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Les bordures anglaises du Vésinet

L'évocation de « bordures anglaises » ou de « banquettes anglaises » produirait plutôt de la perplexité chez tout un chacun ... ailleurs qu'au Vésinet où les partisans et adversaires des bordures anglaises qui concourent au charme et à la singularité du Vésinet s'affrontent depuis plus d'un siècle. C'est ainsi qu’on pouvait lire dans l’éditorial du Bulletin d’une de nos associations, repris dans la revue municipale (1981) l’appréciation suivante :

    Le simple bon sens apprendrait à un enfant de six ans que, si l'on a d'un côté un mur, et de l'autre une surélévation, entre les deux ne peut se trouver qu'un thalweg qui devient forcément un ruisseau à la moindre pluie. Or, c'est à quoi nous assistons dans les rues du Vésinet : mur d'un côté, bordure anglaise de l'autre. Pas étonnant qu'on ne puisse utiliser les trottoirs, à certains jours ! Je trouve fort jolies les bordures de gazon, à condition qu'elles soient françaises, c'est-à-dire plantées le long des murs, laissant le trottoir en pente douce jusqu'au caniveau. Comme son nom l’indique, la bordure française vient d'un esprit cartésien, et non d'Outre-Manche. Je suis un peu chauvine, c'est vrai ; mais ne vois pas pourquoi emprunter à nos voisins leurs mauvaises idées. D'autant plus que cette réforme aurait pour résultat d'agrandir le passage possible sur les trottoirs rétrécis par lierres abusifs et bordures anglaises placées à l'encontre du bon sens. [1]

En 1981, la position de la municipalité était ferme, fidèle à la tradition et rappelait fort justement que le site étant inscrit à l'inventaire des sites pittoresques (depuis 1970), le choix d'en changer demanderait, pour le moins, une consultation très élargie puisque Le Vésinet avait choisi depuis sa fondation de border ses trottoirs de gazon.
D’un point de vue technique, on peut dire qu’un trottoir en terre battue ne peut fatalement que se creuser à l'endroit du plus grand piétinement des usagers, créant un affaissement qui conserve l'eau et rend le parcours boueux ; ceci, que la bande gazonnée soit d'un côté ou de l'autre. Le remède ayant été choisi dans la forme moderne (celle de 1981) était le suivant:

    ... établir une fondation en grave-ciment, poreuse mais résistante, qui évite le compactage imperméable du sol et le stabilise. Le revêtement est constitué de deux couches successives de gravillons émulsionnés qui assurent également une perméabilité. Il faut aussi réaliser un profil en travers assurant une légère pente des propriétés vers la bande gazonnée qui absorbe l'eau de ruissellement, et ne pas négliger, chaque fois que possible, d'observer un profil en long assurant aussi l'écoulement. [2]

Mais l'évolution des méthodes d'entretien (emploi généralisé de souffleurs sur batterie dès la fin du XXe siècle) ou de conception des banquettes réduites à un simple rôle esthétique, enfermées dans un coffrage bétonné, incapables de contribuer à l'assèchement des trottoirs ont fourni aux détracteurs de nouveaux arguments. Les gravillons sont décappés, le socle en grave-ciment perd sa porosité, prend en masse en formant un relief irrégulier, inconfortable voire dangereux.

A l'époque de leur mise en place, les candélabres s'élevaient aussi dans les bordures engazonnées. Ils y étaient censés assurer un meilleur rendement de l'éclairage. Ils furent peu à peu implantés au plus près des murs de clôture munis de crosses pouvant ainsi répartir l'éclairement sur l'ensemble de la voie, ce qui pouvait se faire au détriment du confort des piétons. Et pour un petit nombre de voies bordées d'arbres, héritage des allées forestières du temps jadis ayant survécu aux efforts du comte de Choulot à les faire disparaitre, de larges bordures engazonnées contribuaient à l'éloignement et la protection des troncs.
Enfin sur le plan de la sécurité, elle est mieux assurée, semble-t'il pour le piéton s'il est éloigné de la bordure du trottoir, de la circulation, voire des éclaboussures. Encore faut-il que le trottoir soit praticable et que le piéton ne soit pas forcé d'en descendre inconsidérément.

