J.P. Debeaupuis, revue de presse, 2011

Histoires de balles perdues

Echange de balles perdues

A la suite d'un violent incident survenu à la Chambre des députés au cours de la séance du 24 décembre 1894 entre Jean Jaurès, député du Tarn, et Louis Barthou, alors ministre des travaux publics, Jaurès se trouvant offensé par les paroles à lui adressées par Barthou, charge MM. René Viviani et Gaston Rouanet, députés, de lui demander réparation par les armes.
M. Barthou charge à son tour M. Lavertujon, député de la Haute-Vienne, et M. Lafont, député des Basses-Pyrénées, de le représenter. Les quatre témoins s'accordent pour juger qu'une rencontre est inévitable. L'arme choisie par Jaurès est le pistolet de tir, à vingt-cinq pas et au commandement...
Le duel a lieu au petit matin, le jour de Noël, dans le parc de Saint-Ouen. Le Dr Reclus assiste M. Barthou. Deux balles sont échangées sans résultat. Balles perdues...
Le procès verbal de la rencontre est dûment publié les jours suivants dans les principaux journaux parisiens, presque simultanément à l'annonce du mariage de M. Barthou, prévu pour le 28 janvier suivant.

En effet, le jeune ministre de 32 ans épousait civilement, à la mairie du 5e arrondissement, Alice Mayeur, 23 ans [1], fille et unique héritière d'un peintre paysagiste estimé, Max Mayeur [2], petite nièce de l'un des membres de l'ancienne Union des propriétaires du Vésinet [3] et petite fille de M. Amiel, ancien conseiller général de la Côte-d'Or. Peu de jours plus tard, le mariage religieux était célébré en grande pompe à l'Eglise de la Madeleine.
Comme on l'a parfois écrit à tort, ce n'est pas le décès de son père en décembre 1889, qui fit d'Alice une riche héritière, mais la mort de son grand oncle Alexandre, en juin 1891. Ce dernier laissait à sa petite nièce et unique héritière, une considérable fortune foncière et immobilière [4].

Un drame évité d'un cheveu

Par un bel après midi de juin 1898, Monsieur Louis Barthou, désormais ministre de l'Intérieur (photo ci-contre) et sa jeune épouse occupent depuis près d'un mois leur maison de villégiature, au Vésinet, 23, boulevard de l'Ouest.
Pour se distraire, monsieur le ministre essaye une paire de pistolets en tirant sur une cible, une carte de visite selon certaines souces, agraffée sur un arbre de son jardin. A-t-il un autre duel en vue ?
Il a déjà tiré plusieurs fois lorsque un cri se fait entendre. Madame Barthou, qui rejoignait son mari par une contre-allée vient d'être atteinte à la tête par une balle perdue. Celle-ci a traversé une haie et a peut-être été déviée.
On devine l'émoi produit dans toute la maison et le véritable, affolement, qui s'empare de M. Barthou et des personnes présentes. On s'empresse immédiatement auprès de la blessée qui, malgré une hémorragie très abondante et une émotion fort compréhensible, conserve tout son sang-froid étant la première à rassurer tous ceux qui l'entourent.
Le docteur Maison [5], immédiatement appelé, donne les premiers soins, stoppe l'hémorragie et constate que la blessure n'est que superficielle. Le projectile a entamé profondément le cuir chevelu, sur sept centimètres, mais n'a pas endommagé la boite crânienne.
M. Léon Barthou, frère du ministre, à qui l'on a immédiatement téléphoné, arrive de Paris deux heures plus tard avec le docteur Paul Reclus, médecin de famille qui, "après un examen très approfondi de la blessure et un sondage des plus minutieux", confirme point pour point le pronostic de son confrère et conclut au grand soulagement de tous à l'absence de danger et l'impossibilité même de toute complication. Mme Barthou, sera complètement rétablie d'ici à trois ou quatre jours. Mais, selon le terrible mot du docteur Reclus: "Un millimètre de plus, et l'on ne savait que trop ce qui arriverait !"
Est-ce le contre-coup de cet événement tragique qui vaudra à Louis Barthou un court séjour à la maison de repos du Dr Raffegeau ? L'histoire ne le dit pas. Toute la presse rapporte l'incident dans les termes quasi identiques du communiqué que le ministre n'a pas manqué de publier, mais sans y ajouter de commentaire.

