Seine.
Papiers notariés en main, M. Rosen père, honnête homme tombé dans le malheur, prouve son innocence et sa parfaite bonne foi au commissaire Yvonnet. Le policier va ensuite entendre le fils, Roger Rosen. Mêmes réponses, même franchise.
Savez-vous d'abord qui est Marthe Sol ? demande-t-il. Écoutez :
Née en 1882, à Argentat (Corrèze), excessivement jolie, Marthe vint à Paris, en 1906. chez une de ses soeurs, tenancière d'un café, à Belleville. C'est en 1907, dans le magasin du boulevard des Capucines, où elle travaillait, qu'une de ses compagnes, Geneviève, la présenta an riche exportateur Vincent de Pausas qu'elle aima aussitôt, qu'elle présenta à sa famille et avec lequel elle vécut de longues années. Mais ingrate et volage, elle connut d'autres liaisons avec des officiers et des médecins, notamment avec un lieutenant de cavalerie, qu'elle fit, dit-on, chanter de belle façon.
Mondaine, ivre de vie brillante et tapageuse, Marthe Sol fréquenta toutes les cabotines et toutes les artistes en renom de ces vingt dernières années. Appartenant à ce milieu de théâtre, Roger Rosen se lia facilement avec elle. Ce fut, le 19 juin 1929, dans le magasin de son père où la turbulente jeune femme était venue se fournir en papier. Elle demeurait tout près, 49, rue de Courcelles avec l'exportateur. Roger Rosen venait d'hériter une somme de 1 200 000 frs. Alléchée par ce magot, Marthe se fit enjôleuse et ne tarda pas à détourner le fils du papetier de son foyer, car il avait alors déjà une charmante épouse et deux enfants. Elle exigea le divorce de son nouvel amant. Mais le père veillait au grain, Il s'opposa de toute son autorité à cette fatale union. En vain. Tout d'abord, Roger simula, en juin 1930, sur les conseils de la perfide jeune femme, un suicide au véronal, à l'hôtel Chester. Puis, en 1931, mise au courant du marasme des affaires commerciales du père, Marthe Sol proposa de l'argent — l'argent soutiré au fils — pour renflouer l'entreprise. Le papetier désemparé s'adoucit et c'est ici qu'interviennent les 550 000 francs de traites fictives souscrites par lui, en échange des signatures de garantie de la jeune femme. En 1933, M. Rosen est néanmoins contraint de déposer son bilan; son fils et lui sont ruinés et criblés des dettes, réelles celles-là. Et Marthe qui n'attend plus rien d'eux, rompt les fiançailles et part à Nice.
Depuis cette date, conclut le jeune homme, je n'ai pas revu Marthe Sol. Je ne suis pas retourné au Vésinet, pas même sur la tombe de ma mère, qui est enterrée là-bas. Je me suis remis avec mon ancienne femme et je vis heureux et chichement de mes gains d'artiste. Comme mon père, j'ai appris le drame du Castel par les journaux. Je suis sûr, moi, que Marthe n'a pas été victime d'un attentat, mais de son imprudent machiavélisme. Je vais vous citer sur elle trois sortes de faits précis, dans lesquels Vous retrouverez l'esprit satanique qui a présidé à l'explosion de la villa. Marthe Sol, pour faire congédier une concierge de l'immeuble où elle vivait avec M. de Pausas, rue de Courcelles, a sournoisement délabré les murs de divers appartements, peint l'escalier en rouge, détérioré l'ascenseur. Marthe Sol, par pur sadisme, a criblé des artistes lyriques parisiennes de féroces lettres anonymes. Marthe Sol, enfin, ces derniers temps, a volontairement incendié, avec de l'essence, un riche manteau de fourrure qu'elle avait récemment assuré contre le feu pour une somme bien supérieure à sa valeur. J'ai donc de bonnes raisons de supposer qu'elle a agi de même au Vésinet. M. de Pausas, lui aussi, subit les effets de la crise. Marthe n'avait plus autant d'argent qu'autrefois. Elle a pu vouloir s'en procurer en faisant sauter le Castel réassuré pour une forte somme. En même temps, elle s'arrangeait pour laisser retomber sur nous tous les soupçons. Mais, n'ayant pu fuir assez vite, elle aura été victime de son lâche et méphistophélique stratagème...