Exemple de bordures engazonnées dites « banquettes anglaises » (1981)

Il faut aussi garder en mémoire que dans leur forme originale, les talus engazonnés, même réduits à quelques centimètres, matérialisaient en eux-mêmes le caviveau ce qui imposait de les conserver en bon état et supposait de l'entretien. La bordure en terre servait à la fois à canaliser l'eau et à en absorber une partie. La généralisation des bordures de trottoirs en béton ou en granit ne s'est développée qu'à partir de la fin des années 1970 simultanément à l'installation du tout-à-l'égout et le renouvellement de l'éclairage public.. Ces aménagements, de forme très urbanisée, n'avaient déjà plus guère de caractère agreste mais se voulaient à la fois pratiques et esthétiques. Les aspects environnementaux, écologiques, n'y avaient pas de place. Deux voies encore dotées des bordures originales subsistent de nos jours : la route de la Villa Hériot et le chemin de la Grande Pelouse.

Du point de vue historique, il n'y a pas un mot sur la façon d'aménager les trottoirs dans le Cahier des charges imposées aux acquéreurs. [3] Pas d'allusion non plus à cette question dans le Plan d'aménagement, agrandissement et d'embellissement de 1937 [4] et pas davantage dans sa version modernisée de 1970. [5] Pourtant, dès les années 1930, des auteurs mentionnent fréquemment les « trottoirs agrestes bordés de talus herbus » comme un des charmes du Vésinet. [6]
En consultant bon nombre de vieilles cartes postales du début du XXe siècle, on peut se faire une idée de ce que pouvaient être ces bordures dites anglaises et noter qu'elles ne semblaient pas mieux entretenues que de nos jours. Une sorte d'âge d'or aura régné durant le temps des 30 glorieuses où, l'enrichissement général aidant, les pelouses, les lacs, les rivières ... et les banquettes anglaises étaient l'objet de tous les soins d'une cohorte de cantonniers mais aussi des riverains.

Les trottoirs en 1900 (avenue de la Prise d'Eau)

Carte postale (détail) collection privée, tous droits réservés.

 

Les trottoirs en 1910 (avenue du Belloy)

Carte postale (détail) collection privée, tous droits réservés.

 

Les trottoirs en 1925 (rue des Charmes)

Carte postale (détail) collection privée, tous droits réservés.

Un correspondant anonyme de la rubrique du courrier des lecteurs proposait :

    Les service municipaux, c’est l'évidence même, n’ont pas les moyens matériels d'entretenir, d’arroser et de tondre régulièrement tous les gazons de toutes nos rues. Ou alors il faudrait un personnel hors de proportion. Il y a pourtant un moyen facile : que tous les Vésigondins fassent un petit effort de civisme et l'affaire est réglée. Que chacun, au moment où il entretient son propre jardin, prenne cinq minutes de plus pour sauver la petite banquette gazonnée qui se trouve sur son trottoir. En ce début de printemps, gratter, resemer et arroser sa bordure anglaise, lui redonnera la vie. Ensuite, toutes les semaines, une courte séance d'arrosage, et le tour est joué. De nombreux Vésigondins le font déjà et ils doivent en être félicités. Mais il faut que cet été tous nos trottoirs soient verdoyants. Nous aimons tous notre Vésinet, nous l'avons tous prouvé. Prouvons-le encore et faisons tous ce petit effort pour l'agrément de tous. Cela prouvera au surplus que pour les petites choses, comme pour les grandes, Le Vésinet veut rester Le Vésinet. [6]

