A. Marcou, Nouvelles de Versailles, 29 janvier, 5 et 13 février 1936
L'Odyssée d'une vasque royale du château de Versailles à l'Orangerie ... en passant par le Palais rose, au Vésinet
Première partie
II était autrefois, dans le château de Versailles, une superbe vasque de marbre rose qui avait coûté beaucoup de peines et de soins à ceux qui l'avaient taillée dans un massif bloc apporté à grand frais d'un pays lointain. Elle occupait, au rez-de-chaussée du palais, l'extrémité d'une pièce donnant sur la façade principale du parterre d'eau, et cette pièce était contiguë à deux autres formant l'angle nord de cette façade. L'ensemble de ces trois pièces et de deux autres en retour constituaient ce que l'on appelait l'appartement des bains.
Cette vasque était-elle destinée à prendre des bains complets ou simplement des bains de jambes ? C'est ce que nous verrons.
Pour l'instant, son origine nous est fournie par une quittance du 24 juin 1674, donnée par trois tailleurs de pierre: Jean Legrue, Hubert Misson et Hierosme Dubet, marbriers ordinaires des bâtiments du roi. Ceux-ci reconnaissent avoir reçu 1.000 livres "à compte sur la grande cuve de marbre qu'ils font pour le cabinet des bains au château de Versailles".
Et à cette pièce comptable (reproduite par les Nouvelles archives de l'art français, deuxième série, tome III, 1882), était jointe la note suivante:
"Il s'agit d'un travail d'artisan plutôt que d'une oeuvre d'artiste. Encore ce travail atteignait-il des proportions considérables; en effet, en une seule année (1673) nos trois marbriers touchent jusqu'à 9.000 livres en un seul paiement pour la cuve de marbre de l'appartement des bains. En 1674, une somme de 15.000 livres est inscrite au budget de Versailles, pour l'établissement de cette cuve. "
Nous voilà donc bien fixés sur les créateurs de cette vasque et sur les années où elle a été établie: 1673-1674, Louis XIV régnant. Nous sommes même fixés sur son prix: 24.000 livres, sans compter sans doute les frais de transport évidemment énormes du bloc primitif de marbre [1]. Enfin un plan du château de Versailles, sous Louis XIV, que M. de Nolhac a reproduit dans son bel ouvrage sur la création de Versailles, nous donne la situation exacte de notre vasque dans l'appartement des bains.
...On imagine aisément nos chasseurs arrivant avec des chausses et des bottes toutes maculées de boues [...] pénétrant par la porte du rez-de-chaussée, directement dans l'appartement des bains et s'asseyant sur la banquette de la vasque pour procéder à des ablutions en commun.
Un plan du château de Versailles, sous Louis XIV, que M. de Nolhac a reproduit dans son bel ouvrage sur la création de Versailles, nous donne la situation exacte de notre vasque dans l'appartement des bains.
Pierre Girault de Nolhac, Versailles sous Louis XIV (1911).
Cette vasque est un octogone régulier dont la margelle est coupée à l'un des pans par un emmarchement qui permettait d'y descendre. A mi-profondeur règne sur tout le pourtour une banquette qui permettait de s'y asseoir. Au-dessous de cette banquette la cuve se resserre et présente une moindre dimension. Le grand diamètre en est légèrement supérieur à 3 mètres (3 mètres 20); la profondeur est d'un mètre environ.
L'appartement des bains, lorsque le château de Versailles devint trop exigu pour y loger toute la cour, devint celui de Mme de Montespan et de son fils légitime, le comte de Toulouse. Lors de cette transformation on hésita sans doute, en raison de sa masse, à faire disparaître la vasque, et on la couvrit d'un plancher qui servit d'estrade au lit du comte de Toulouse. C'est ce qui résulte d'une note parue dans la Gazelle d'Utrecht en 1750 [NT 13]. Des ouvriers travaillant à Versailles, y est-il dit dans l'appartement que le comte de Toulouse occupait, trouvèrent, sous le parquet d'une des pièces qui le composent, une magnifique baignoire de marbre très bien travaillée et faite d'un seul bloc (suit l'exacte description). On ignore depuis quel temps elle était dans l'endroit où on l'a trouvée; et tout ce que l'on peut conjecturer, c'est qu'elle y a été mise sous quelqu'un des règnes précédents.
