... C’est ainsi qu’agit maintenant l’esprit de la paix ;
non pas en armant les
citoyens contre la guerre ; c’est encore guerre ;
non pas même en prêchant
contre l’obéissance ; car c’est toujours Temporel contre Temporel.
Mais en
dévoilant les passions guerrières, les intérêts secrets, les intrigues et les
mensonges de la Haute Politique ;
surtout en refusant l'estime aux vainqueurs ;
en ramenant l’enthousiasme et la foi vers leurs objets propres, qui sont le
Droit et la Justice. Propos d'un Normand, 1913
Le 3 mars 1868 voit la naissance
à Mortagne-au-Perche d'Emile-Auguste Chartier, fils d'Etienne Chartier,
vétérinaire.
Boursier au lycée d'Alençon, il entre à dix-sept
ans au lycée Michelet à Vanves où il suit notamment les cours de Jules Lagneau "philosophe
profond mais qui n’a guère écrit ", et
dont la survivance spirituelle fut l'œuvre de ses élèves. Reçu
à I'Ecole normale supérieure en 1888, il y retrouve Paul Landormy, un
autre élève de Lagneau. Il se lie d'une indéfectible amitié avec
Elie Halévy.
En 1892, il est reçu à l'agrégation de philosophie.
Professeur, il est nommé à Pontivy, où il traduit Aristote, puis à Lorient, où
il entre dans la vie publique. L'année suivante il commence à publier
sous le pseudonyme de Criton, puis sous son nom, des études
philosophiques dans la "Revue de métaphysique et de morale".
Cette collaboration durera jusqu'en 1907.
Son engagement politique
avec ses amis dreyfusards (1897-1899) le conduit à fonder l'université
populaire de Lorient.
Entré dans le journalisme en 1900, il adopte
le pseudonyme d'Alain dans La Dépêche de Lorient, journal
radical. A Rouen, où il est nommé en octobre, il rencontre un professeur
de sciences à l'école normale d'instituteurs de Rouen, Marie-Monique
Morre-Lambelin qui sera jusqu'à sa mort, en 1941, la confidente
et la secrétaire de son oeuvre. L'un de ses élèves au lycée Corneille,
le jeune Herzog (André Maurois), remporte le prix de philosophie
au Concours général.
Son premier ouvrage, une monographie consacrée
à Spinoza, est publié en 1901.
Professeur à Paris au lycée Condorcet
(1903), puis au lycée Michelet, il partage régulièrement ses vacances
avec les Landormy qui ont recueilli leurs nièces jumelles et orphelines,
Gabrielle et Renée, nées en octobre 1888.
De 1903 à 1906, la Dépêche de Rouen et de Normandie publie sous la signature d'Alain
les "Propos du dimanche" puis "Propos du lundi",
chroniques hebdomadaires. Celles-ci sont remplacées en 1906 par
la parution quotidienne, à la une du journal, des "Propos d'un
Normand". (Il en paraîtra 3083 du 16 février 1906 au 1er septembre
1914).
Emile Chartier, professeur
de philosophie
En 1907 débute la correspondance et des liens qui uniront,
durant quarante-cinq ans, Alain et Gabrielle Landormy.
Alain
donne des cours-conférences au collège de filles Sévigné (1908)
à l'instigation de sa directrice Mathilde Salomon, ainsi que dans
les universités populaires de la Place d'Italie et de Montmartre.
Puis il devient à partir de 1909, professeur de Khâgne au lycée
Henri-IV où il exercera une influence considérable sur ses élèves
jusqu'à la fin de sa carrière. Il eut notamment Raymond Aron, Jean
Prévost, Simone Weil, Julien Gracq et Georges Canguilhem comme élèves.
1911.
Alain rédige pour l'une de ses élèves les Lettres sur la philosophie
première (publiées en 1955, après sa mort). Alain lutte activement
contre la guerre qu'il voit se profiler. Quand celle-ci éclate,
sans renier ses engagements pacifistes, mais conscient de ses devoirs
de citoyen, il s'engage comme volontaire et part au front dans l'artillerie.
Lors de la déclaration de la guerre, Alain, vient d'écrire le prophétique
Propos "Massacre des meilleurs". Ce pacifiste de quarante-six
ans a voulu voir de près les mécanismes de la guerre qu'il exhibe
en toute connaissance de cause dans Des causes réelles de la guerre
entre nations civilisées, écrit en 1916 au bruit du canon sur
le front de la Woevre. De là
sortira le célèbre pamphlet Mars ou la Guerre jugée, réécrit en
1919.
C’est la guerre qui détache Alain du journalisme et le
voue à son œuvre. Son écriture longtemps appropriée à ses contemporains
s'adresse de plus en plus au lecteur de tous les temps. A partir de 1917, il publie ses grands traités d'esthétique
et de métaphysique: Quatre-vingt-un Chapitres sur l'esprit et les passions (1917), Le système des beaux-arts (1920), et Mars ou la guerre jugée (1921),
violent pamphlet contre la guerre.
Démobilisé en septembre
1917 (il revient avec un pied broyé qui le laisse boîteux à vie),
il a perdu à tout jamais une certaine insouciance caractéristique
du Chartier d'avant guerre), il retrouve le lycée Henri-IV, à Paris
et achète une maison au Vésinet.