Dans son rapport de stage effectué au Vésinet en 1983, un étudiant du Centre d'Etudes Supérieures d'Aménagement (CESA) de Tours, consacrait quelques lignes à nos bordures engazonnées. Après une approche des caractéristiques et de l'originalité du Vésinet, des grandes étapes de son évolution et de l'analyse rapide du paysage (de 1982-83), l'étude faisait un certain nombre de remarques et de propositions sur les pelouses, les lacs et rivières, les clôtures, les banquettes anglaises, les bancs ... Sur les banquettes anglaises, dont le maintien et l'entretien était jugé déraisonnable par certains, l'étude concluait qu'aucune raison majeure ne pouvait justifier leur disparition systématique : part minime dans les dépenses, composante importante du paysage, arrosage possible par chacun. [7]
Dix ans plus tard, un Contrat départemental d'Environnement (décembre 1994) citait ce rapport et reprenait à son compte ce constat sans plus développer le sujet. Ce contrat d'environnement initié en 1991 entre le département des Yvelines et la commune du Vésinet, portait, d'une part sur l'établissement par un ingénieur-écologue d'un diagnostic sanitaire du patrimoine arboré de la commune et d'autre part sur la réalisation par un paysagiste d'une étude paysagère de l'ensemble du territoire communal, tant public que privé, dans le but de définir des objectifs et de proposer un ambitieux plan de gestion chiffré. [8] L'étude paysagère qui en découla fut présentée au public l'année suivante au Centre des Arts et Loisirs. Dans la version imprimée de 85 pages richement illustrées, la question des trottoirs n'est pas abordée hormis, au détour d'un paragraphe, par la simple affirmation que les banquettes anglaises seront à conserver au maximum. [9]
Mais la tempète de 1999 qui a boulversé le paysage arboré du Vésinet et l'apparition du très politique Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) introduit dans le code de l'Urbanisme par la loi Solidarité Renouvellement Urbain (SRU), en décembre 2000 ont contribué à reporter sine die tout début de mise en oeuvre.

Sur ce sujet comme sur bien d'autres, on se trouve, une fois de plus, devant l'expression d'un conflit constant qui veut qu'on désire en même temps une chose et son contraire : On proclame à cor et à cri que l'on veut le maintien d'un Vésinet agreste mais on s’offusque de toute séquelle campagnarde, comme un peu de boue sur les trottoirs des zones résidentielles.
Le XXIe siècle a enrichi le sujet en prenant en compte ce que la littérature écologique à défini comme Les Sauvages de nos rues. Ce sont tous les végétaux qui tentent avec obstination de reconquérir les espaces urbanisés et poussent partout où ils peuvent, en particulier sur les trottoirs mais hors des bordures anglaises. Et certains de ces organismes sont menacés de disparition au détriment de la biodiversité, ce qui conduit les municipalités, soucieuses à la fois de l'environnement et de bonne finance, à ne plus entretenir les trottoirs. [10]

Entre 2006 et 2012, lors de la réalisation des études du « diagnostic territorial » en vue de créer une Zone de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager (ZPPAUP), le caractère fortement identitaire des « banquettes anglaises » fut mentionné parmi les premières observations et les conditions de leur maintien ou de leur disparition suivant les usages et les circonstances particulières firent l'objet de débats animés. Dans d'autres études, réalisées dans la même période mais par un cabinet d'AMO moins concerné par le patrimoine et plus orienté vers l'aménagement urbain, la remise en cause des emblématiques bordures gazonnées est plus justifiée :

    • Sommairement aménagés dans le respect de la conception d’origine, les cheminements en stabilisé existants sur trottoir sont parfois inconfortables et impraticables principalement à la période hivernale ...

    • L’espace public est largement investi par la voiture et les espaces majeurs sont généralement occupés par le stationnement automobile. La part du piéton est relativement réduite sur les espaces des rues se limitant à des trottoirs moyennement confortables....[11]

Plan local d'Urbanisme du Vésinet. Rapport de présentation (p. 33)
Vues choisies pour illustrer les trottoirs de la Ville-parc.

