Le Matin, journal républicain indépendant - 10 septembre 1906 (Numéro 8233).

Une Maison nationale de convalescence changée en prison...

En première page du journal "le Matin"A qui vient de traverser la triste plaine de la banlieue parisienne, le Vésinet apparaît tout à coup comme une oasis au milieu du désert. Et, toute naturelle, cette phrase jaillit de toutes les bouches: "Comme il doit faire bon vivre ici !"
Oui, il doit faire bon vivre dans ce coin de verdure, à l'ombre des arbres séculaires qui reflètent leur image dans le cristal du lac. On a la sensation que l'air est vif, pur, sain, et que de tous ces bosquets se dégagent naturellement l'ozone et l'oxygène réparateurs. C'est par excellence le site qui convient à un sanatorium. Et on l'a si bien compris que là-bas s'élève un énorme établissement qui se décore de cet écriteau prétentieux "Asile National".
On est venu nous dire: "L'asile du Vésinet n'est pas un asile. Il y a là une promiscuité révoltante. Les surveillantes, les infirmières traitent leurs pensionnaires comme si elles avaient en face d'elles des prisonnières de droit commun. Les conditions, les plus élémentaires de l'hygiène ne sont point respectées". Nous avons voulu croire que ceux qui ébauchaient ce tableau trempaient trop volontiers leur pinceau dans le noir. Néanmoins, une enquête s'imposait. Nous l'avons, faite, et une rédactrice du Matin a pu se faire hospitaliser comme convalescente au Vésinet.
Elle a vu et voici ce qu'elle raconte:

La "toilette".
"Combien d'argent avez-vous ? me demanda la surveillante en chef lorsque, par un orageux après-midi, j'arrivai à l'asile et que cette respectable dame eût examiné mes papiers. Ne conservez qu'une faible somme, je vous ferai un reçu du reste. Une infirmière vous conduira dans votre salle". Le ton est bref, peu bienveillant et je sens, je comprends que c'est ainsi qu'on, parle aux hospitalisées. Oublierais-je déjà que je suis dans le domaine de l'Assistance publique ; que je suis un numéro, le n°8 de la salle Sainte-Marguerite. Et maintenant, rogue, une surveillante me crie :
– Allons, vite, déshabillez-vous.
Obéissante, je change mes vêtements et mon linge contre ceux de l'Assistance, ceux-là même qu'imposa l'impératrice Eugénie lors de la fondation de l'asile : robe de cheviotte noire à gros plis, pèlerine de même étoffe, bonnet sur la tête, et chaussons de lisières. Un costume de nonne ou de détenue de Saint-Lazare. J'essaie une protestation :
– Il fait bien chaud, madame, pour mettre la pèlerine.
– Il ne faut pas enlever la pèlerine, vous entendez ? Le règlement le défend. Ça n'est jamais content (ça, c'était moi).
Ainsi, par n'importe quelle température, qu'il y ait 20° ou qu'il y ait 40°, les convalescentes doivent conserver les mêmes vêtements. Mais ce n'est rien. 

La promiscuité.
L'asile du Vésinet, autrefois dirigé par des religieuses, a été, comme tant d'autres, laïcisé. Des surveillantes civiles ont remplacé les nonnes. A noter, pourtant, que la plupart de ces laïques surveillantes sont d'anciennes religieuses et que, si les costumes ont changé, l'esprit est resté le même. Les salles ont conservé leurs canoniques dénominations et les malades sont placées sous le vocable de Sainte-Marguerite, Sainte-Marthe, Sainte-Félicité, Saint-Roch, les Saints-Anges, etc. On n'exige plus qu'on fasse la prière en commun, mais on vous recommande en particulier "d'élever votre âme à Dieu".
Sainte Marthe, sainte Félicité et leurs confrères en béatitudes en voient pourtant de dures. Dans les immenses dortoirs, où, côte à côte, couchent les filles de Saint-Lazare et les convalescentes honnêtes, ce ne sont que chuchotements, allées et venues d'un lit à un autre, scènes de débauche que la plume se refuse à écrire et dont je fus le témoin auriculaire. Pourquoi insister ?
Lorsque, le lendemain, à l'ouvroir, j'essayai près de la surveillante quelques observations, elle me dit que je l'ennuyais et finit par ajouter, avec geste à l'appui :
–Vous et vos compagnes, je les mets sous mon pied.
Pouvait-il en être autrement, du reste, dans une maison où les filles qui sortent de Saint-Lazare vivent sur le pied d'égalité avec les malheureuses que les nécessités de l'existence ont contraintes à se faire traiter dans un hôpital.
Et c'est ainsi qu'on vit tout récemment une péripatéticienne des boulevards extérieurs qui avait reçu de son souteneur quelques coups de couteau poursuivie, traquée jusque dans l'asile même, par son ami, qui s'était fait assister de quelques bons camarades. Dans le parc du Vésinet, à la porte de l'asile, on a donc vu défiler cet ignominieux cortège d'hommes à hautes casquettes, venant réclamer leur proie. Tous commentaires seraient superflus !

