Victor Koning, Tout-Paris, Editions Dentu, Paris, 1872.

Les soirées de la comtesse Lionel de Chabrillan [1]

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Ce qui m'a attristé par dessus tout, c'a été de ne pouvoir assister à la première représentation que donnait samedi soir madame la comtesse Lionel de Chabrillan, dans son délicieux hôtel des Nouveautés au 60, Faubourg Saint-Martin [2]. La princesse Mathilde, — que Dieu protège ! — se contente de faire jouer sur son théâtre les pièces des jeunes poétaillons qui veulent bien l'honorer de leur confiance. Supérieure sur ce point à la princesse de la rue de Courcelles, la noble comtesse du faubourg Saint-Martin (60 !) écrit elle-même les ravissants ouvrages qu'elle fait représenter. Aussi, ses soirées sont-elles très courues.
Celle de samedi [2 avril 1870] restera, paraît-il, éternellement gravée dans la mémoire de nos Saint-Simon modernes.
L'empereur Alexandre, qui fut, dit-on, émerveillé du spectacle que Napoléon Ier lui offrit à Erfurth, l'eût été certainement bien davantage, s'il eût pu assister à celui de la comtesse Lionel de Chabrillan. Tout ce qu'il y a de noble, je ne dirai pas à Paris, mais en France, faisait partie de l'assemblée. La file des équipages, qui commençait devant la porte de l'hôtel de la comtesse, faubourg Saint-Martin (60!) [3], n'était pas terminée à la rue Maubuée.
Dans la salle, des huissiers — oh! mais, pas des huissiers comme M. Mottu pourrait le croire ! —des huissiers vêtus d'habits de velours noir, la chaîne d'acier au cou, plaçaient les illustres invités. C'étaient les Galliera, les Pozzo di Borgo, les Talleyrand, les Montmorency, les Cossé-Brissac, etc., etc.


Comtesse Lionel de Chabrillan

Dans le tourbillon des demandes d'invitation qui lui avaient été adressées, la noble comtesse Lionel avait commis une erreur et donné en double la loge de Mesdames de Metternich et de Poilly.
Lorsque ces deux dames arrivèrent, elles trouvèrent leur loge prise par Mesdames de Béhague et de Mercy d'Argenteau. Discussion, cris, pleurs, attaques de nerfs. Les deux occupantes ne voulaient point céder la place. Il fallut chercher des sels pour faire revenir Madame de Poilly. Madame de Metternich tordait ses bras, puis mordait convulsivement les huissiers, qui semblaient navrés de cet horrible malheur. Enfin on vint annoncer à ces dames que la comtesse Lionel daignait mettre son avant-scène personnelle à leur disposition.
Il était temps !
Madame de Metternich venait de jeter au vent le dernier lambeau du mouchoir de 10.000 francs dont l'Impératrice lui avait fait don la semaine dernière, à l'occasion de sa fête. Quant à Madame de Poilly, sa situation était plus grave. Un des vaisseaux de son petit cœur venait de se briser, et elle appelait à grands cris un confesseur, ne voulant mourir, disait-elle, « que dans les bras de la religion. » Heureuse religion !

Ce que nous appellerons « la vieille noblesse » s'était donné rendez-vous dans la loge de la comtesse de Chabrillan. Pendant que l'étoile de la maison s'appliquait une dernière mouche, les Noailles, les Vendôme et les Richelieu causaient de Fontenoy, en aspirant de fortes doses de tabac d'Espagne. Coblentz [4], les oreilles ont dû te tinter ce soir-là !

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    Notes (SHV):

    [1] Celeste triomphe alors comme auteur et comme comédienne au nouveau Théâtre des Nouveautés, dont elle est la directrice et dont le propriétaire n'est autre que M. de Naurois, le futur fondateur de l'Orphelinat des Alsaciens-Lorrains, ami de feu le Comte Lionel.

    [2] Après plus de trente ans d'éclipse, ce théâtre des Nouveautés, deuxième du nom, avait été inauguré le 7 avril 1866 rue du Faubourg-Saint-Martin (10e arr.) sur l'emplacement de la salle Raphaël, édifiée en 1863 et qui avait abrité temporairement la troupe des Délassements-Comiques en 1864. Mais un incendie ravagea entièrement la nouvelle salle huit mois seulement après son ouverture, le 3 décembre 1866. Reconstruit en moins de trois mois, le théâtre rouvrait le 28 janvier 1867. De nombreuses directions se succèdèrent, parmi lesquelles la Comtesse Lionel de Chabrillan (1870). En octobre 1873, la salle retrouva son ancien nom de Délassements-Comiques. Elle fut démolie définitivement en 1878.

    [3] L'auteur ironise sur le n°60, qui souligne l'éloignement de la porte St-Martin ; on se trouve au cœur du Faubourg, loin des quartiers supposés fréquentables par la High Life, la bonne société, le Tout-Paris qui fait l'objet de cet ouvrage.

    [4] Ville Allemande de Rhénanie-Palatinat qui fut le séjour des émigrés français après la révolution et qui restait le symbole de la Contre-Révolution et l’Ancien Régime, royaliste, légitimiste.


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