D'après Claude-Maurice Robert. Extrait de Au Djebel-Arlal in L'Afrique du Nord illustrée, 30 janvier 1932 (27e année, n°561).

Évocation du général Clavery (1932)

Né le 18 janvier 1870, à Paris, le général Clavery avait été nommé sous-lieutenant le 1er avril 1893. En 1901, il était lieutenant au Bureau arabe de Timimoun, où, après avoir manqué périr, lors de l'investissement de ce poste par les Berabers, le 18 février 1901, il contractait une fièvre typhoïde à laquelle il n'échappa — je le tiens de lui-même — que grâce aux soins vigilants et quasi maternels d'un mokrazni de la Place, l'actuel agha de Timimoun : Si Djelloul.
Successivement à Timimoun, à Laghouat, à Aïn-Sefra, le général Clavery était l'officier saharien par excellence, le prototype du Soldat du Sud. Il avait la vocation du Désert. Vertu et don beaucoup plus rares qu'on ne le croit communément, en dépit des harangues officielles ou officieuses.
Pendant la guerre européenne, le général (alors lieutenant-colonel) commandait un régiment de marche. Les cinq citations qu'il rapporta du Front proclament éloquemment que là-bas, comme ici, il sût être un soldat sans peur et sans reproche.
Nommé colonel le 25 mars 1924, après avoir été, le 14 juin 1920, commandeur de la Légion d'honneur, il était placé Hors-cadres dans les Affaires indigènes. Après un court séjour au suprême commandement de Laghouat, on le nommait, en décembre 1920, commandant supérieur du territoire d'Aïn-Sefra, où l'eût atteint son élévation au généralat, survenue – ô ironie ! – deux jours avant sa mort, et qu'il ne connût pas.

Le colonel Clavery en 1928

En tenue d'inspection dans le désert

Le capitaine Debenne et le capitaine Pasquet, qui périrent dans les mêmes circonstances que le général Clavery, étaient ses fidèles et aimés auxiliaires. Le premier commandait la section des autos spéciales du Sahara, à Colomb-Béchar ; le capitaine Pasquet était le chef d'état-major du général. Le maréchal des logis Etienne et le légionnaire Decaux, évacués du Sud, faisaient partie du même convoi et subirent le même sort.

J'ai rencontré deux fois le général Clavery. La première à Aïn-Sefra, siège du commandement de l'immense territoire dont il était le chef. C'était le 3 novembre 1928. Dans son bureau de la Redoute, dans cette pièce qui avait vu le colonel Lyautey élaborer les grands projets qui firent de lui le maréchal des Colonies, une longue heure, tête à tête, nous avions disserté sur le Désert, vers lequel, une nouvelle fois, me ramenaient mes démons ; ce désert qu'il aimait et connaissait si bien. Et aujourd'hui, après trois ans passés, je vois toujours la pointe de son crayon m'indiquant, sur la carte fixée au mur, la route de Timimoun que j'avais choisi de prendre pour, de là, joindre Gao...
Le colonel n'avait pas souri quand je lui avais confié que je partais là-bas uniquement poussé par mon besoin de solitude et de silence, d'échapper aux contingences asservissantes et stérilisantes de la ville ; que je n'étais ni géologue, ni géographe, ni batteur de records, ni cinéaste, pas même écrivain en quête d'images exotiques, mais un pèlerin insatiablement assoiffé de paix et de beauté. Il comprenait, lui, que l'on put aimer le Désert pour lui-même; se rendre au Sahara sans l'arrière-dessein d'y conquérir quelque improbable Toison d'Or ; de même que l'on vouât sa vie à la contemplation et à l'étude.
Surtout, il comprenait, pour l'avoir éprouvée, cette sorte d'envoûtement qu'exercent sur certaines natures ces terres consumées, nues, sans visibles limites des ergs et des hamadas. Et nous avions parlé de Psychari, le Centurion du Logone, d'Isabelle Eberhardt et du Père de Foucauld.