La visite et le régime.
Deux fois par semaine, le médecin passe dans les "chambrées" où, rangées en bon ordre, les convalescentes attendent.
– Quel hôpital ?
– Saint-Antoine, monsieur.
– Qu'avez-vous eu ?
– Une congestion pulmonaire.
– Bon. Au régime !

Puis il passe. On n'ausculte pas la malade qui, souvent, s'est levée la veille pour la première fois, pas plus qu'on ne percute une dilatation d'estomac ou une entérite. Et, savez-vous en quoi consiste le régime ? Le régime, remède nécessaire, remède ordonné, se compose (par faveur spéciale) de lait, d'œufs ou de biftecks, et, chaque soir, de salade. Les non favorisées mangent, au petit bonheur, du foie de veau aux carottes, des artichauts, des prunes et, toutes, le matin, au petit déjeuner, de la soupe avec du pain sec.
La malade ayant une dilatation et qui suit le régime arrive-t-elle une minute en retard ? On la punit en ne lui permettant pas de suivre son régime.

Un peu de bonté, un peu d'hygiène, un peu de morale.
De sorte qu'il arrive ceci : cet établissement qui, organisé médicalement comme sa désignation et son but semblent l'imposer, pourrait être un merveilleux endroit de guérison et de repos ; tel qu'il est administré, il ne répond pas du tout à ce que l'on est, à ce que nous sommes, en droit de lui demander. Et j'ai compris ce cri d'une mère à laquelle je demandais :
– Pourquoi n'envoyez-vous pas votre fille au Vésinet ?
– Ma fille, répondit cette femme, en se redressant. Pour la perdre. J'aimerais mieux la voir mourir !


Exemple de promiscuité : une chambrée de mères nourrices.

En voici assez pour que le Matin, fidèle à ses principes d'humanité, signale ces abus et demande la réorganisation de l'asile national du Vésinet au ministère compétent. Nous demandons que cet asile ne soit plus un lieu de débauche et de raccolage. Nous demandons que les mères honnêtes n'aient plus d'appréhension en y envoyant leur enfant. [1]
Nous demandons enfin, nous réclamons, au nom de tous les malades pauvres et pour eux, de l'administration, des surveillantes et des infirmières, de tous et de toutes, l'hygiène, les soins, la bienveillance à laquelle ces malades ont droit ; autre chose, enfin, que cette phrase hautaine que j'entendis si souvent répéter "Ne répliquez pas, sinon on vous mettra à la porte", et avec laquelle on gouverne à l'asile national du Vésinet.

A la suite de cette campagne de presse, l'Asile national du Vésinet reçut, deux jours plus tard, le 12 septembre 1906, la visite inopinée de Georges Clemenceau, ministre de l'intérieur...

    [1] La loi de 1893 faisait des femmes en couche des "malades", ce qui leur ouvrit les portes de l'Asile national du Vésinet."L'enfant doit être spécialement protégé et plus particulièrement pendant les quatre premières semaines de son existence; il doit être élevé au sein, par sa mère autant que possible". Il était donc nécessaire que les femmes pauvres ne soient pas obligées de travailler pendant cette période; d'autre part, le congrès, de Berlin en 1890, avait émis le voeu "que les femmes en couches ne soient admises au travail que quatre semaines après l'accouchement." Parmi ces femmes en couche, nécessiteuses (environ 50 personnes sur les quelque 350 places de l'établissement) se trouvaient des "filles mères" considérées comme "de petite vertu". [Bulletin de l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française (n° 17), Paris, 1903]

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2011 - www.histoire-vesinet.org