Il faudra toute la résolution des élus vésigondins et des représentants des associations pour qu'en fin de compte, dans le PADD, la seule mention de ce sujet se borne à affirmer :

    • Il faut appliquer dans la Ville-Parc des principes d’aménagement respectueux et compatibles avec l’idée de la conception d’origine, afin d’en préserver la logique et la qualité d’ensemble (et en aucun cas d’y dérouler des modalités d’aménagement banales). Il est notamment essentiel de tenir compte de la spécificité des trottoirs de la Ville-Parc. [12]

Enfin, en 2018 s'achève le lent processus d'élaboration du règlement de la ZPPAUP devenu après plusieurs évolutions de la loi une Aire de Valorisation de l'Architecture et du Paysage (AVAP) puis un Site Patrimonial Remarquable (SPR). [8] Le résultat de ces débats y est ainsi exprimé:

    Le long des voies de circulation, les banquettes anglaises devront être préservées. Les revêtements de trottoir seront différents en fonction des types de voies ...

    ... le gabarit des voies, la largeur des trottoirs et des banquettes anglaises, ainsi que la diversité dans la taille et dans la silhouette des plantations d’alignement, offrent une variété de profils et d’ambiances qui alimentent la richesse paysagère de la ville.

      • Pour l’ensemble des voies courbes, on utilisera un revêtement stabilisé renforcé à base de sable de Vignat ou de la terre battue.

      • Pour les autres voies, on pourra utiliser à titre exceptionnel du béton bitumineux rouge.

    Au droit des coulées vertes, un marquage des traversées piétonnes sera réalisé.
    Le caractère routier des voies de circulation devra être gommé. (ex :
    banquette enherbée et trottoir en stabilisé au niveau des coulées vertes).

Accotements enherbés. Les bordures anglaises définies dans les règlements d'Urbanisme
Plan local d'Urbanisme et Site patrimonial remarquable du Vésinet

En conclusion
Après 150 ans d'existance et de nombreuses affirmations de leur dimension symbolique, les bordures ou banquettes enherbées dites anglaises qui font le charme du Vésinet ont trouvé leur place dans les règlements d'Urbanisme. Désignées par certains auteurs comme le prolongement des grandes pelouses jusque devant nos portes. Elles sont le symbole de la particularité de notre Ville-parc et témoignent de la volonté de ses habitants de conserver coûte que coûte leur verdure.
Mais suffit-il de les inscrire dans les règlements pour clore le débat ? En réalité, nos bordures anglaises sont bien souvent en piteux état, pelées, écrasées par les roues des voitures et font pitié à voir, plus que jamais abandonnées à leur triste sort... Au terme de bordures engazonnées (qui fut un fantasme plus souvent qu'une réalité botanique) on doit plutôt reconnaître une bordure herbeuse, riche en treffle, en pissenlit et autre plantin (qui faisaient autrefois le bonheur des éleveurs de lapins). Même si de nombreux motifs écologiques justifient des fauches tardives et la prise en compte des espèces menacées, le Vésinet est avant tout une ville-parc qui ne peut se dispenser d'un minimum d'entretien.

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    Notes et sources :

    [1] Le Vésinet, revue municipale n°54, mars 1981.

    [2] ibid, 1981.

    [3] Cahier des charges, imposé aux acquéreurs. MM. Pallu & Cie, 1863 et suivants.

    [4] Aménagement, embellissement et extension (règlement des servitudes). Commune du Vésinet, 25 juillet 1937.

    [5] Plan d'Urbanisme de Détail, Règlement d'Urbanisme. Ville du Vésinet, janvier 1970.

    [6] Billet d'un chroniqueur anonyme des années 1980, sous le pseudonyme de Vésigondus.

    [7] Thierry Desjardin, Le Vésinet, paysage : étude et diagnostic. Rapport de stage, C.E.S.A de Tours (1983).

    [8] Ce Contrat départemental Environnemental devait constituer le point de départ de la mise en place d'une ZPPAUP dont les principes étaient présentés en annexe. (voir plus loin).

    [8] Etude historique et paysagère, dossier réalisé par D. Pinon, paysagiste DPLG et A. Hamon, historienne de l’Art. Le Vésinet, 1995.

    [9] Sauvages de ma rue, Guide des plantes sauvages des villes de la Région parisienne. Muséun National d'Histoire Naturelle, Paris 2011.

    [10] Plan local d'Urbanisme, rapport de présentation, 13 février 2014.

    [11] AVAP/SPR- règlement secteur 2, partie 1, 25 janvier 2018.

 


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