Roger Carour [1] Échos du Passé in Le Vésinet, revue municipale n°49 décembre 1979.

Villebois-Mareuil (1847-1900)

Les rues du Vésinet ont, comme celles de toutes villes et villages de France, une histoire.
Les noms de certaines voies de notre Cité, rappelant ce qu'elle fut voici bien longtemps : allée des Bocages, route de la Cascade, rue des Chênes, route de l'Écluse, allée des Mésanges...
D'autres, rebaptisées au hasard des événements ou des circonstances, rappellent un passé glorieux et portent des noms d'hommes illustres : rue Alexandre-Dumas, rue Anatole-France, avenue Hoche, rue du Maréchal-Foch..., de pays amis : boulevard d'Angleterre, boulevard des États-Unis, de victoires : rue de Verdun. D'autres enfin portent le nom de personnages qui, aussi ont connu à leur époque une certaine renommée.
Parmi celles-ci, la rue de Villebois-Mareuil évoque un homme qui fut un baroudeur, un officier pour qui le combat, l'aventure étaient la raison de vivre. Sa vie tout entière fut consacrée au service de la France et de l'Armée.
Né à Nantes le 22 mars 1847, Villebois-Mareuil se destine au métier des armes. A la sortie de Saint-Cyr il choisit de servir dans l'infanterie de marine et est affecté en Cochinchine. Lorsqu'éclate la guerre de 1870, il est lieutenant et officier d'ordonnance du Gouverneur, son oncle l'Amiral de Cornulier-Lucinière. Il obtient d'aller combattre en France et reçoit le commandement d'une compagnie du 7e bataillon de Chasseurs à pied.
A l'attaque du Faubourg de Vienne à Blois, le Général Pourcet, commandant le XXVe Corps, écrit à sa famille :

    J'avais heureusement mis, à la tête de la colonne d'attaque, une compagnie de chasseurs admirablement commandée et entraînée par le lieutenant de Villebois-Mareuil, qui a fait à elle seule plus que toute la légion de l'Inde destinée à l'appuyer.

Suite à ce fait d'armes, le jeune officier est promu capitaine et décoré. Il a 23 ans. Sa carrière se poursuit à l'École de guerre puis, en Afrique, Campagne de Tunisie, chef d'Etat-major à la division d'Alger et enfin colonel commandant le 67e RI à Soissons.
Il apprend les préparatifs de l'expédition de Madagascar. Pour y participer, il demande et obtient le commandement du 1er régiment de la Légion étrangère. Le gros du régiment s'embarque mais sans le colonel qui, à son corps défendant, reste à Sidi-Bel-Abès. Furieux, il démissionne et fait un court intermède dans la vie civile.

Colonel de Villebois-Mareuil, chef de corps, 67e régiment d'infanterie, cantonné à Soissons

En octobre 1899, la guerre des Boers éclate au Transvaal. Alors se réveille en lui l'ardeur militaire. Il décide de quitter sa famille, met de l'ordre dans ses affaires, s'engage au service des Boers et le 25 octobre, après un pèlerinage à Notre-Dame de la Garde, s'embarque à Marseille. Durant toute la traversée, il écrira son journal sous forme de lettres adressées à chaque escale à sa famille qui a bien voulu permettre d'en reproduire quelques passages inédits.
Ces extraits, dont le style a été respecté, décrivent bien le personnage et seraient dignes de figurer dans un guide du touriste de l'époque désireux de se rendre, par voie de mer, en Afrique du Sud. Au départ, le voyageur est en pleine euphorie et donne dans un style coloré ses impressions de passager plus ou moins clandestin.

    27 octobre. — Il fait un temps exquis, une mer comme une glace et nous marchons bien... Je me rappelle qu'en 1865, le naviguais sur un sale transport où les cancrelas me mangeaient, où on se lavait quand on pouvait attraper de l'eau et où je couchais avec trois types qui prétendaient que mon eau de Botot les incommodait !... Cette fois, j'ai une cabine, pour moi seul, des tables luxueuses pour travailler, un service bien fait.

    ...J'espère qu'on ne sait pas que je navigue, ni où je vais et qu'on l'ignorera jusqu'à ce que je sois rendu, mais je n'y mettrais pas ma main au feu !

    Quand tu m'écriras, mets « aux soins de S.E. le Secrétaire d'Etat, ne pas indiquer colonel.

    30. octobre. — « Nous arriverons cet après-midi à Port-Saïd. La mer, si belle jusqu à Messine, sans se mettre en grand mouvement, se fait plutôt désagréable. Mon estomac n'en est pas plus éprouvé que de raison.

Comme beaucoup de coloniaux, Villebois-Mareuil avait peut-être le foie délicat, mais aussi un bon coup de fourchette !

