Au moment où Kurt Tucholsky arrive
en France, en janvier 1924, les relations franco-allemandes sont
au plus bas. Un an auparavant Poincaré, alors Premier ministre,
occupait la Ruhr pour obliger l'Allemagne à payer les réparations
imposées par le traité de Versailles. Lors des "combats de
la Ruhr" des attaques violentes frappent les troupes d'occupation
françaises; au même moment l'inflation galopante ruine les petites
gens. De quoi attiser les sentiments anti-français et le nationalisme
allemand et géner considérablement les premiers efforts vers une
amélioration des relations entre les deux pays. Au début de l'année
1924, Tucholsky a divorcé d'Else Weil et démissionné de son emploi
dans une banque. Arrivé
à Paris en avril 1924, Tucholsky travaille comme correspondant
pour différents journaux et magazines, entre autres, pour DieVossischen
Zeitung et pour DieWeltbühne (La
Scène mondiale). Die Weltbühne,
sans renoncer à l'examen
des questions littéraires ou artistiques, donne
le primat à la politique et à l'actualité. Revue progressiste, mais
non marxiste, elle est devenue rapidement le carrefour et la tribune
des intellectuels de gauche, journalistes et écrivains, durant la
république de Weimar. Dirigée successivement par trois rédacteurs
(Siegfried Jacobsohn, Kurt Tucholsky et Carl von Ossietzky), elle plaide farouchement
pour le nouveau régime dont elle dénonce conjointement les insuffisances
notoires. Tucholsky, par le brio de son style satirique, la rigueur
de ses attaques, le nombre de ses articles (il publie sous cinq
pseudonymes: Peter Panter, Theobald Tiger, Ignaz Wrobel, Kaspar
Hauser et Tucholsky), contribue beaucoup à son renom. Nombre
des collaborateurs de la revue sont juifs. Aussi devient-elle, aux yeux des
nationalistes et des nazis, le symbole de la "République enjuivée".
En mars 1933, elle sera interdite. Le successeur de Tucholsky, Ossietzky,
qui se verra décerner en 1936 le prix Nobel de la
paix à la suite d'une campagne internationale coïncidant avec les
jeux Olympiques de Berlin, sera incarcéré dans plusieurs camps de concentration, jusqu'à sa
mort en 1938.
Tucholsky voit dans sa tâche une
mission, un devoir à accomplir en vue d'une normalisation des relations
entre la France et l'Allemagne. En Allemagne, il avait entrepris
de rétablir l'image d'une France altérée par le chauvinisme, par
la guerre mondiale, par le traité de Versailles et les combats
de la Ruhr. C'est pour cette raison qu'il décide, dès son
arrivée en France, de prendre contact avec le mouvement de la paix
français et la ligue des droits de l'homme. Il s'habitue très
vite à sa nouvelle vie. Il se sent bien à Paris. Le 22 avril, très
peu de temps après son arrivée, il écrit à sa future épouse:
Tu sais,
tu sais ce qu'il se passe quand quelqu'un obtient soudain
ce qu'il a attendu pendant 14 ans ? Il pleure. Il a
honte. Il a vraiment pleuré à chaudes larmes dans la
rue. Il faisait comme si le soleil l'aveuglait, mais
ce n'était pas le soleil. Et en même temps c'était cela
parce que j'existais, parce que tout à coup la vie avait
de nouveau un sens...
Tucholsky exprime à travers son
poème Park Monceau le soulagement d'avoir quitté l'Allemagne
et le bien-être de vivre à Paris:
Je peux
rêver tranquillement, ici Je suis un être humain,
ici Et pas seulement un civil [...] Je suis
assis, tranquillement au soleil Et me repose de
ma patrie.
Ses impressions sur Paris ont
amené Tucholsky à considérer sa mission comme une mission pédagogique.
Cet élan éducatif se retrouve sous forme satyrique dans
Ennemi héréditaire.
Lors de promenades dans Paris, il observe les chiens et chats:
Un petit
chat est assis à l'entrée d'une boutique et prend un
bain de soleil. Paris est la ville des chats. A deux
pas de lui est étendu de tout son long un chien énorme,
fier, calme, conscient de sa force. Il ne s‘occupe nullement
du petit chat. Le petit chat ne le regarde pas non plus.
