Source:
Académie des Sciences morales et politiques - http://www.asmp.fr -
Paris, le samedi 8
octobre 2005, Eglise de l'Annonciation
À l'occasion des funérailles de Jean Cazeneuve
Hommage
à Jean Cazeneuve
prononcé par M. Henri AMOUROUX Membre de l'Académie des Sciences
morales et politiques
Jean,
Je crois ne vous avoir jamais appelé Jean au cours de nos trente ans de
vie à l'Académie, non plus que dans ce bel appartement du boulevard Lannes,
en plein ciel parisien, où, en compagnie de Germaine, vous accueilliez
vos amis avec ce sourire, votre sourire qui n'était nullement de circonstance
mais reflétait votre âme et l'optimisme dont elle était habitée.
Chacun de vos confrères de la section de morale et de sociologie aurait,
bien mieux que moi, dit votre vie, parlé de votre œuvre, évoqué la Khâgne
du lycée Louis-le-Grand; l'Ecole normale supérieure où, écrivez-vous,
"exténué et tremblant" vous fûtes reçu en 1937; les cours de
philosophie de Léon Brünschwicg; votre attention attirée sur Ravaison
et sur l'aspect le moins connu de l'œuvre du philosophe qui ouvrait cependant
la voie d'un nouveau spiritualisme dans lequel s'engagerait un jour Bergson.
Et mes confrères auraient parlé avec profondeur et talent de Marcel Mauss,
neveu de Durkheim, précurseur dont Lévi Strauss aimait se réclamer, de
Marcel Mauss dont les étudiants avaient coutume de dire "Mauss sait
tout".
A la science de Mauss — auquel, en 1968, vous rendiez hommage en lui consacrant
le premier de vos livres de sociologie — vos dix-neuf ans doivent la découverte,
non certes de la notion de "mana" mais la conviction de l'existence
d'une force personnelle et impersonnelle, immatérielle, mais immanente
aux choses et aux êtres, répandue dans toutes les civilisations archaïques
et rattachée à notre temps sous le bien vague concept de "chance".
Pour les Mélanésiens, une flèche qui atteint son but a du mana,
et, Jean, votre existence a été placée sous ce signe bénéfique. Toutes
vos flèches ont atteint la cible désirée. La défaite et la captivité vous
inspireront un très neuf essai sur la psychologie du prisonnier de guerre.
Libéré des camps, choisissant on le comprend, le "grand large",
vous allez vivre deux ans en Egypte et vous passionner pour cette Egypte
pharaonique où médecine et magie étaient liées, avant, pour un long séjour,
d'aller vivre chez les Indiens du Nouveau Mexique qui n'étaient plus alors
que 250 000.
Dans la réserve Zuni, vous étiez le seul
blanc avec un hollandais, né dans la tribu, élevé avec les autochtones,
connaissant coutumes et rites, plus Indien peut-être que les Indiens,
puisque c'est à lui, parfois, que les anciens venaient demander les paroles
d'un chant ou le thème d'une légende oubliés. C'est à votre séjour parmi
les Indiens que l'on doit ces livres Les dieux dansent à Cibala,
Les rites et la condition humaine, La mentalité archaïque,
qui, peu cités aujourd'hui, étaient sans doute les plus proches de votre
cœur, car les plus authentiques, des livres écrits sans souci de presse,
ou de prix littéraires, avec le sentiment d'être les transmetteurs de
messages qui venaient presque du début du monde.
Après votre séjour en compagnie des Peaux Rouges, le XXème siècle allait
vous rattraper. Mieux que moi, mes confrères auraient dit le mana
qui vous a inspiré lorsque vous avez demandé à Pierre Maxime Schuhl d'être
votre directeur de thèse. C'était l'homme le plus affable, c'était également
le meilleur spécialiste de Platon. Et, par bonheur pour vous, pour vos
travaux, vos passions, il avait découvert de notables analogies entre
le grand philosophe et certaines des croyances répandues en Afrique noire...
