D'après Léandre Vaillat dans Le Temps, 7 août 1935. [1]

L'Art des Jardins de 1830 à 1930

Certes le thème choisi par M. Paul Vitry et Mlle Charageat, l'auteur d'un bon manuel sur les jardins, pour leur exposition de cette année au château de Maisons, à savoir « l'art des jardins de 1830 à 1930 », semble manquer au premier abord du prestige qui s'attache aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, dont l'histoire nous a été racontée, précédemment. A y regarder de plus près, on découvre l'intérêt obscur, mais réel que présentent les époques de gestation. Sans doute c'est là une expression un peu ridicule, puisque chaque époque porte en elle-même la suivante ; mais on voudra bien comprendre que les époques les moins brillantes en apparence sont quelquefois les plus fécondes. « Il semble que la vie de la campagne acquiert un nouveau charme après les grandes révolutions, "lorsque les hommes fatigués des événements aiment à se reposer dans le calme de la retraite. » Cette phrase prudhommesque se trouve dans la Description des nouveaux jardins de la France et de ses anciens châteaux que A. de La Borde publia en 1808. De cette manière sentencieuse, mais-exacte, il marquait que l'évolution des jardins, comme celle de d'architecture, du mobilier et du costume, correspond à l'évolution des mœurs qui explique, au dix-neuvième siècle, d'une part la modestie des jardins privés et leur diversité, d'autre part la plantation de jardins publics dans le développement desquels nous discernons la transformation proche et déjà entreprise de l'art des jardins, sous l'influence des idées sociales.

Un jardin vers 1876 – Camille Pissarro (1830-1903)

De 1805 à 1814, Valadier aménage les terrains occupés autrefois par une vigne du couvent de Sainte-Marie-du-Peuple, qui deviendra l'admirable promenade du Pincio.[2] En Angleterre, au dix-neuvième siècle, pour assainir les agglomérations devenues trop denses par suite des progrès de l'industrie, on ouvre beaucoup de parcs et de jardins publics, avec des avenues pour les voitures, des allées cavalières, des terrains de jeux. De particulier le parc devient collectif. Napoléon III qui, pendant son exil, avait vécu en Angleterre, imite ce qu'il a vu dans ce pays. Il transforme le bois de Boulogne et le bois de Vincennes en promenades publiques, facilite l'accès des Tuileries, aménage le parc des Buttes-Chaumont (1864), le parc de Montsouris (1869). Dans le même temps, Buhler crée à Lyon le remarquable parc de la Tête-d'Or. L'art des jardins s'intègre de plus en plus à l'urbanisme. Des urbanistes comme M. Greber sont devenus d'excellents jardiniers.
Le dix-neuvième siècle, à ses débuts, s'en formait une autre idée. Repton, qui publia en 1803 le volume intitulé Observation on the Theory and Practice of Landscape Gardening, J. Thouvin, qui publia en 1820, un livre intitulé Plans raisonnés de toutes les espèces de jardins, étaient ce qu'on pourrait appeler des spécialistes. Thouin se qualifie cultivateur et architecte de jardins. Assez semblable était la formation d'un Dufresny, dont se réclamait Le Nôtre, ou d'un Alexandre Le Blond, cet élève de Le Nôtre, qui dessina Peterhof. [3]
Les deux ouvrages que je viens de citer ont commandé, durant le dix-neuvième siècle, l'évolution des jardins anglo-chinois vers le parc paysager, bien définie à l'exposition du château de Maisons, par la présentation du bois de Boulogne, avec ses constructions légères et comptant peu dans la nature, du bois de Vincennes, de la « Colonie » de Maisons-Laffitte, du lotissement du parc de Neuilly, du parc de la Tête-d'Or, avec lequel rivaliseront bientôt les 200 hectares de Parilly que Lyon médite de planter, du Vésinet, de Villiers et de Courbevoie (1820), du parc de Liverpool, planté en 1868 par Ed. André le père, du parc de Montsouris, du parc des Buttes-Chaumont, qui a si heureusement tiré parti d'une ancienne carrière et dont beaucoup de communes de la banlieue parisienne, disposant, elles aussi, d'anciennes carrières, peuvent s'inspirer pour y aménager des, parcs.

Un jardin au Vésinet en 1930 – Nathan Grunsweigh (1880-1956)

L'amusement de quelques nuances sentimentales telles que l'engouement de l'époque romantique pour les tombeaux et autres fabriques de style troubadour ne doit point nous faire prendre le goût pour le talent, ni oublier les principes. Repton, dans son livre, en a formulé quelques-uns relativement aux effets de perspective, de symétrie et d'optique. C'est ainsi qu'il reprend la loi de Descartes concernant la réflexion des corps lumineux dans l'eau : « L'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence ». Cette loi, Le Nôtre, l'appliqua en déterminant les points lumineux formés par les bassins de Vaux-le-Vicomte. Beaucoup de praticiens l'ignorent ; il en résulte que les lignes de démarcation séparant les terrasses situées à des plans successifs coupent les parterres d'eau et de verdure. De cette erreur on remarquera plus d'un exemple à l'exposition du château de Maisons. L'importance, accordée par Repton à ces problèmes d'optique, leur application à l'art des jardins, Optics of visions, axis of vision, quantity for field of vision, suffirent à redresser en Angleterre la tradition du jardin paysager, abandonnée à la fin du dix-huitième siècle. Le mérite de Thouin consista d'abord dans un éclectisme qui lui permit de juxtaposer dans son album les parterres des Tuileries et les parcs paysagers, ensuite et surtout, dans la discrimination des jardins. Connaître, c'est distinguer. Si le programme est bien défini, il y a chance que les artistes chargés de l'exprimer se trompent moins. Thouin distingue donc entre les jardins économiques ou légumiers, les jardins fruitiers ou vergers, les jardins de botanique, les jardins d'agrément ou de plaisance, qui remplacent dans son esprit les jardins de plaisir, lieux « d'esbattements » ou « galeries de joyeusetés » de l'ancien temps. Ajoutez à ces acquisitions d'un Repton ou d'un Thouin la recherche des espèces, exotiques, des essences rares, comme le magnolia, introduit en France par Pierre Magnol. Mais tandis que les Anglais ou les Allemands réservent aux fleurs une partie du parc, flower-garden, blumen-garten, qui équivalent aux jardins secrets de la Renaissance, Thouin mêle les fleurs au dessin de la pelouse. Parallèlement à la transformation progressive du jardin anglo-chinois en jardin paysager se manifestait, au dix-neuvième siècle, le désir de restaurer les parcs classiques travestis à l'anglaise au cours du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième.