Il importait cependant de faire disparaître cette vasque gênante pour la destination nouvelle des appartements que Louis XV lui avait assignée. Le rez-de-chaussée avait besoin d'être établi de plain-pied et voici ce qu'il en advint d'après la correspondance du duc de Luynes (Mémoires, tome X, page 179) nous narrant l'arrangement des logements du palais à la date du 2 janvier 1750. II a fallu pour cela démolir l'estrade faite du temps de Mme de Montespan sur laquelle était une niche où l'on avait mis un lit pour M. le comte de Toulouse. Cette estrade, élevée de deux marches avait été faite du temps de Louis XIV pour couvrir une cuve de marbre mise plus anciennement pour baigner plusieurs personnes ensemble, comme c'était alors l'usage. Cette cuve est actuellement découverte et j'allai la voir. Elle est faite d'un marbre qu'on appelle du Rance d'un morceau fort épais... (suit la description). On descend par trois marches sur une tablette qui règne tout autour et qui servait à s'asseoir pour se baigner. Comme il est impossible de la sortir du lieu où elle est sans la casser, on prend le parti de la descendre en bas, afin que le plancher de la chambre où elle est soit tout de plainpied."
Puis, plus loin (tome X, page 188), le duc de Luynes note à la date du 27 janvier 1750 : "Ce que j'ai marqué ci-dessus de la cuve qui était dans l'appartement de Mme la comtesse de Toulouse, ne s'est pas exécuté.
C'était, en effet, le premier projet de la descendre dans les souterrains au-dessous de l'endroit où elle était; mais la fenêtre de la chambre s'étant trouvée assez grande pour la sortir, on a pris le parti de la tirer de sa place avec des cordes, des cabestans et un bâtis de charpente. Cette opération ne s'est pas faite sans beaucoup de peine et un grand nombre d'ouvriers. Il y a actuellement vingt-deux hommes qui la conduisent sur des rouleaux au lieu où elle doit être placée. C'est dans la petite maison bâtie depuis peu, entre les deux chemins de Versailles. à Marly, celui de dehors et celui de dedans le parc. On l'appelle l'Ermitage. Cette cuve doit être employée à faire un bassin. "
Vue perspective d'une partie de la vasque royale.
Reproduction d'une gravure de M. Guillaume Larrue, Versailles illustré, de septembre 1902.
Quelques notes sur Mme de Pompadour et l'Ermitage de Versailles,
Pierre Terrade, Versailles illustré, 1902.
Voici donc notre vasque ayant, quitté l'appartement des bains pour s'en aller vers l'Ermitage de Mme de Pompadour, où nous allons la suivre. [2]
Deuxième partie
Nous avons vu, dans notre dernière chronique, quel avait été le sort de la vasque qui avait été placée sous Louis XIV dans l'appartement des bains du château et dont Louis XV avait fait don à Mme de Pompadour pour sa propriété de l'Ermitage.
Cette vasque servit-elle à usage de bains au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot ? Il est permis d'en douter. Nous avons vu qu'à l'intérieur une banquette pour s'asseoir la coupait à mi-hauteur. La profondeur au-dessous de cette banquette permettait d'autant moins de s'étendre dans la vasque que, d'après une étude de M. Paul Jarry [3], parue dans la Revue de l'Histoire de Versailles (numéro d'avril-juin 1934) "un jet d'eau jaillissait autrefois au centre".
D'autre part la vasque est en un seul morceau et par suite impossible à chauffer tant sa masse s'y opposait. Pour porter l'eau à l'ébullition on n'avait alors à sa disposition que des chaudrons placés sur des fourneaux et cette eau, amenée de loin, aurait été froide avant que la cuve eût été remplie par ces moyens primitifs. Enfin, on sait combien, à l'époque de Louis XIV, le bain n'était considéré que comme un remède dans certaines maladies, et n'était pas utilisé pour les soins de propreté. Il faut donc admettre que si notre vasque a été employée pour des bains c'était tout au plus pour des bains de pied et c'est sans doute à cela que faisait allusion M. de Luynes quand il nous dit que la banquette "servait à s'asseoir pour se baigner" et que la cuve "avait été mise... pour baigner plusieurs personnes ensemble, comme c était alors l'usage".
