D'après Adolphe Viollet-le-duc [1] Journal des Débats Politiques et littéraires, dimanche 29 septembre 1867 (Exposition Universelle)
Constructions en béton aggloméré de M. François Coignet
Les visiteurs du parc de l'Exposition du Champ-de-Mars auront certainement remarqué dans la partie réservée à la France, près du pont d'Iéna, un joli pavillon formé d'un rez-de-chaussée et d'une terrasse, et orné de sculptures dans le style de la Renaissance. Ce petit édifice est tout entier construit en béton ou pierre artificielle.
En général, nous avons peu de goût pour les contrefaçons de matériaux naturels propres à construction ou à l'embellissement des édifices. Ces imitations, que divers industriels ont baptisées du nom de simili-pierre et simili-marbre ne trompent personne, et sont déjà condamnées par l'expérience. Mais ici, il est question d'une invention sérieuse, dont l'application est très pratique et très loyale, et qui peut rendre, en temps et lieu, les plus grands services, comme solidité et comme économie dans l'art de bâtir. C'est ainsi que le système de M. François Coignet, le béton aggloméré, a été mis en œuvre, non seulement dans le pavillon de plaisance érigé au Champ-de-Mars mais aussi pour l'exécution de constructions de toute espèce.
On sait qu'en termes de maçonnerie le mot béton signifie un mélange de menues pierres ou cailloux et d'une certaine quantité d'eau, de sable et de chaux. Cet assemblage, trituré par les bras de l'homme ou par la machine, devient, en séchant, une matière dure et compacte, et qu'on emploie principalement dans le bâtiment, pour former de solides massifs destinés à asseoir les fondations ou à combler les vides laissés par l'architecte entre les parements d'un pilier ou d'un gros mur. En perfectionnant cette matière, M. Coignet lui a donné non seulement le rôle principal dans la maçonnerie, mais, d'expériences en expériences, l'a rendue propre à remplacer les matériaux employés dans nos édifices, la pierre, la brique, le fer et le bois.
Jean François Coignet (1814-1888)
Ingénieur civil, chevalier de la Légion d'Honneur (1872)
Il n'y a ni secret ni matière nouvelle dans la composition des bétons de M. Coignet. Ils sont formés d'une grande quantité de sable quelconque, d'une faible dose de chaux hydraulique, avec ou sans addition, selon le cas, d'une minime portion de ciments lourds, dits de Portland. La qualité de ces bétons dépend de la manière dont ils sont préparés et employés, et surtout de l'élimination systématique et rigoureuse de la trop grande proportion d'eau qui, dans les mortiers ordinaires, est une des causes de faiblesse et d'affaissement. Les procédés de fabrication sont très simples. Le sable, plus ou moins passé au crible, la chaux et le ciment dosés dans la mesure voulue, sont jetés avec une certaine quantité d'eau dans un énergique broyeur mû par une machine à vapeur, qui les rejette à l'état de pâte friable, très légèrement saturée d'eau, par conséquent. Cette composition que l'on peut comparer à du gravier encore un peu humide, étant jetée dans des moules, et soumise à l'action du pilon par couches très minces, forme le béton aggloméré ou pierre artificielle. Une semaine suffit pour donner au béton, par l'évaporation de l'eau et la cohésion des matières, un état de dureté plus ou moins résistant.
Les travaux entrepris au moyen du béton aggloméré sont de deux sortes: les pierres artificielles isolées et les constructions monolithes. Les premières, destinées, à remplacer la pierre de taille, sont formées de béton comprimé dans des moules mobiles. Dans le second cas, on établit ces moules à l'arrasement même des fondations sur la maçonnerie même, et on monte ainsi jusqu'au faîte du bâtiment, en augmentant indéfiniment la masse de la construction.
Le travail du jour s'ajoutant à celui de la veille, par assises égales, se soudant exactement entre elles, on obtient un tout composé d'un seul bloc, quelle que soit la forme ou la destination de cette maçonnerie: une église, une maison, une digue, un quai, un bassin ou une citerne. Comme on le voit, ce système consiste à faire de la pierre sans fin. C'est le pisé amené à l'état de perfection.
Nous avons visité avec attention et intérêt l'usine située près de la station de Saint-Denis, sur le chemin du Nord, où se font les pierres artificielles. Il y en a de toutes sortes et d'usages très divers: dalles, caniveaux, bordures de trottoirs, marches d'escaliers, claveaux et arêtiers de voûtes, auges, mangeoires pour écuries et basses-cours, bassins et vasques et, comme pierres d'ornements, piédestaux, chapiteaux, balcons, balustrades, tables, corniches, colonnes, bas reliefs statues et statuettes, etc., etc. Comme on le voit, ce béton constitue une pierre malléable et ductile, à laquelle on peut, à l'aide du moulage, donner toutes les formes voulues, même les plus variées et les plus délicates. Les résultats de cette invention, dans cette dernière appropriation, sont surtout appréciables par la raison d'économie. En effet, la pierre artificielle donne, comparée aux objets de même nature en pierre naturelle, une réduction de 50 pour 100.
