D'après Jean-Marie Dunoyer, Vies et Portraits, Universalia 1977

Emmanuel Berl (1892-1976)

Qui a dit : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas »? Philippe Pétain, naturellement, qui s'adressait aux Français le 25 juin 1940. Mais qui a inventé ces formules - car le maréchal ne rédigeait jamais de textes? C'est Emmanuel Berl, qui, de son propre aveu et, précise-t-il, « sans vergogne », à la demande d'un membre du gouvernement, a, « sinon écrit, du moins récrit et corrigé le deuxième et le troisième discours prononcés à Bordeaux ». Devant la consternation de certains de ses amis, il s'est longuement justifié de ce « crime rédactionnel ». Et de rester éberlué d'avoir été « tant blâmé, dit-il, d'avoir été munichois et pétainiste à des moments où l'immense majorité de mes compatriotes l'était plus que moi ». Bien entendu, les rapports de Berl et de la Révolution nationale en sont restés là. Son passé de journaliste et d'écrivain « de gauche », son judaïsme, qu'il a toujours revendiqué, devaient vite l'éloigner de Vichy. Parfois ambigu, ondoyant et divers, résolument non engagé, mais d'une rigoureuse honnêteté intellectuelle et d'une parfaite lucidité, il ne pouvait cautionner de son autorité, largement reconnue, des valeurs que sa verve caustique n'avait cessé de combattre.

D'où venait-il ? Son milieu familial et tous ceux qu'il a fréquentés permettent de comprendre comment une intelligence brillante et des dons multiples - peut-être stérilisés sur le plan de la création par un excès d'analyse... et pourtant ce voltairien était un fervent de Dostoïevski, ce frère des conteurs du xvme siècle s'enivrait de Rimbaud - ont pu se développer en maintes directions et nous valoir, au lieu d'un romancier ou d'un philosophe, le « grand esprit » à l'état pur auquel, clairvoyant dès le plus jeune âge, il limitait ses ambitions; un essayiste et un moraliste; un mémorialiste qui a sans se lasser tenté d'approfondir dans l'introspection sa propre biographie. C'est là, d'ailleurs, qu'il faut chercher ses ouvrages les plus assurés de lui survivre : Sylvia-, Rachel et autres grâces; Présence des morts.

E. Berl par R. Dazy, 1938

Il était né au Vésinet, d'un père industriel et d'une mère appartenant à une famille d'universitaires alliée à Bergson, les Lange, qui rêvait pour son fils l'Ecole normale supérieure. La mort prématurée d'un oncle, puis celle d'un cousin - Henri Franck, l'un des êtres qu'il a le plus admirés et aimés, auteur génial de La Danse devant l'Arche -, l'un et l'autre encore normaliens, l'ont détourné de la rue d'Ulm. De santé délicate, il n'en passe pas moins sa licence ès lettres et un diplôme d'études supérieures sur Le Quiétisme de Fénelon, et il suit aussi pendant un an les cours de l'université de Fribourg-en-Brisgau. 1914. Alors, dit-il, «mon pacifisme a craqué ». Un pacifisme qui lui est consubstantiel, pour lequel il a milité toute sa vie et qui, aux jours sombres, l'a empêché d'être contaminé par le « bourrage de crâne ». Engagé volontaire, il croupit dans la boue des tranchées avant d'être réformé en 1917 avec une citation et les galons de sergent.

Dès avant la guerre, il était lié avec la comtesse de Noailles, dont Henri Franck avait été amoureux et aimé. Pour atténuer sa peine, elle avait emmené Emmanuel à Munich entendre Wagner. Elle l'avait présenté à Jean Cocteau. Il était également lié avec Marcel Proust, qui lui envoyait lorsqu'il était au front de longues lettres, dont une de soixante-quinze pages sur la jalousie. Leur brouille survient en 1918 à propos de Sylvia.

