D'après Louis Latzarus, chroniqueur au Figaro (16 -28 novembre 1909)
L'Établissement d'Hydrothérapie du Docteur Raffegeau assiégé
Découverte par la presse une dizaine d'années auparavant pour sa liaison (fatale) avec le Président Félix Faure, Marguerite Jeanne Japy épouse Steinheil venait de défrayer la chronique à nouveau. Mêlée à un sanglant fait-divers marqué par la mort de sa mère et celle de son mari assassiné, Mme Steinheil avait été accusée du meurtre et jugée par la Cour d'Assise de la Seine. Au terme d'un procès à sensation, elle venait d'être acquittée.
Son pauvre mari ! ... il aurait si été heureux de son acquittement.
Le figaro, mercredi 17 novembre 1909 (dessin Abel Faivre).
Mardi 16 novembre 1909
Mme Steinheil se trouve actuellement, au Vésinet, dans la maison de santé que dirige le docteur Raffegeau.
Si je donne ici, sans embarras, ce renseignement, c'est que je suis certain que la curiosité des reporters viendra se briser contre les barrières qui protègent le repos de l'Acquittée.
Lorsque, samedi soir, les jurés eurent rendu leur verdict, il se trouva que les avocats de Mme Steinheil n'avaient pris aucune disposition. Ceci ne veut pas dire qu'ils n'avaient pas escompté l'acquittement. Mais le fait est que, à deux heures du matin, ils ne savaient où conduire leur cliente.
Ils tentèrent de persuader Mme Steinheil, nous l'avons dit, de passer une nuit encore au Dépôt. Elle s'y refusa énergiquement. Alors, ils pensèrent à la conduire dans un hôtel. L'automobile qu'ils avaient empruntée au photographe les emporta d'abord au Palais d'Orsay. Mais, devant la porte, un journaliste faisait les cent pas. Pleins d'horreur, ils rebroussèrent chemin et s'en furent à l'hôtel Terminus, où Mme Steinheil trouva un abri provisoire.
Le lendemain, vers huit heures, Me Steinhard apporta un plan, qui fut aussitôt adopté. Ce jeune avocat, qui ne compte, au Palais et partout ailleurs, que des sympathies, est l'homme le plus adroit qui se puisse rencontrer. Il avait, durant la courte nuit, réfléchi que les seules maisons qui soient aussi bien gardées - mieux peut-être – que les prisons de l'Etat, ce sont les maisons de santé. Il demanda un Bottin, chercha parmi les maisons de santé de la banlieue parisienne, celle qui pourrait le mieux résister à l'assaut des reporters en délire. C'est ainsi qu'il découvrit l'asile du docteur Raffegeau. Il téléphona à ce savant homme, qui répondit aussitôt qu'il saurait défendre Mme Steinheil contre toute indiscrétion.
Une heure après, Mme Steinheil, dûment photographiée par le propriétaire de l'automobile, franchissait la grille de la villa "hydrothérapique" du docteur Raffegeau. Aussitôt, elle ne fut plus Mme Steinheil, mais Mme Dumont. On avait pensé à l'appeler Mme Dupont. Et puis, après réflexion, ce nom avait semblé commun.
"Une halte sur la route du Vésinet, près de Chatou, le matin du 14 novembre 1909".
De gauche à droite, M & Mme Beranger, Mme Steinheil et Me Steinhard.
[...]
Voilà deux jours que Mme Dumont vit cachée dans cette maison, qu'entoure un vaste jardin. Mais vous pouvez aller sonner à la grille de l'avenue des Pages ! On vous conduira à une religieuse, qui dira que Mme Dumont est partie la veille; A quelle heure ? Mon Dieu, à cinq heures, six heures, peut-être, pour être exact. Mais la bonne religieuse rougit un peu du mensonge imposé.
Vous faites le tour de la propriété. J'ai fait, hier, le tour de la propriété. J'ai trouvé une autre porte où on m'a répondu qu'on ne connaissait pas Mme Dumont. Le docteur Raffegeau ne reçoit pas les journalistes. Ou plutôt, "le docteur Raffegeau n'est pas là" [...]
Mercredi, 17 novembre 1909
Hier, dès l'aube, d'innombrables journalistes se sont rendus au Vésinet et ont mis le siège devant la maison du docteur Raffegeau. Ils ont rencontré, "au pied des murailles", une cinquantaine de photographes munis d'appareils de toutes tailles. Les deux troupes ont signé un pacte d'alliance et ont marché en bon ordre vers les portes.
Mais c'est en vain qu'ils ont tenté de voir Mme Dumont. Le docteur Raffegeau, lui-même, ne s'est pas montré. Et seul son associé, le docteur Mignon, est apparu au faîte des murailles. Il a déclaré que Mme Dumont avait quitté la forteresse. Dès que le Figaro eut percé le secret de sa retraite, Mme Dumont-Steinheil a été conduite dans une mystérieuse maison [1], qui ne serait pas une maison du Vésinet. Toutefois, ce sont les docteurs Raffegeau et Mignon qui restent chargés de surveiller les relations de Mme Steinheil avec l'extérieur. D'où il semble résulter que si vraiment Mme Steinheil a quitté Le Vésinet, elle ne s'en est pas éloignée beaucoup.
Villa Chantemerle, résidence privée du Docteur Raffegeau,
où Madame Steinheil aurait passé une partie de son séjour au Vésinet.