    ...Je suis à un régime très strict. D'ailleurs, la nourriture du bord n'est pas provocatrice aux imprudences, c'est absolument mauvais, dur, et préparé à la diable ! »

     

    3 novembre. — Le passage du Canal s'est effectué sans incident. A l'entrée, j'ai vu la statue de Lesseps qu'on inaugure demain.

    ... Quand au paquebot, il est vieux et semble aujourd'hui assez primitif. Son Commandant est fort aimable. Les passagers sont en majorité pour l'Egypte : deux gros bonnets du Canal et leur famille.

    Il y a aussi d'inévitables fonctionnaires coloniaux, assez délaissés, parce que l'Administration tout en étant leur rêve est aussi la bête noire des français.... Nous avons embarqué un lot de marchandises et de négresses de la Réunion, avec canotiers et ajustement blanc, tout cela grouille à l'avant et couche la nuit dans des poses pittoresques encombrant le pont.

    Mon incognito a été plus ou moins percé, et, depuis Port-Saïd, je suis à la place d'honneur, à côté du Commandant. Mon ordinaire n'en est pas moins simple. Le matin, du lait condensé (triste), à déjeuner, œuf à la coque, côtelette, pommes de terre, pommes cuites, à dîner, rôti et biscuits. »

    Entre Djibouti et Aden, 5 novembre. — Nous sommes arrivés à minuit à Djibouti. Et ce matin après la messe du jésuite, dite dans sa cabine, sous la basse-cour du bord qui piaillait avec inconvenance, nous avons pu aller à terre. Surprise complète : un port en pleine activité, sur le rivage des masses de couffins et de caisses, deux belles jetées, s'avançant un kilomètre en mer et faisant un port très réussi.

    Au bout, la case du Gouverneur, en arrière des maisons en pierre avec véranda formant des rues, des places, des magasins, des cafés où l'on boit à la glace, trois hôtels. A côté de la ville française, une ville arabe avec un peuple de somalis, de juifs, d'arabes, d'abyssins, des rues très propres et des cases bizarres fermées comme de petites forteresses. Ce monde vit de petit commerce. Tous ont l'air gai, aimable. Il circulait partout un grand transport d'eau sur rails pour les autorités et les bateaux, à chameaux et à bourricots pour les autres. Cela sert à entretenir des jardins où poussent des légumes.

    Le matin nous avons été réveillés, par la victoire de Lady-Smith, qui a mis tout le monde en verve, sauf les anglais. Un vieux clergyman a dit : “ce n'est pas vrai ! ce sont des dépêches françaises". Le journal de Djibouti comme l'agence Reuter nous a procuré une douce certitude. »

    Nous serons ce soir à Aden, pour faire du charbon, nous en repartirons demain et mettrons sept jours à atteindre Diego-Suarez... Santé et moral sont bons, j'ai seulement hâte d'être à cheval. Je suis ravi de me rapprocher du but, à cause de la saleté, l'arrière appartient à tous. Des enfants y jouent, piaillent, s'y roulent... envahisseurs désespérants... J'ai lié mon sort avec un provincial jésuite, des sœurs de Mozambique, un hollandais et des anglais ! Nos gémissements communs nous ont unis contre ce désordre tout méridional. Il y a aussi le point de vue national vis-à-vis des anglais, mais nous sommes arrivés au point où on ne le défend plus vis-à-vis de l'étranger mais par respect pour sa propre intelligence.

    En somme la traversée aura été superbe et monotone. On s'habitue à cet îlot flottant, on devient comme sa malle.

A Diego-Suarez, le colonel change de navire. Imperturbable, en route vers son destin, il continue sa correspondance pleine de pittoresque.

    Mozambique, 16 novembre. — Visite avec le docteur du bord.

    Une ville propre et presque morte qui eut jadis des habitants. Ce sont des nègres du canot de l'Agence qui nous ont débarqué sur leur dos.

    20 novembre, Beira. — Nous serons en retard de deux jours. Jusqu'ici tout a marché à souhait, mais le difficile va seulement commencer. La mer a été bonne, la cuisine remarquable, des passagers intéressants, des conversations instructives comme aucun salon ne m'en procurerait à Paris, des officiers charmants.

    Ce sera désormais l'aventure avec ses hauts et ses bas, ses bas plutôt que ses hauts... Ici nous prenons plus de 60 anglais pour Durban... Beira est une ville neuve en maisons de tôle sur une presqu'île de sable...

    On compte ici sur le succès de la Rhodésie, le mètre carré de terrain se vend cinq livres, une maison minuscule se loue 20 livres par mois, une douzaine d'œufs vaut 4 shillings. Déjà l'on trouve de tout dans les magasins, anglais pour la plupart.