M. Roger Rosen avait-il dit vrai ? Le commissaire Yvonnet contrôla tout d'abord les principaux points de cette déposition, et il s'apprêtait à le mettre hors de cause quand l'affaire se précipita.
L'expert King déclara que le pavillon avait été détruit par l'explosion de gaz d'essence répandus dans un endroit clos. Or, Marthe Sol, les jours précédents, avait amené de Paris, dans ses valises, des bidons d'essence et de benzine. On avait retrouvé sous sa main carbonisée, parmi les décombres, une boite d'allumettes ensanglantée. Son manteau, sa fourrure et son sac à main avaient été déposés, par elle, au pied du cèdre, pour faciliter sa fuite.
Enfin, on apprit que la jeune femme avait assuré, le 1 juin, la villa et ses dépendances pour la somme anormale de 1 375 000 frs, avec clause spéciale d'explosion. Tout s'éclairait. Marthe Sol s'était involontairement tuée en incendiant volontairement le Castel. Telle fut la conclusion des enquêteurs officiels et le dossier a été provisoirement classé. Le principal coupable n'étant plus, l'action publique était éteinte. Des assurances plaideront sans doute contre des héritiers. Mais les ruines éphémères du Castel Corrézien garderont leur diabolique secret.

Les ruines du Castel Corrésien (1947)

Pas si éphémères, les ruines restèrent en l'état pendant plus de vingt ans.

Cliché IGN. 14 avril 1947 (n°1499).

 

****

    Philippe Rosen (1871-1949)

    Philippe Haimann Rosen est né le 23 juillet 1871 à Wladeclavova en Russie (actuellement en Crimée), dans une famille de négociants (bijoux, métaux) qui émigrèrent en France vers 1880. Marié à Paris (11e) le 11 juillet 1899 avec Françoise Amélie (dite Francine) Magnien, ils auront deux enfants : Roger (1901) et Eugène (1905). Philippe Rosen est alors employé de commerce. Il est naturalisé Français en 1903 [Décret n°2726 du 5 juillet] et effectue un service militaire au Régiment d'Infanterie de Sens puis une période d'exercice en 1907.

    Editeur d'Art et papetier à Paris (Papeterie de la Bourse), il installe sa famille au Vésinet vers 1901 et achète un terrain en 1910 où il fait bâtir une villa spacieuse à laquelle il donne le surnom de sa femme, Le Castel Francine.

    En 1914, il est mobilisé dans l'Armée Territoriale, (19e éscadron du Train : service des garde-voies de communication) puis réformé, temprairement en 1916 puis définitivement en 1919.

    Membre du syndicat des Editeurs d'Art et de celui des Papetiers imprimeurs, il est aussi administrateur de la caisse des Ecoles du 2e arr. de Paris et vice-président de la Caisse des Ecoles du Vésinet. Il donne des cours sur "Le Vieux Paris" et finance diverses œuvres de bienfaisances.

    La perte de son fils Eugène en 1927, au terme d'une "longue maladie" puis de sa femme, Francine, en 1928, à seulement 55 ans ouvrent une période difficile pour ses affaires et sa vie familiale. Il a raconté ses déboires dans une "lettre ouverte aux habitants du Vésinet" à propos de la perte de sa villa, le Castel Francine, après sa déclaration de faillite en 1934 et des difficultés avec son fils Roger.

    En 1931, il avait reçu la Légion d'Honneur (Ministère du Commerce) en tant que graveur, imprimeur, éditeur, et pour le développement du nouveau procédé d'héliogravure pour les éditions d'art.

    Décédé le 19 aout 1949, Philippe Rosen est inhumé au Vésinet.

     

    Castel Francine - Les enfants Rosen

    Les enfants Rosen devant le perron du Castel Francine vers 1912.

    Roger (1901-1985) et son jeune frère Eugène (1905-1927) décédé au Vésinet à 22 ans.

    Carte postale.


Société d'Histoire du Vésinet, 2007-2022 • www.histoire-vesinet.org