Septembre 1944. J'ai 12 ans.
J'enfourche mon vélo et fonce vers le Boulevard Carnot.
Depuis deux jours l'attraction y est permanente. De Saint-Germain-en-Laye descendent des convois militaires américains. Il y a des jeeps, des camions, des motos, des ambulances. Tous ces véhicules forment un long ruban vert-kaki qui ne finit pas de se dérouler. Je suis fasciné par ce défilé. C'est tellement différent de la Juvaquatre de Papa. Beaucoup de chauffeurs sont noir et je m'en étonne.
Alors je m'approche du convoi, dodelinant sur ma bicyclette comme un enfant subjugué par le spectacle. Trop près sans doute. Mon vélo bascule vers un des véhicules. Je suis renversé.
Je ne reprends mes esprits qu'allongé sur un lit, veillé par un homme en treillis. C'est un médecin militaire américain. Une antenne médicale de l'armée américaine s'est en effet installée dans les bâtiments de ce qui est aujourd'hui la Clinique des Pages. Il porte de fines lunettes et son air doux me rassure.
J'ai été traumatisé mais rien de cassé. Aucune douleur sauf cet inconfort de ne pas comprendre ce qu'il me dit. En fin de journée il me raccompagne chez moi.
Pour la première fois une jeep stationne Rue du Général-Clavery. Mes parents sont aux anges. ils lèvent les bras au ciel, comme pour jeter l'inquiétude qui les rongeait. Ma mère embrasse le soldat. Mon père le remercie en franglais.
La jeep reviendra souvent devant notre pavillon. En garnison pendant trois mois au Vésinet, ce médecin américain, ophtalmologiste, va devenir un familier de notre maison. Il va se fondre dans l'intimité d'une famille française comme s'il voulait, par immersion, oublier qu'il fait la guerre. Au cours de ses nombreuses visites, il découvre la cuisine française et nos habitudes de vie courante. il fait des photos, s'intéresse à mes grands-mères, joue aux cartes avec mes parents, souffle quelque bougies d'anniversaire avec nous, met son uniforme de lieutenant pour assister au mariage de la fille d'un ami de mon père. Il vit notre quotidien avec délicatesse et gourmandise.
Et puis un jour il nous annonce qu'il va partir. Son régiment fait mouvement vers la Belgique. C'est le début d'une belle histoire.
A partir de 1946, tous les ans à Noël, je vais recevoir un cadeau d'Amérique, de la part de William Lary. C'est lui. Une année c'est un blouson, une tenue de cow-boy, un appareil photo. Enfin pour mes vingt ans c'est un abonnement au Magazine LIFE. Chaque fois c'est signé: William Lary, your american friend.
Ensuite nous nous sommes écrit une fois par an pendant plus de 50 ans.
Mais en 1974, 30 ans après avoir croisé son chemin pour la première fois, je suis allé, avec ma femme, lui rendre visite.
Direction Tuscaloosa, une tête d'épingle sur la carte des Etats-Unis, voir même sur celle de l'Alabama.
Une petite ville de 25.000 habitants avec des villas coquettes, des jardins sans cloture et des lacs, par ci par là, comme au Vésinet. Ce grand jardin peuplé par des familles aisées est encadré par les fondamentaux de toute agglomération américaine, une université, une grande surface, une pompe à essence et un monument à la mémoire des disparus. Douze hommes ont péri dans cet improbable voyage entre Tuscaloosa et les rivages de notre Normandie.
J' ai retrouvé chez William Lary, un peu de chez moi. J'y ai retrouvé des photos de toute ma famille, des cartes postales du Vésinet et jusqu'à des articles me concernant à propos de ma carrière de journaliste. J'y ai même retrouvé 2 livres que j'avais écris et qui figuraient en bonne place dans sa bibliothèque. Ce sont ses enfants, un garçon et une fille qui, à la faveur de voyages en France, les lui avaient achetés.
L'accueil de sa femme, extrêmement chaleureux, s'est aussi manifesté par l'organisation de diners à l'occasion desquels elle avait convié tous les intellectuels de Tuscaloosa qui m'ont stupéfait par l'amour qu'ils portaient à la culture française en général.
William Lary est depuis peu décédé.
Ce soldat, qui avait donné un sens à son engagement militaire, mérite, à mes yeux, d'avoir sa place dans la mémoire de notre commune.
Christian Quidet
Le Vésinet, 3 avril 2009 |
Christian Quidet, journaliste sportif popularisé par le petit écran (il fut chef du service des sports à l'ORTF puis sur France-2) est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages sur le sport et la télévision dont "La fabuleuse histoire du tennis" (1977) qui reçut le Grand Prix de la littérature sportive.
Christian Quidet a habité le Vésinet durant plus de soixante-dix ans. Il avait proposé à la Société d'histoire ce récit d'un épisode de son enfance vésigondine qui a marqué sa vie.
Christian Quidet est décédé le 28 mai 2010 |