N'oublions pas qu'à l'origine, le chateau de Versailles a été créé comme rendez-vous de chasse, que la chasse à courre était un des grands plaisirs du roi et qu'une chasse à courre se terminait en principe sur les rives de quelque étang dans les eaux duquel le cerf était noyé. La "curée" finale se passait également sur les rives de l'étang. On imagine donc aisément nos chasseurs arrivant avec des chausses et des bottes toutes maculées des boues provenant des rives de l'étang, pénétrant par la porte du rez-de-chaussée, directement dans l'appartement des bains et s'asseyant sur la banquette de la vasque pour procéder à des ablutions en commun. C'était là ce que M. de Luynes appelait se baigner et ceci n avait rien de commun avec nos bains actuels.
Au surplus cette croyance que le bain total n'est qu'un remède existe encore de nos jours. Je n'en veux pour preuve que cette réponse faite il y a deux ans à l'un de mes collègues de la Commission de l'hôtellerie du Touring-Club de France. Celui-ci, à propos d'un concours d'auberges et petits hôtels, avait été amené à voir une hôtellerie d'un petit pays du Centre de la France. L'établissement était propre et bien tenu, mais quand il fut demandé au maître de l'hôtel: "Avez-vous des salles de bains ?" celui-ci ouvrit de grands yeux effarés: "Mais, dit-il, il n'y a jamais de malades dans ma maison ! "
Je m'excuse de cette digression qui vient à l'appui de cette vérité que sous Louis XIV, le bain complet était un remède dont on n'usait que par ordonnance de l'apothicaire.
On ne voit pas, au surplus, comment plusieurs personnes auraient pu se trouver réunies dans la vasque dont le fond était relativement étroit; et l'on ne voit pas non plus, comment, en admettant la cuve remplie jusqu'au bord, plusieurs personnes auraient pu se trouver assises bien sagement et sans presque bouger dans de l'eau froide. Il faut n'avoir jamais pris de bain froid pour accepter cette hypothèse. Quant à admettre que la vasque eût servi ultérieurement aux bains de Mme de Montespan, cela est encore plus impossible puisque, comme nous l'avons vu, du temps de la favorite, la vasque avait disparu sous la charpente et le plancher dont on l'avait recouvert.
Quoi qu'il en soit, voici notre vasque donnée par Louis XV à Mme de Pompadour et traînée ou poussée par vingt-deux hommes qui l'acheminent sur des rouleaux, du château de Versailles à la rue actuelle de l'Ermitage.
Mais, au fait, comment à cette époque la vasque est-elle sortie de l'appartement des bains ? Aucun doute n'est permis à cet égard. Elle est sortie verticalement. La fenêtre n'a pas, en effet, deux mètres de largeur et la vasque a plus de trois mètres de diamètre: elle n'a donc pas pu sortir horizontalement, et c'est sans doute en raison de cette difficulté que l'on voulait, au premier abord, l'enfoncer dans le sous-sol. Pour quelqu'un ayant suggéré qu'elle sortirait aisément si on la redressait verticalement (vu qu'elle n'a qu'un mètre environ de profondeur), on reconnut cette solution possible à condition de recourir à un grand nombre d'hommes et c'est ce qui explique que M. de Luynes nous parle de vingt-deux hommes pour l'extraire de son emplacement.
Dans la salle qu'occupait la vasque dans le château, rien ne substite qui rappelle la destination primitive des lieux: mais dans la pièce contiguë, sur les volets des deux fenêtres sont sculptées des vasques avec eaux jaillissantes, des dauphins et des attributs marins qui évoquent le souvenir des bains à l'usage desquels ces deux pièces étaient réservées au début de la création du château de Louis XIV.
La vasque royale alors qu'elle était à Neuilly, au Pavillon des Muses chez le comte Robert de Montesquiou Fesensac.
Quelques notes sur Mme de Pompadour et l'Ermitage de Versailles, Pierre Terrade, Versailles illustré, 1902.
Troisième partie
Nous avons vu comment la vasque, qui se trouvait dans l'appartement des bains au rez-de-chaussée du château, avait quitté le palais en janvier 1750 pour s'acheminer, poussée par de nombreux ouvriers vers l'actuelle rue de l'Ermitage que l'on dénommait alors chemin de Versailles à Marly. Ce n'est, en effet, qu'en 1845 qu'elle prit ce nom de rue de l'Ermitage, après s'être appelée rue de la Porcherie et encore rue aux Boeufs et elle doit sa dernière appellation à la propriété dite l'Ermitage que Mme de Pompadour y avait fait construire peu d'année avant le déplacement de la vasque.