Parfois ils passent l'un près de l'autre, comme de vieilles
connaissances passent l'une près de l'autre. Peut-être
se saluent-ils tout bas en esperanto animal, mais ils
ne se reniflent même pas. Chat et chien - ils vivent
en paix côte à côte. Lorsque j'ai vu cela pour
la première fois, j'ai cru à un miracle de dressage,
tellement j'étais enclin, venant d'Allemagne, à considérer
comme originel l'état où l'on passe son temps à montrer
les dents, à hurler, à menacer et à aboyer. Mais après
avoir observé d'innombrables fois que chats et chiens
vivent ici en bonne harmonie, j'eus l'impression que
ce ne devait sûrement pas être le cas. On peut donc,
même avec une telle différence de nature, vivre en paix
côte à côte sans aller trouer le pelage de l'autre à
coups de dents ? Mais pourquoi cela marche-t-il ? Pourquoi
cela marche-t-il ici ?[...]
Tucholsky se plaît tant en France qu'il
décide de s'y installer. En août 1924, il se marie avec Mary Gerold.
Ils quittent la rue Mozart et emménagent tous les deux dans
une maison du Vésinet, avenue des Pages, où ils demeurent de juin 1925 à novembre 1926.
C'est là qu'il écrit son Livre des
Pyrénées et quelques poèmes (Berliner Verkehr, Der Graben,
Chanson). Un an plus tard, il fuira Le Vésinet pour Fontainebleau, à cause du vacarme
insupportable des chiens du voisinage!...
Kurt
et Mary Tucholsky, Le Vésinet, 1925
... Trouver
un logement n'a pas été facile. En France l'Office du
Logement n'existe pas, par contre 1/8e des gens en vivent.
Les agences immobilières pullulent. Le moindre petit
bourg en possède plusieurs. Dans ce domaine, les activités
semblent vives. ... Désormais presque tout est à sa
place; le menuisier a quitté la maison, le peintre et
le serrurier aussi. Agenouillé, je vide la valise. Cela
ne finit pas de finir car je m'arrête souvent pour contempler
ce que je pêche. Cela n'est pas toujours gai. On ne
devrait jamais garder des lettres. On les range avec
soin par la suite (en aucun cas on ne les lit). Et puis
il y a les livres. Comme tout cela me regarde! Comme
je regarde tout cela! Quelques exceptions mises à part,
la littérature aujourd'hui, parue avant 1914, a à
peu près autant de valeur que les souvenirs d'enfance.
On ne garde pas les petits souliers du bambin parce
qu'ils pourraient encore servir mais comme souvenir...
La
maison, avenue des Pages, 1925
... Donc
on est installé. Mais le silence matinal, garanti dans
la brochure, n'est pas fourni. Autour de la maison aboient
les chiens, nos chéris poilus. Voilà qu'ils aboient,
abrutis, excités, de façon ininterrompue... L'un d'eux
a une bronchite mais aboie quand même, c'est pour cette
raison qu'il est chien. On dirait que la Korah Bande
vomit sur des kilomètres. Lorsque le matin les livreurs
sonnent aux portes, tout l'horizon hurle. Ils tirent
sur les cordes, sautent contre les grilles, se cherchent
les puces, glapissent, grincent, ... Le dernier abat-jour
est vissé, la table n'est plus bancale, le dernier clou
est enfoncé... Quelle joie de chercher un domicile et
partir d'ici!
Lettre,
Le Vésinet, 1925 (librement traduite de l'allemand)
Après la mort, en
1926, de Siegfried Jakobsohn, éditeur de DieWeltbühne,
Tucholsky doit prendre la direction de la revue à Berlin. C'est
ainsi qu'il s'absente de Paris pour des périodes toujours plus longues.
Toutefois en 1929 il obtient des autorités françaises une carte
d'identité qui reste valable jusqu'en 1930. En 1930, Tucholsky quitte définitivement
la France et émigre en Suède, à Hindas, près de Göteborg. Il ne retournera jamais en Allemagne.
En 1933, il se voit dépossédé de sa citoyenneté allemande par les
Nazis. Ses livres sont interdits de publication et sont brûlés.
Tucholsky se suicide, le 21 décembre 1935 à Hindas. Il repose près du Château
de Gripsholm, dans le cimetière Mariefred. Déjà en 1924, pressentant
son destin, Tucholsky écrivait:
On
est en Europe une fois citoyen et 22 fois étranger. Celui qui est
intelligent, 23 fois.
__________________ Principales sources: •
Jacobsohn, Siegfried - Briefe
an Kurt Tucholsky (1915-1926) Knaus, 1989, 622 p. •
Hierholzer, Michael - Kurt
Tucholsky (1890-1935) Aspects de sa personne et de son oeuvre,
Inter Nationes, 1990, 63 p.