    J'ai regardé des chapeaux pour remplacer mon casque, on le faisait une livre ! Et il ne valait pas celui que j'avais acheté au Louvre pour 7 frs. Aussi m'y suis-je tenu. »

    La ville est dans le sable, mais il y a des trottoirs et on a posé des rails sur ce sable qui permettent à des trams de circuler. C'est une ville de transit comme l'était Port-Saïd quand je l'ai vue pour la première fois, toute en bars et en magasins.

    Les maisons en fer et en tin sont propres et, comme on les double en bois, pas trop chaudes. Tout est ouvert et livré à la brise.

    Au bout des boutiques se trouve une longue percée avec des commencements d'arbres, où sont les maisons et les terrains de Sud-Est Afrika. C'est une compagnie française qui s'est greffée sur la Compagnie de colonisation du Mozambiqpue où figurent aussi beaucoup de capitaux français. Elle achète, comble des creeks, entretient des prospecteurs et attend son succès de l'ordre en Rhodésie. Tout cela pourrait bien sombrer avec la fortune des Anglais du Cap. Il y a aussi les professionnels de chasse au lion, à l'éléphant, buffles, etc...

     

    Lourenço-Marquès, 23 novembre. — Tout va à merveille selon les dires unanimes... J'avoue que je ne désespère pas de revenir par le Cap, quand les Anglais l'auront quitté. J'ai déjà été précédé par cinq officiers allemands dont un colonel. Je tâcherai de bien représenter l'armée française. Nous sommes entrés ici vers 5 heures du soir, après avoir dédaigné les signaux d'arrêt d'un navire de guerre anglais aperçu le matin et intentionnellement pas compris.

    A Beira... On parle beaucoup français et les Portugais nous sont d'autant plus favorables qu'ils sont montés contre les Anglais. Ceux-ci ont voulu parler en maîtres ont été calmés par leurs revers et tant qu'ils seront battus, tout se passera normalement.

Et le Colonel continue son journal dont voici la dernière lettre datée, elle aussi, du 23 novembre de Lourenço-Marquès [2].

    C'est fait, mes bagages sont prêts, la douane franchie. Le Consul du Cap m'a prêté ses papiers ; les Portugais ont compris mon baragouin espagnol, et les nègres ont joint mes paquets au lot de mon compagnon de voyage, un Hollandais-boer, qui se rend à Pretoria. »

    Notre Consul, on ne peut plus charmant, m'a donné un passeport, si bien que je suis en règle pour la frontière du Transvaal. Je la franchirai demain matin !

    A 6 heures, nous quitterons « la Gironde », accompagnés du Commissaire du bord et du docteur. Ce dernier fait des pieds et des mains pour se faire débarquer et aller au Transvaal.

    Les succès des Boers ont tourné la tête aux gens ; on n'entend plus parler que de choses plus ou moins fantastiques... La situation est très grave pour les Anglais ; hommes et télégrammes sont muets.

    Quant aux prisonniers à Pretoria, on les traite fort bien. Logés chez l'habitant, on pourvoit même à leurs distractions en leur faisant visiter les monuments publics afin de leur montrer que les Boers ne sont pas tellement des sauvages comme l'affirme Chamberlain. Des photographies vues chez le Consul m'ont montré l'entrée des prisonniers anglais au milieu d'une foule élégante et des émigrants dont Lourenço a vu passer 45 000. On payait une livre pour coucher à quatre sur un billard.

    C'est la ville la plus chère de l'Afrique du Sud, mais c'est une ville bien tenue, éclairée à l'électricité, avec une belle promenade.

Il n'y a eu hélas pas de voyage de retour pour le bouillant et enthousiaste Villebois-Mareuil. Piloté par le Hollandais – en vérité un Boer– dont il s'était fait un ami, il parvient à Pretoria. Il est nommé immédiatement « Général des Troupes Fédérales ». Mais il ne reviendra pas par le Cap, comme il le souhaitait et trouvera une mort glorieuse au combat de Boshof, en République d'Orange le 5 avril 1900. Il avait 53 ans.

Ainsi disparut, comme il l'avait certainement souhaité, cet officier exceptionnel pour qui le service des armes comptait plus que tout au monde. On peut imaginer l'émotion que causa la disparition du héros dans les milieux français sensibilisés par la résistance des paysans boers aux troupes anglaises et par le souvenir récent de Fachoda. C'est de cette époque déjà lointaine, que date l'inscription qui figure sur la plaque d'une des rues du Vésinet en hommage à la mémoire de cet officier courageux.

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    [1] Ce texte sur Villebois-Mareuil fut soumis pour publication par Roger Carour, Vésigondin et président honoraire des Messageries Maritimes. Il n'est pas une suite à celui de J. Marie Dumont (Echos du Passé in Le Vésinet, revue municipale n°48 septembre 1979) mais une autre version, parfois complémentaire.

    [2] Aujourd'hui Maputo, capitale du Mozambique.

 


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