Une dame vêtue de noir, qui a dit être Mme Herr, sœur de Mme Steinheil, s'est présentée à la maison Raffegeau, dès cinq heures du matin, pour parler à la prisonnière. Mais il fut rapidement découvert que cette visiteuse matinale n'était point du tout Mme Herr. C'était une femme journaliste qui s'en alla, ayant beaucoup demandé et n'ayant rien reçu.
On ne sait si le docteur Raffegeau voudra bien ouvrir sa porte aux huissiers qui ne tarderont pas à se présenter chez lui, où étant, et parlant à une personne à son service, ils signifieront à Mme Steinheil deux citations à comparaître devant le tribunal civil. En effet, le dragon Remy Couillard, du fond de sa garnison de Provins, assigne Mme Steinheil pour cinquante mille francs de dommages intérêts pour la détention de cinq jours qu'il subit sur sa dénonciation, voici un an. Il a confié ses intérêts à Me Henri Garaud.
D'autre part, M. Burlingham, citoyen américain, annonce l'intention de réclamer, vingt mille francs à Mme Steinheil, pour prix des injustes soupçons qu'elle a fait peser sur lui. On conçoit, dans ces conditions, que Me Antony Aubin ne veuille laisser quiconque approcher de sa cliente. [...]
Vendredi 19 novembre 1909
Peut-être bien qu'il avait souhaité son acquittement. Peut-être bien que, comme tant de Français, il eût désiré la voir. Elle est venue, en automobile, l'autre matin. Il l'a vue. Même, on l'a confiée à sa garde. Et le voilà désolé. Mieux affolé. Le docteur Raffegeau passe son temps à gémir et à implorer le ciel, qui s'obstine à le négliger.
Le premier jour s'était écoulé sans que le malheureux médecin eût l'occasion de se plaindre. Sans doute il avait dû prendre des précautions infinies, établir des consignes, fournir des mots d'ordre, et faire, en un mot, métier de général. Le second jour, il s'était endormi sous sa tente. Comme le soir tombait, une automobile apparut dans les environs... Ce n'était rien. Rien du tout. Et puis, Vers cinq heures du matin, voilà qu'une dame en deuil arrive, qui prétend voir Mme Steinheil. "Elle n'est pas là dit le médecin. – Je suis sa sœur. – Non. Allez-vous-en !"
Elle s'en va. Mais des voitures arrivent. Une, et deux, et dix, vingt, bientôt. Et ce ne sont pas seulement des journalistes qui en sortent, mais aussi des photographes, qui déploient des pieds articulés, tirent les soufflets de leurs appareils, font flamber le magnésium. Le médecin commence à perdre patience.
Il la perd tout à fait, la patience lorsque des reporters adroits s'introduisent dans son cabinet. Il songe à les éloigner. Il dit "Mme Steinheil est partie. Elle n'est plus au Vésinet". Mais on ne le croit pas. Il y a des journalistes dans le jardin. Il y en a dans le vestibule. Il y en a même dans la cuisine. Le docteur téléphone à Me Antony Aubin: "Allô ! Débarrassez-moi, je vous en supplie ! Une maison si tranquille Ah ! si j'avais su ! ...Allô ... ne coupez pas ! Je leur avais dit qu'elle était partie. Ils restent. Il est neuf heures du soir. Il y a quarante automobiles devant ma porte. Et je fais des cures de repos !!"
Me Antony Aubin l'invite à prendre patience. Un joli conseil, ma foi ! Le médecin entre en fureur: "Si ça continue, je la jette par la fenêtre !"
Il n'en fera rien. Car c'est un brave homme. Mais son humeur change. Il enrage. [...]
Dimanche 28 novembre 1909
Le Vésinet et le docteur Raffegeau ont perdu hier leur hôtesse illustre.
Un peu avant trois heures, dans la journée d'hier, une automobile qui stationnait devant la maison de santé, en emportait une dame en noir, enveloppée d'un ample manteau et cachée par des voiles. Un monsieur, docteur de l'établissement, l'accompagnait. Ce ne sont pas les frimas de l'hiver commençant, ce n'est pas le souci de sa santé, ce n'est pas davantage l'obstinée curiosité des reporters qui éloignent de notre ciel l'acquittée de la Cour d'assises. Pourtant, elle fut assez souffrante tout le temps qu'elle demeura au Vésinet. A la course en automobile découverte qu'on lui avait fait faire à travers Paris, dans la nuit de sa libération, elle avait gagné, nous l'avons dit, une bronco-pneumonie, qui l'a tenue au lit jusqu'à mercredi dernier. Part-elle donc pour l'Italie, la Sicile, l'Egypte ? Non pas. Elle ne se soucie guère du soleil. La rigide Angleterre l'attire ; elle est à Londres. [2, 3]
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Notes :
[1] Il s'agit de la résidence privée du Dr Raffegeau, la villa Chantemerle, avenue Horace Vernet, à quelques mètres de la clinique.
[2] Marguerite Steinheil vivra à Londres sous le nom de madame de Sérignac, rédigera ses mémoires en 1912 et, le 26 juin 1917, épousera Robert Brooke Campbell Scarlett, sixième Baron Abinger (mort en 1927).
[3]Lady Abinger est morte le 18 juillet 1954, dans une maison de repos à Hove, une ville de la côte sud de l'Angleterre, dans le Sussex, à l'ouest de Brighton, à l'âge de 85 ans.
Société d'Histoire du Vésinet,
2009 - www.histoire-vesinet.org