On était en 1746 quand le roi Louis XV, répondant à un désir de sa favorite, fit don à Mme de Pompadour de six hectares de terres et bois détachés du parc de Versailles. Aussitôt mise en possession, la maîtresse du lieu y fit contraire une maison modeste mais coûteuse, puisque l'addition s'en élève à 283.000 livres: ce qui, pour l'époque, était une dépense considérable. Ce furent dans les jardins qui entourèrent cette villa que l'on déposa la vasque pour en faire Un bassin. « La maison en elle-même n'avait rien de brillant. Elle était petite et ressemblait en quelque façon à la maison d'un fermier avec une ménagerie derrière. Mais il régnait un goût exquis dans l'intérieur. Tout ce qui devait servir à l'usage ou à l'ornement était propre à enchanter et se distinguait surtout par la noble simplicité qui y brillait. On n'avait épargné aucun embellissement essentiel. Tout y portait l'air de la campagne. Les tableaux,ouvrages des meilleurs maîtres, n'y représentaient que des paysages, des jeux, des divertissements champêtres. Toutes les chambres étaient tapissées en fine perse, ce qui, avec les meubles du même goût, leur donnait un air vif et riant qu'on ne pouvait trop admirer. Les jardins, sans être soumis aux froides règles d'une trop exacte proportion, offraient dans leur variété une régularité insensible. On y voyait un bouquet de roses avec une statue du dieu d'amour au milieu; des berceaux de myrthe et de jasmin y fournissaient une ombre agréable qui invitait à s'y aller reposer; les plates-bandes, quoi qu'elles semblassent y être disposées sans ordre, offraient chacune des fleurs d'une espèce différente; la jonquille, l'oeillet, la violette, la tubéreuse répandaient à un certain éloignement les odeurs particulières qui les font chérir et qui, venant à se mêler ensemble, formaient une atmosphère embaumée dans laquelle l'odorat respirait la vie et le plaisir." (Histoire de Mme la marquise de Pompadour, par Mlle de Fauques, 1759.)
La vasque du château était un des ornernents de ces jardins et s'y trouvait en bonne compagnie. Un plan de la propriété de l'Ermitage, reproduit en 1902, dans le Versailles illustré, nous en montre l'emplacement au milieu du parterre et près d'un bassin rectangulaire qui l'avoisinait. Ce fut dans cet Ermitage que la Pompadour connut, loin de la cour, de ses fastes et des intrigues, bien des jours heureux. Mais tout passe et tout lasse et la Pompadour rendit à Louis XV, avec la meilleure grâce du monde, la propriété qu'elle devait à sa munificence pour permettre au roi d'y abriter d'autres amours.
La propriété demeura dans le domaine royal et ce fut ainsi que Louis XVI la donna à vie au comte de Maurepas. Après la mort de ce dernier survenue le 21 novembre 1781, l'Ermitage fut donné à Mmes Adélaïde et Victoire tantes du roi et c'étaient elles qui l'occupaient quand survint la Révolution. La propriété, mise aux enchères fut adjugée au citoyen Rivet, demeurant à Paris, rue Bourtibourg n°13, moyennant le prix de 262.000 frs.
Celui-ci acquit donc la maison et la vasque qui faisait toujours l'ornement des parterres. Mais à peine l'adjudication prononcée, on s avisa que la vasque eût dû en être exceptée et les archives de Seine-et-Oise contiennent une protestation des commissaires-artistes de la liste civile qui réclamaient comme un objet très curieux la grande baignore de marbre de Louis XIV qui est restée à l'Ermitage, faute de moyens de la transporter ailleurs... Ce monument de l'orgueil et de la somptuosité qui régnaient alors peut servir à l'histoire et peut être mis par son volume,et sa conséquence, de pair avec les bains antiques de l'ancienne Rome". Mais la vente était faite sans réserve et le citoyen Rivet resta propriétaire de la vasque et des jardins.
Au Vésinet la vasque fut placée sous une sorte de temple dans le jardin du Palais rose. Elle resta dans cet état jusqu'à la mort du poète.