Une dernière balle perdue

L'Histoire a retenu que Louis Barthou trouva la mort le 9 octobre 1934 à Marseille au côté du Roi Alexandre Ier de Yougoslavie tombé sous les balles du révolutionnaire macédonien Vlado Tchernozemski. L'enquête a pourtant établi par la suite que le ministre n'avait pas été atteint par les balles de l'assassin mais par celle d'un policier français qui avait riposté. Louis Barthou, avait d'abord semblé blessé superficiellement au bras. On négligea son état pour entourer le Roi. Lorque Louis Barthou s'effondra peu après, victime d'une très grave hémorragie interne, il était trop tard pour le secourir.
La République lui fit des funérailles nationales.


Les obsèques nationales de M. Louis Barthou, Paris, samedi 13 octobre 1934.

    Notes:

    [1] Alice Julie Catherine Mayeur, est née à Paris le 1er mars 1873. Devenue à 23 ans la femme d'un ministre important, elle était une personnalité très en vue de la vie parisienne. En 1914, infirmière major engagée volontaire, elle fut chargée de différentes activités humanitaires dans la capitale. Cette action lui valut la légion d'honneur qu'elle refusa. Alice et Louis Barthou n'ont eu qu'un fils, Max Emile, né le 28 janvier 1896. Engagé volontaire à 18 ans en août 1914, il mourra des suites de ses blessures à l'Hôpital de Thann, le 14 décembre de la même année. Mme Barthou est décédée à Paris le 15 janvier 1930 des suites d'une longue maladie.

     

    [2] Maximilien Victor Mayeur, dit Max-Mayeur, père de la précédente, peintre paysagiste mort à Paris, le samedi 26 décembre 1889, à l'âge de quarante-neuf ans. Elève de MM. Véron et Saintin, il a exposé à partir de 1863 à presque tous les Salons annuels. On cite parmi ses principales œuvres: Le Matin à Chaville (1865); Souvenir de Biarritz (1872); Les Bords de la Seine à Seurre (1877); Une rue à Pontoise (1879); Un Chemin en Bretagne (1880); La Lande à Saint-Julien (1883); Un ruisseau en PIurien (1888), etc.

     

    [3] Antoine Alexandre Mayeur, oncle du précédent, célibataire, décédé au Vésinet à 75 ans le 30 mai 1891, avait joué un rôle très important dans tout le processus de la création de la commune du Vésinet, ayant beaucoup travaillé sur le juridique et lors des enquêtes publiques, il avait été un des propriétaires les plus importants et les plus influents de la Colonie du Vésinet, ainsi que son principal contribuable foncier. Il avait son domicile au 75, boulevard de ceinture R.G. devenu plus tard le 23, boulevard de l'Ouest.

     

    [4] Le couple Barthou vendit entre 1896 et 1927 la totalité des propriétés qu'il détenait au Vésinet, pour une somme évaluée en 1930, au décès de Mme Barthou, à 12 millions de francs (Power and pleasure: Louis Barthou and the Third French Republic, R.J. Young, McGill-Queen's Press, 1991) ce qui, suivant les critères de l'INSEE, représente 6,5 M€ de 2010.

     

    [5] Eugène Augustin Maison, docteur en médecine, né en 1855 à Paris, qui avait son domicile au 5 rue de l'Eglise puis au 14 rue du Départ, est un personnage récurrent des faits-divers du Vésinet de cette époque ; médecin des pompiers, médecin de l'état-civil, médecin-inspecteur des écoles, faisant office de légiste, d'expert, il est très fréquemment cité dans les articles de presse. En 1905, il est à son tour victime d'un grave accident de la circulation qui faillit lui coûter la vie. Il fut aussi Conseiller municipal. Il est mort au Vésinet le 24 septembre 1916.

     


Société d'Histoire du Vésinet, 2011- www.histoire-vesinet.org