En 1850, le cardinal de Hohenlohe remet en état les jardins de la villa d'Este. En 1875, M. Sommier achète Vaux-le-Vicomte et entreprend d'en restituer les jardins dans leur état primitif. Le docteur Carvalho, à Villandry, reconstitue les dessins de la Renaissance française. M. Duchesne, maître du genre, se fait le nouvel et principal ordonnateur de ce retour à la tradition. Barrès inaugure aux Tuileries une réplique du buste de Le Nôtre par Coysevox que conserve l'église voisine de Saint-Roch. MM. Edouard André, Paul Véra, Moreux, Greber, Marrast, Duprat, celui-ci aux parcs de Château-Margaux et de la Roche-Gorbon en Saintonge, se font les ordonnateurs de ce retour à la tradition. On étudiera leurs œuvres au château de Maisons, ainsi que les plans dressés par M. Duchesne pour Vaux-le-Vicomte, le Marais, Breteuil, Condé-sur-Iton, Voisins, Nordirchen, Blenheim.

Mais voici que de nos jours s'accomplit une nouvelle révolution sociale. Avec tristesse, celui qui a travaillé pour des princes, des gentilshommes ou de grands bourgeois s'aperçoit que les temps sont révolus et qu'il lui faudra désormais travailler pour la collectivité. M. Duchesne, qui a joué auprès des grands de ce monde, le rôle d'un Le Nôtre auprès de Louis XIV, observe que désormais l'art des jardins doit être envisagé du point de vue social. « On ne peut plus séparer, dit-il dans l'introduction du magnifique album qu'il publie sous le titre significatif les Jardins de l'avenir les problèmes économiques des questions sociales et esthétiques. » Et ceci : « Le luxe cessera d'avoir sa fin en soi puisque, au lieu d'exprimer le raffinement de quelques êtres, privilégiés, il devra satisfaire aux aspirations esthétiques des foules, en les leur révélant souvent à elles-mêmes, et donner à d'innombrables individus le repos ou le stimulant exigés par leurs activités productrices. »
Dans ce livre de suggestions, illustré par des planches qui démontrent en son auteur l'identité du technicien et du théoricien, M. Duchesne désigne les jardins d'hier, d'aujourd'hui, de demain. Parmi ces derniers, il classe les jardins des écoles nouvelles, les jardins publics de villes, les parcs de sports, les parcs éducatifs, récréatifs et de repos. Et par là même il semble critiquer la confusion actuelle de nos jardins publics, où l'enfant de cinq ans joue à côté de l'adolescent, où l'adolescent bouscule l'adulte. Avec un rare bonheur d'expressions, M. Henry de Jouvenel présente ce Thouin ou ce Repton de 1935 :

    Vous avez construit nombre de jardins fameux. Le dessin des parterres, des arbres et des eaux, tel que vous le concevez, s'ordonne autour de la demeure de manière à achever la fenêtre et la porte par la perspective... Ce sont là jeux de prince qui dépassent désormais les facultés des individus et doivent ou cesser ou se démocratiser... Vous proposez de marier le jardin à la ville et non plus à la maison, de l'aménager : ici pour les jeux des enfants, là pour le loisir des travailleurs, plus loin pour les terrains de sports de l'adolescence, partout pour la respiration des foules. Les plans que vous nous offrez sont inspirés par le sens des proportions et des lignes dont témoignent vos œuvres d'hier ; cependant, un sens plus large s'y atteste : celui des besoins d'une humanité qui étouffe dans les bureaux, les ateliers, les usines...

On ne saurait mieux traduire, en quelques mots la métamorphose qui s'ébauchait au début du dix-neuvième siècle et s'accomplit, après quelque cent ans, au rythme d'une révolution esthétique et sociale.

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    Notes et sources :

    [1] Publié dans la chronique « Les décors de la Vie », à propos de l'exposition « L'Art des Jardins » à Maisons-Laffitte, en juillet 1935. L'histoire des jardins qu'y évoquent Paul Vitry et sa collaboratrice, Marguerite Charageat, avec des documents qui ont trait au Second Empire et au début du XXe siècle, montre la confusion dans le style des jardins Napoléon III, avec ses kiosques et ses ponts des Buttes-Chaumont, par exemple et le retour de l'esprit géométrique du Grand Siècle « pour remettre le génie humain au dessus de la nature ». Cette tendance rejoint celles des autres arts et de l'architecture en général avec les Arts décoratifs et l'Art moderne.

    [2] Petit parc élégant (Passeggiata del Pincio) de huit hectares, qui domine la Piazza del Popolo à Rome.

    [3] Résidence du Tzar Pierre-le Grand, près de St Petersbourg.


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org