La
maison d'Alain au Vésinet
Jusqu'à la fin des années 30 il
poursuit une oeuvre extrêmement riche, marquée par la lutte politique,
en faveur de la paix, contre les fascismes qui montent, mais aussi
en faveur d'une République libérale strictement contrôlée par la
puissance du peuple. La seconde guerre mondiale brise ses espoirs
pacifistes, et c'est essentiellement dans son Journal (encore inédit)
qu'il finit par consigner sa réflexion, de plus en plus orientée
vers la littérature, et à mesure éloignée de la politique.
Paraîtront
successivement Petit Traité d'Harmonie pour les
aveugles (1918, en braille); Système des Beaux-Arts, les Proposd'Alain (tomes I et II) à la NRF ainsi que Quatre-vingt-un
chapitres sur l'esprit et les passions chez Calmann-Lévy
(1920); Mars ou la Guerre jugée (1921). De 1921 à 1924 puis de
1927 à 1936 paraissent les Libres Propos dans la petite revue
créée à cet effet par Michel Alexandre.
Alors s'achève la mutation de l'article journalistique en
genre littéraire. Au cours de la même période Alain publie
une série d'ouvrages très divers et proprement philosophiques: Propos sur l'esthétique (1923); Lettres au Dr Henri Mondor (1924), tirés
à 50 exemplaires par le célèbre Mécène; Éléments d'une doctrine radicale et des Souvenirs concernant Jules Lagneau, son professeur
au lycée Michelet (1925); Sentiments, passions et signes et Le citoyen contre les pouvoirs (1926); Les Idées et les âges (en deux volumes)
et La Visite au musicien (1927).
En 1927, Alain rencontre Paul Valéry par
l'entremise d'Henri Mondor. Il fait construire une maison de vacances, Le Puits fleuri au Pouldu (Finistère).
Le
Puits fleuri devant la maison d'Alain au Pouldu (rue du professeur
Alain)
En 1929, Gabrielle Landormy, devenue directrice
de collection de haute couture, s'expatrie aux Etats-Unis. Elle
y restera quinze ans avec de courts retours en France en 1931, 1933,
1936, 1939. Alain écrit les 70 poèmes à Gabrielle, mêlés à sa correspondance.
Parutions de Charmes de Valéry commenté par Alain (1931); Entretiens
au bord de La mer (1931); Idées (1932), ouvrage
qui constitue une introduction à la philosophie et un exposé de
la pensée de Platon, Descartes et Hegel, à quoi la deuxième édition
de 1938 ajoute Auguste Comte.
Alain en salle de cours à Henri-IV
Alain dans son jardin du Vésinet
Le départ à la retraite d'Alain
dont la dernière leçon a lieu le 3 juillet 1933 est un événement. Le recteur de Paris
et le ministre de Monzie assistent à l'avant-dernière leçon qu'il
donne. Il écrit au cours de l'été son oeuvre maîtresse, Les Dieux.
Dès la fin de l'année, surviennent de graves problèmes de santé,
qui arrêtent ses projets.
En 1934, Alain crée avec Rivet et
Langevin le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes (CVIA). Parution de Propos de littérature et de Propos de politique. Les Dieux sortent dans l'édition originale due à André Malraux. Propos d'économique et Stendhal (1935).
1936
voit la fin des Libres Propos et la parution de chroniques et articles dans Europe, Vigilance, Nouvelle Revue Française, Marianne, ainsi que la publication de son Histoire
de mes pensées. En 1937, après la sortie de Souvenirs de
guerre, d'Entretien chez le sculpteur, et de Les Saisons de l'esprit, Alain subit une attaque dont il se remet très lentement. Le 21 décembre
débute le Journal qu'Alain tiendra jusqu'à sa mort.
En 1938, publication de Propos sur
la religion, Esquisses de l'homme.
Des rhumatismes
déformants l'immobilisent
et condamnent ce grand promeneur à la chaise roulante. Il fait un
long séjour (1939-1940) en clinique
à Ville-d'Avray. Publication
de Suite à Mars (I. Echec à la force; II. Convulsions de la force),
de Minerve ou de la Sagesse, et de Préliminaire à l'esthétique.
Alain retrouve en 1941 sa maison du
Vésinet où Marie Monique Morre-Lambelin prépare la réédition des Eléments de philosophie (complétés des Quatre-vingt-un chapitres
sur l'esprit et les passions) et un dernier recueil, Vigiles de
l'esprit, avant de mourir épuisée.
De 1942 à 1944, Alain vit dans sa maison
du Vésinet, avec les services d'Adèle; il reçoit les visites de
ses élèves (Maurice Savin, Henri Bouché), et amis parisiens (Marie
Salomon, Albert Laffay, André Buffard, Florence Halévy), et bénéficie
de l'assistance de la sœur de Marie-Monique Morre-Lambellin, Blanche
Teste. Parution des Préliminaires
à la mythologie (1943).
Gabrielle Landormy, pour revenir
des États-Unis, s'engage en 1944 dans l'armée du général Juin, fait la
campagne d'Italie et rejoint Alain avec l'armée de libération. Parution
de Les Aventures du coeur et de En lisant Dickens. Le
mariage d'Alain avec
Gabrielle Landormy est célébré le 27 décembre 1945.
En 1950,
Alain publie encore un article
consacré à Simone Weil aux éditions de La Table Ronde. Le 10 mai 1951,
il reçoit à son domicile, des mains du ministre (un ancien élève)
le Grand
Prix National des Lettres, décerné pour la première fois. Il meurt
quelques jours plus tard, le 2 juin 1951 au Vésinet. Il est enterré
au Père Lachaise.