Les hasards d'une vie feront de vous, en 1973, dans notre section de Morale
et Sociologie, le confrère de Pierre Maxime Schuhl, élu, lui, trois ans
plus tôt.
Le mana ? Certainement lorsque "grand enfant aux tempes grises",
vous épousez à 48 ans Germaine "une blonde, écrivez-vous, qui
alliait la beauté à l'intelligence".
Et puis la vie se précipite, avec ses tournants, qui sont pour vous des
tournants heureux puisque vous êtes, en 1960, le premier sociologue à
consacrer un livre aux problèmes de la télévision. Livre qui sera suivi
de bien d'autres et, notamment, de cet ouvrage L'homme téléspectateur
dont, bien mieux que moi, aurait parlé mon confrère, votre arni Jean Cluzel,
comme il aurait parlé de votre activité au sein de ce qui s'appelait encore
l'ORTF, de votre action à la tête de TF1 où Jean-Louis Guillaud vous secondera
si efficacement. C'est vous qui accueillez, en 1977, Raymond Barre et
François Mitterrand pour un duel télévisé qui restera mérnorable et les
photos vous montrent — toujours avec le sourire— recevant tous ceux qui,
après De Gaulle, découvraient le pouvoir politique de la télévision.
Le mana encore. A la Sorbonne, c'est à la suite d'une compétition
entre cinq candidats que vous avez succédé à Georges Gourevitch. A l'Académie
des Sciences morales et politiques, au fauteuil qui avait été notamment
celui de Tocqueville, c'est encore à la suite d'une compétition entre
cinq candidats, que vous succédez à Maurice Reclus.
Vos confrères des Sciences morales et politiques sont ici ce matin, avec
des amis qui vous ont accompagné à la Sorbonne, à la Télévision, au Conseil
de l'Europe où vous représentiez la France, avec le titre d'ambassadeur.
Ils revivent des moments de votre vie qui ont été des moments de leur
vie. Ils pensent à vos livres, à quelques uns de plus étonnants jamais
publiés sous la plume d'un membre de l'Institut en un temps où même les
plus heureux des hommes se veulent tristes : Aimer la vie ; Psychologie
de la joie ; Les roses de la vie, qui porte en sous-titre Variations
sur la joie et le bonheur, livre paru en 1999 à la fin d'un siècle
de fer, à l'aube d'un siècle de feu où l'on peut se demander, c'était
l'interrogation de l'un de vos livres, si le sacré aura encore un rôle,
un sens ?
Aimer la vie… vous avez aimé la vie, Jean,
malgré toutes les traverses et dans toutes les situations, A TF1 n'avez-vous
pas — toujours votre sourire — mis l'humour à l'honneur donnant l'antenne
à Desproges, Pierre Bonte, Piem, Collaro et bien d'autres. Sans doute,
dans ces dernières années, et vous l'avez regretté, l'humour est-il devenu
vulgarité. Mais ce que vous aviez initié ouvrait une porte de saine gaieté
dans la morosité du temps. Vous n'êtes pas responsable de ce qui a suivi.
Vient la dernière flèche… Jean, ce n'est pas de votre arc qu'elle est
partie. Vous reposez maintenant et, sur votre cercueil, je voudrais y
placer quatre vers de Jules Supervielle. Peut-être vous feront-ils sourire…
pour la dernière fois. Ils disent l'essentiel... lorsque plus rien ne
compte, ni les médailles, ni les titres, ni les honneurs et que reste
seul l'amour de ceux qui vous ont aimé.
Le poème a pour titre Dieu invente l'homme. Dieu forme l'homme,
lui donne la parole, le met debout, l'asseoit à une table avec une femme
en face de lui, le fait vivre, aimer, combattre, gagner et, un jour, puisque
tout doit finir, lui dit :
Je veux que
tu sois périssable.
Tu seras mortel mon petit,
Je te coucherai dans le lit
De la terre où se font les arbres.
Adieu
Jean.
Société d'Histoire du Vésinet,
2005 - www.histoire-vesinet.org