Mais c'est surtout par les travaux de gros oeuvre, en constructions souterraines ou en élévation, que le procédé de M. Coignet prend l'importance et l'intérêt d'une découverte. Nous appellerons particulièrement l'attention du public sur les travaux hydrauliques entrepris et menés à bonne fin au moyen des bétons agglomérés: barrages, digues, ponts, écluses, égouts, quais, murs de soutènement, citernes, etc. Dans les conditions ordinaires ces maçonneries, composées de pierres de petit échantillon ou de briques, périssent souvent à cause de la multiplicité des joints presque toujours altérés par l'action des eaux et des gelées avec les bétons de M. Coignet, rien de semblable n'est à craindre un barrage, fût-il de 10 ou de 20,000 mètres une digue ou un quai mesurant plusieurs kilomètres ne formant qu'un seul bloc, sans aucun joint, défieraient toutes les dégradations. L'économie est encore ici très réalisable, par la présence du sable sur le lieu même de la construction, et par la réduction sensible que l'entrepreneur pourra faire subir à la mesure cubique de sa maçonnerie, eu égard a l'état monolithique et parfaitement homogène des bétons agglomérés.
Nous devrons rendre compte, non pas seulement de ce que M. Coignet promet, mais de ce qu'il a déjà fait. Dans le genre des travaux hydrauliques, il a construit pour la ville de Paris, plus de 30,000 mètres de conduits souterrains, plusieurs ponts de chemins de fer, les sous-sols et fosses pour quelques maisons dans Paris, et des travaux importants pour le puits artésien de Passy. Le système des nouveaux bétons a triomphé partout des épreuves de toute sorte que le temps et la sollicitude des ingénieurs lui a fait subir.
Les substructions ou travaux de fondations entrepris et terminés par M. Coignet n'ont pas une moindre valeur. Nous signalerons en particulier une vaste étendue de sous-sols édifiés pour le soutènement du palais du Champ-de-Mars. Ces voûtes monolithes, commencées et achevées dans les plus mauvaises conditions de température, et au milieu de difficultés de tout genre, ont résisté a mille accidents résultant de la hâte avec laquelle le bâtiment de l'Exposition a été élevé: éboulements, chutes de gros murs et d'énormes pièces de fonte.
Cette consistance est d'autant plus remarquable, que ces voûtes sont composées de matériaux communs liés par des proportions de chaux et de ciment qui ne constitueraient même pas un mauvais mortier dans les conditions ordinaires. M. Coignet a construit en outre les voûtes surbaissées de la caserne de la Cité représentant une surface de 3,000 mètres.
Ces voûtes ont résisté à un poids de 30.000 kg formé par une pyramide de pierres meulières, et à un cube de sable de 4 mètres d'épaisseur. En outre, tout le transport des pierres et autres matériaux destinés à la construction de la caserne s'est fait sur ces arceaux. En fait de murs en élévation, il faut citer la grande terrasse du boulevard de l'Empereur, à Chaillot, qui comprend un escalier monumental, dont les voûtes monolithes, les tympans, les marches sont en bétons agglomérés.
L'église du Vésinet, que tout le monde a pu voir, est construite, de la base au faîte, d'un seul bloc de béton. Le clocher, haut de 40 mètres, a été achevé sans qu'il se soit manifesté aucun tassement ou écrasement.
Quelques maisons ont été bâties à l'aide de ce même procédé. Celle que M. Coignet a élevée à l'angle de la rue Miromesnil et de la rue de Naples m'a paru remplir toutes les conditions de durée, de salubrité et de convenance architectonique. Les voûtes surbaissées des caves, qui n'offrent pas plus de 16 centimètres de différence de la naissance de l'arc à la clef, réalisent une grande économie de place et de dépense.
Les escaliers sont très bien combinés et d'une grande hardiesse de construction. Les combles forment terrasses et me paraissent devoir présenter une différence notable sur les frais d'une toiture ordinaire. M. Coignet, dans sa belle maison de la rue Miromesnil, a déjà modifié d'une manière sensible la couleur de son béton mais il n'a pas encore trouvé le ton fin et blond de la pierre de Paris. Nous avons cependant vu, à l'usine de Saint-Denis, des essais de coloration très heureux. Je crois qu'il y encore là un sujet de perfectionnement.
Cette condition, qui peut, paraître très secondaire aux ingénieurs, est importante pour celui qui fait bâtir une maison. La couleur grise et froide des nouveaux bétons contrarie le propriétaire et aussi l'architecte. Avec un effort de plus M. Coignet saura satisfaire l'un et l'autre.
Il serait facile de citer d'autres exemples d'une application industrielle dans l'exploitation des bétons agglomérés, tels que massifs de machines, docks, marchés, usines, entrepôts, etc., ainsi que de l'usage que peut en faire le génie militaire dans les travaux de fortifications. Nous préférons, pour ne point rebuter les lecteurs du Journal des Débats par des détails techniques, renvoyer les plus curieux d'entre eux à la brochure de M. François Coignet [2], qui leur donnera tous les renseignements désirables, et surtout à l'inspection des grands travaux dont nous avons parlé plus haut, et enfin au parc de l'Exposition du Champ-de-Mars, où ils trouveront un intéressant spécimen d'une invention qui, je le répète, est appelée à rendre à l'administration, au public et aux constructeurs les plus utiles et les plus sérieux services.
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Notes:
[1] Adolphe Etienne Viollet-Le-Duc (1817-1878) – Membre du comité des beaux-arts pour les Expositions internationales, peintre et critique d'art français, mort le 14 mars 1878. Il était frère de M. Eugène Viollet-le-Duc, l'architecte éminent avec lequel il partagea les leçons austères du classique Delescluze, leur oncle ... " Comme critique d'art, Adolphe Viollet-le-Duc laisse une réputation estimable. Dans le grand nombre d'articles qu'il a publiés au Journal des Débats, on remarque les mêmes qualités que dans le talent du peintre, une certaine distinction venant du savoir et de la mesure, de la bienveillance et du tact".
[2] Administration des bétons agglomérés, rue de Miromesnil, au coin de la rue de Naples.
Société d'Histoire du Vésinet,
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