J'ai revu le colonel un mois plus tard, à Timimoun que j'avais atteint par l'Oued Namous au pas des caravanes, et lui et ses compagnons par les pistes automobiles. Le colonel rentrait d'Adrar, où il avait voulu assister à la sortie d'une reconnaissance de méharistes vers la Mauritanie. Il n'avait pas voulu que ces troupes, dont il était le chef, s'enfonçassent vers ces régions mal connues, repaire intangible de tous les fauteurs de troubles et d'attentats du désert, sans avoir, de visu, contrôlé chaque détail de mise au point définitive.

Illustration du Petit Journal (12 décembre 1928)

Un khottara (puits à bascule) dans l'Oasis de Timmoudi -En médaillon, le colonel Clavery.

D'emblée, le colonel m'avait conquis. D'abord par ses yeux, dont les regards céruléens, si clairs et si droits, traduisaient la foncière noblesse d'un coeur et d'un esprit qui ne transigeaient pas avec la rectitude.
Et toujours je reverrai cette Popotte de Timimoun, où je pris deux repas en compagnie du colonel, de son fils René et des deux officiers qui l'accompagnaient. Le colonel est assis là, en face, dans ce fauteuil, avec les capitaines Pasquet et Debenne (Pasquet à sa droite, et Debenne à sa gauche). Vis-à-vis du colonel, le lieutenant Athénour, commandant du Poste, attentif et déférent, écoute le Colonel. Moi, je le regarde : je regarde ses yeux, d'un bleu à peine plus clair que celui du burnous qui couvre ses épaules, puis retombe en plis roides de toge et de pallium sur les bras de son siège. Et maintenant qu'il est mort, c'est ainsi, dans cette attitude sculpturale d'imperator, que l'image de ce beau soldat demeure fixée, comme au burin, sur la cire de ma mémoire.
Mais si le colonel fascinait par son prestige physique : son mâle visage sans rudesse orné d'une fine barbe blonde, son élégance sans raideur, innée, et cette vigueur et cette sveltesse demeurées juvéniles et qui nous émerveillaient ; à ces dons extérieurs, qui faisaient de lui le type idéal du Soldat dégagé et martial, il en cumulait d'autres, plus rares et plus grands. Ce qui retenait en lui, suscitait la vénération après l'admiration, c'étaient les hautes vertus morales dont on discernait vite qu'il était l'incarnation. Et comme il est naturel, ces vertus lui valaient pas mal d'inimitiés.
Il me l'a déclaré lui-même, et je veux le rapporter comme un hommage à sa mémoire:

    — On ne m'aime pas, parce que je ne laisse rien passer.

Je ne laisse rien passer. On pense à la remarque (combien juste!) de Tacite: « on juge qu'un homme est capable de grandes choses par l'attention qu'il attache aux petites. »
Tous ne l'aimaient pas, non ! Mais bien rares étaient ceux qui, dans le secret de leur cœur, ne rendaient l'hommage qui était dû à sa rigide probité, laquelle, comme je l'ai dit, rayonnait dans le ciel de ses yeux. Entre cent témoignages je rappellerai celui-ci. Lorsque, dans cette même Popotte de Timimoun, trois jours après le passage du colonel, le sergent téléfiste nous annonça le massacre du Djebel-Arlal, après un poignant silence indéfiniment prolongé, le lieutenant Athénour prononça ces simples mots:

    — S'il y a un paradis, comme il le croyait, ou il n'y a personne, on le colonel y est.

Prononcée par un subordonné, cette concise oraison funèbre dépasse en éloquence toutes celles de l'Aigle de Meaux.
Qu'elle soit notre conclusion.

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    Note :

    [1] L'auteur Claude-Maurice Robert, est né dans la Haute-Marne en 1893. Envoyé au Maroc, il y est gravement blessé, perd un bras et s'installe définitivement en Algérie. Membre du comité de rédaction de L'Écho d'Oran puis de L'Écho d'Alger, ce poète passe huit mois sur douze au Sahara. Auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'Afrique du Nord, il est mort à Alger en 1963.

 


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