- I -
C'était un vieux comédien,
Majestueux sous son front pâle
On eut dit un Prince ancien
Drapé dans sa toge royale,
Et contemplant de son palais
Le passage de ses armées,
Lorsqu'il entrouvrait ses volets
Sur la ville et sur ses fumées  !
Sous tous les cieux de l'Univers
Il avait promené ses pièces.
Même, il avait clamé ses vers
A des Rois... et à des négresses.
En rôles sombres ou plaisants,
Aussi bien Tartufe qu'Horace,
Il avait amassé des ans
Sinon beaucoup d'or, et sa face
Gardait cette sérénité
Des masques où le grime allie
Le rictus de la cruauté
Aux fleurs de la mélancolie. |
- II -
Un jour, fatigué des bravos,
N'ayant, plus d'orgueil ni d'envie,
Il avait rêvé de repos,
Et depuis il berçait sa vie
Aux carillons du fin clocher
D'une ville de la Lorraine,
Et l'ombre de son toit penché
A son manteau servait de traîne  !
Immobile toile de fond,
Sa maison aux murailles blanches
S'animait des gestes que font,
Pour frôler les pierres, les branches.
Côté cour et côté jardin
Des roses tremblaient sous les brises,
Et le ciel de l'or du matin
Teintait les portants et les frises.
De cette petite cité
Fière d'avoir une gloire
Il était la célébrité  :
Chacun y savait son histoire.
Le soir au " Commerce" il jouait
Aux dominos un vermouth-fraise,
Et chaque quatorze juillet
Il déclamait la " Marseillaise" ,
Un drapeau tricolore au poing,
Sur les marches de la Mairie,
Entre le Maire et son adjoint
Qui représentaient la Patrie  ! |
- III -
Ainsi les jours passaient heureux.
Quand soudain, visions farouches  !
La guerre élargit tous les yeux  !
La guerre emplit toutes les bouches  !
Déjà le canon rugissait
Au loin sa bruyante réplique.
Tant mieux  ! Ce serait un succès  !
Et quels rôles pour un tragique.
Il en jalousait chaque acteur,
Lui dont le théâtre était l'âme,
Et souffrait d'être un spectateur
Impuissant de l'immense drame.
Hélas  ! des revers glorieux
Faisaient reculer notre armée.
Et bientôt le cri " Ce sont eux  !"
Gémit dans la ville alarmée.
Tous fuyaient en hâte  ! et le vent
Semblait déchiré par les balles.
Mais lui n'aurait pu fuir devant
Ces gens, sans que, voix de rafales,
Du haut du ciel il n'entendit
Tous ses grands auteurs le maudire. |
- IV -
Dans le grand jardin où jadis
L'été suspendait son sourire,
" Ils" accourent, et de leurs coups
Ils meurtrissent le vieil artiste.
" Où sont les Français ?" — " Oui, dis-nous
Leurs forces et leur nombre  !" insiste
Un jeune officier arrogant,
En le cinglant de sa cravache.
Mais avec ce geste élégant
Dont il secouait un panache
Il dit, leur montrant l'horizon:
" Cherche-les  !" puis tourne la tête.
" Nous allons brûler la maison,
Si tu nous railles, vieille bête !
" Allons parle... Où sont les Français  ?
Et si tu nous trompes, prends garde  !"
Mais il s'entête " Je ne sais  !"
Par son sacrifice il retarde
La poursuite de l'ennemi...
Quelle tirade et quelle scène  !
Tout le coeur des héros frémit
Dans sa voix qui clame sa haine:
" Moi qui fut le Cid et Ruy Blas,
Tous ceux que la gloire accompagne,
Il me plaît qu'on ne sache pas
Qui je suis dans votre Allemagne!
Margaritas ante porcos !
Mais si j'ai pu devant des Reines
Porter le pourpoint de Porthos,
Mon emploi n'est pas les Bazaines  !"
— " Ah! coquin, trêve de discours  !
" Tu vas parler, sinon... " — " Qu'importe
Que ce jour soit mon dernier jour!
Heureux qui meurt de cette sorte!"
Puis il se mit devant son mur...
Des fleurs neigeaient sur ses épaules...
" Tirez, dit-il, car j'en suis sûr
Les traîtres ne sont pas mes rôles  !"
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