Après 1920, il se mêle au monde littéraire et au monde politique. Il est l'intime de Drieu La Rochelle, qui lui fait connaître Aragon et sa bande. Il s'entend fort bien avec Breton, « un des rares camarades surréalistes que j'aie pris au sérieux ». Il est l'intime de Paul Morand, comme il va l'être de Malraux, puis de Colette et, beaucoup plus tard, de Camus. Mais quel écrivain n'a-t-il pas connu? Et ses pôles d'intérêt sont multiples. Il assiste aux séances du Parlement, il coudoie toutes les vedettes de la IIIe République : Joseph Caillaux, Édouard Herriot, Léon Blum, Gaston Bergery, Georges Mandel... Sauf Raymond Poincaré, qui ne trouve pas grâce à ses yeux.

À peine démobilisé, il s'est mis à écrire. En 1922, il publie à compte d'auteur Recherches sur la nature de l'amour, qui passe inaperçu; en 1923, dans les Cahiers verts, chez Grasset, Méditation sur un amour défunt. Cependant, il ne s'attarde pas, quitte à y revenir au seuil de la vieillesse, sur les vestiges d'une vie sentimentale compliquée. Il veut se mesurer avec l'opinion.

Avec Drieu, il lance en 1927 Les Derniers Jours : sept cahiers de février à juillet. Deux ans après, un livre frondeur, dédié à Malraux. Mort de la pensée bourgeoise, est « une espèce d'événement » qui fait grand bruit. Cinquante ans plus tard, il le trouvera « d'un marxisme élémentaire ». Il attaque les intellectuels en vogue, qui, de leur côté, lui reprochent de réhabiliter Zola. Son anticonformisme se précise, vire à l'antifascisme, quand, aux côtés de Barbusse, qu'il accompagne dans les meetings, il assure pendant un an la rédaction en chef de Monde. Nous sommes en 1930, l'année où il donne un complément à sa diatribe avec Mort de la morale bourgeoise. La poussée totalitariste s'accentue. Berl prend la direction de Marianne, l'hebdomadaire que Gallimard crée pour faire échec à Candide et à Gringoire. De 1932 à 1937, il va « vivre intensément », contrebalançant le puritanisme littéraire de la N.R.F. par la collaboration de Sacha Guitry, de Colette, de Simenon, de Bernanos..., sans dédaigner pour autant Malraux (qui n'est pas d'accord avec lui sur la non-intervention en Espagne), Morand, Roger Martin du Gard... Chaque semaine, les dessins (et les légendes) de Jean Effel sont autant de brûlots expédiés dans la flotte adverse. Emmanuel Berl vient d'épouser, en troisièmes noces, la chanteuse (et compositeur) Mireille, lorsque Marianne est rachetée par Patenôtre. Les événements se précipitent. Il a encore le temps de publier un hebdomadaire qu'il rédige entièrement seul : Pavé de Paris, qui dure les neuf mois de la « drôle de guerre »; et la débâcle survient. Après Vichy, après Cannes, il se cache en Corrèze, où il écrit une copieuse Histoire de l'Europe et où Malraux vient le rejoindre et échange avec lui des conversations quotidiennes de quatre heures.

E. Berl et Mireille, 1975

Après la Libération, il se confine dans son petit appartement du Palais-Royal et se consacre à sa tâche d'écrivain. Il rassemble ses souvenirs. Il médite sur l'art, qui a toujours été une de ses passions. Il continue à être le témoin de son époque. Autour des années trente, il avait brossé avec humour le tableau des mœurs de ses contemporains. Il observe l'évolution rapide de la sexualité. Les grands problèmes le hantent. Curieux des sciences, de la biologie, des techniques, il étudie Le Virage de notre civilisation. Et, aux portes de la mort, il s'efforce de comprendre la mentalité de la nouvelle jeunesse en laquelle il met sa confiance et dont il a trouvé un exemple, par le plus grand des hasards, dans la jeune fille, Christine, de Regain au pays d'Auge. Cet ultime essai, mince et dense, lui a valu, à lui qui venait de se voir décerner le grand prix de la Société des gens de lettres, le prix Marcel Proust 1975.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org