Palais rose – résidence actuelle de M. le Comte de Montesquieu [sic]
La Vasque
Carte postale (collection particulière)
Bien des propriétaires succédèrent à M. Rivet dans la possession de l'Ermitage, jusqu'au jour où elle entra dans le patrimoine de la famille de Sémallé à laquelle Mme la Marquise de Gourmont vient de consacrer une longue notice dans la Revue de l'histoire de Versailles de janvier-mars 1935. Malgré les injures du temps, malgré l'installation d'un bal pendant la Terreur, malgré les déprédations d'une fabrique qui avait succédé au bal, notre vasque faisait toujours l'ornement des jardins, jusqu'au jour où un grand poète, doublé d'un artiste, M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac, l'auteur des Perles rouges, vint à avoir connaissance de son existence. Le bloc de marbre était alors inclus dans la propriété des soeurs auxiliatrices du Purgatoire, ordre admirable auquel appartenaient les filles de Mme de Semallé. Après des offres séduisantes et des tergiversations ombreuses, la vasque fut acquise par notre poète qui, sur un fardier traîné par de nombreux chevaux l'emmena à Neuilly sur le boulevard Maillot, où elle devint l'ornement du jardin autour de l'hôtel dénommé le pavillon des Muses.
Notre vasque ne resta là que peu d'années, et M. de Montesquiou ayant [acquis] au Vésinet une autre propriété, dite Le Palais rose, la vasque fut conduite à la nouvelle demeure du poète. Son déplacement ne passa pas inaperçu en septembre 1909 !
Une baignoire en voyage.
Sur le boulevard Maillot, devant une grande demeure aux fenêtres surmontées de bas-reliefs clodionesques, des échafaudages faits de madriers énormes sont disposés de manière à établir une sorte de pont roulant au-dessus de la grille d'autour.
Au long du trottoir, un camion dételé, attend.
Des badauds, intrigués, s'arrêtent, regardent, s'interrogent, cherchent à s'expliquer la manœuvre des ouvriers qui placent des rouleaux, assurent des cordages. Après des efforts multiples, une chose étrange est hissée, un bloc de marbre au dessus veiné de rose, et dont des amorces de tuyautage en plomb pendent brisées et tordues.
Il a fallu deux jours pour faire passer cette lourde machine du jardinet où elle était entourée d'un treillage peint en vert sur le camion qui l'emporte au Vésinet.
Derrière les rideaux quadrillés de la salle à manger du rez-de-chaussée, un visage à moustaches noires, à front haut sous des cheveux crépus, est collé aux vitres, attentif ; M. de Montesquiou, qui abandonne son Pavillon des Muses pour une résidence plus lointaine et plus solitaire au Vésinet, regarde avec émotion partir la baignoire en marbre rose de Madame de Montespan qui avait été achetée pour lui, à Versailles, par son ami très cher, endormi maintenant au tombeau. [4]
A Neuilly la vasque avait été ornée d'un treillage qui défendait l'entrée de l'emmarchement à droite et à gauche duquel le poète avait fait poser deux amours en bronze chevauchant des tortues. C'étaient ces tortues qui fournissaient l'eau du bassin.
Au Vésinet l'ornementation fut autre et ce fut sous une sorte de temple que la vasque fut placée [dans le jardin du] Palais rose.
Elle resta dans cet état jusqu'à la mort du poète. Ajoutons que celui-ci qui avait longtemps habité à Versailles, avenue de Paris, dans une très belle propriété contiguë à la grille d'octroi et gui avait une affection toute particulière pour notre ville, a tenu à voir ses restes reposer à l'ombre du bois des Gonards dans une tombe sans inscription aucune, dont la pierre lézardée volontairement est surmontée d'un ange faisant le geste du silence.
Après la mort de M. le comte de Montesquiou des négociations furent si habilement conduites par M. Brière, notre conservateur du château, que la vasque put rentrer dans le domaine de Versailles.
Entrée de la vasque à l'Orangerie de Versailles [5]
(Photo A. Marcou)
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Notes:
[1] Enorme bloc octogonal de marbre rouge veiné de blanc qui, tout évidé, ne pèse pas moins de 12 tonnes ; son diamètre atteint 3,24 m; chaque pan mesure 1,34 m de long sur 1,25 m de haut. La margelle domine le sol de 0,25 m. Quatre marches permettent de descendre dans la vasque ; elles ont été, ainsi que le banc du pourtour intérieur, sculptées dans la masse même du marbre. Mouseion, Paris, mars 1936.
[2] Voir aussi: Quelques notes sur Mme de Pompadour et l'Ermitage de Versailles, Pierre Terrade, Versailles illustré, 1902.
[3] Paul Jarry, homme de lettres, fut président du Syndicat d'Initiative du Vésinet de 1932 à 1945.
[4] Gil Blas, n°11903, 11 septembre 1909.
[5] Installée dans l'Orangerie en 1934, la vasque s'y trouve toujours et on peut l'y contempler.
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