Wilhelmshœhe: Souvenirs de la captivité de Napoléon III - par Arthur Mels, 1880

Charles Thélin en exil à Wilhelmshœhe

Parmi les habitués des Tuileries, qui n'a connu Charles Thélin, le trésorier de la cassette de l'Empereur?
Et qui, l'ayant connu, se serait étonné de le voir rejoindre son souverain captif à Wilhelmshœhe ? Cet homme à la figure si sympathique, qu'on avait toujours vu depuis cinquante ans près du fils de la reine Hortense, ne pouvait l'abandonner en de si graves circonstances. — En Suisse, à Augsbourg, dans les Romagnes, à Strasbourg, aux États-Unis, en Angleterre, à Boulogne, à Ham, à l'Elysée et aux Tuileries, il n'avait jamais quitté son maître bien-aimé. S'il ne s'était pas présenté un matin à Wilhelmshœhe, on aurait pu être certain qu'il avait été victime de quelque malheur. L'Empereur ignorait ce qu'était devenu ce fidèle serviteur après le 4 Septembre.
En arrivant, il le lui apprit.
Thélin était le trésorier de cette cassette privée, d'où les aumônes se répandirent pendant dix-huit ans comme une manne bienfaisante. Or, il se trouva, parmi les envahisseurs des Tuileries, des ouvriers, des femmes du peuple ayant conservé le souvenir de cet homme au sourire bienveillant, qui, aux jours difficiles, leur était apparu comme un ange consolateur, leur distribuant les bienfaits du souverain: ils lui frayèrent un passage et l'escortèrent jusqu'à la gare, pour qu'en chemin il ne lui arrivât aucun mal. Quand il n'est pas en contact avec les ambitieux et les blagueurs sinistres, le vrai peuple est bon et généreux.
La joie de l'Empereur fut grande à l'arrivée de Thélin.
— Croyez-vous, me disait-il, que le roi Guillaume ait un serviteur dévoué à la vie, à la mort, comme Thélin ?
— Je ne le crois pas, répondis-je, car il ne peut y avoir deux hommes comme lui !
Thélin obtint sur-le-champ les sympathies de tous les Allemands présents à Wilhelmshœhe. Quand on apprit son histoire, il n'y eut pas un officier qui ne me demandât d'être présenté à lui. Et quiconque connaît l'Allemagne et la morgue souvent insupportable de sa noblesse aurait été plus qu'étonné de voir ces porteurs de vieux noms historiques de la Westphalie, de la Poméranie ou des Marches, s'incliner avec déférence, peut-être moins devant l'homme, que devant sa fidélité et son dévouement.
L'estime dont jouissait M. Thélin à Wilhelmshœhe était si grande, qu'on s'abstenait de parler devant lui des succès allemands et que pas un mot contre la France et les Français ne fut prononcé pendant qu'il prenait, avec MM. Zeller et Gamble, ses modestes repas dans la grande salle de l'hôtel Schombardt.
Tous les hôtes involontaires de Wilhelmshœhe dans l'hiver 1870-71, sans en excepter un seul, y laissèrent des souvenirs de véritable estime parmi la population allemande; mais, après Napoléon III, Charles Thélin fut celui qui sut le mieux s'y faire aimer.
Un jour, à propos de tout ce qu'on racontait de la fortune de l'Empereur, M. Thélin me remit une liste d'aumônes et de cadeaux officiels qui avaient passé par ses mains, et me dit à peu près, ceci:
"L'Empereur avait vingt-sept millions net par an. Il abandonnait vingt-deux millions à l'administration de la liste civile.
Il lui restait donc cinq millions pour son usage personnel: ce qui fait, en dix-huit ans, quatre-vingt dix millions. Vous pourrez, si cela vous convient, publier la liste que je vous remets. Elle contient l'énumération détaillée de SOIXANTE-DOUZE MILLIONS qui ont été donnés par l'Empereur, sur ces quatre-vingt-dix, pour divers objets de bienfaisance, des églises, des maisons d'école, des défrichements, des routes, des sociétés de secours, etc., etc. Vous y trouverez aussi les noms de tous ceux qui se font honneur d'être les obligés de leur souverain, mais seulement ceux-là. Il n'est donc resté à l'Empereur que dix-huit millions pour dix-huit ans, soit UN MILLION EFFECTIF PAR AN.
Mais il y a encore d'autres listes qui ne verront jamais la lumière, quoique pour vous elles dussent être les plus intéressantes. Il y a en France quantité de gens qui tomberaient des nues, s'ils apprenaient que le secours reçu par eux dans une heure de désespoir, et qui les sauvait de la ruine, leur venait de cet Empereur qu'ils poursuivaient de leurs outrages. Il y a encore nombre de coquins qui tremblent qu'un jour nous ne fassions, nous aussi, des publications. Ils ont tort de craindre. L'Empereur agira, même envers eux, toujours en empereur, et n'imitera jamais l'exemple de ces avocats de malheur, qui crochettent les tiroirs. "


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org