Le Temps - 17 mars 1905 (Numéro 15977) - Dernières nouvelles du Palais

L'éloge du président Chambareaud

La chambre criminelle de la Cour de cassation se réunissait aujourd'hui pour la première fois depuis la mort de son président, le regretté M. Chambareaud [...]. Au début de l'audience, à midi, M. le conseiller Bard, qui préside comme doyen, après avoir dit quelle perte la Cour suprême venait de faire et rappelé les débuts de la carrière de M. Chambareaud, s'est exprimé ainsi :

    M. Chambareaud, tout imbu qu'il était des idées modernes, avait plus d'un trait commun avec ces ouvriers des âges de foi. Il avait le culte de l'idéal, la simplicité de la conscience, la ferveur du bien et sa vie laborieuse s'est écoulée tout entière à l'ombre du sanctuaire, puisqu'il ne s'est jamais éloigné de la Cour de cassation. Je me trompe : un jour ce bénédictin sortit de son cloître. A l'heure de nos désastres le bon citoyen tressaillit du frisson patriotique qui secouait la France et Chambareaud fut aux côtés de son ami Gambetta. Le grand orateur, qui savait, en véritable homme d'Etat, utiliser les capacités et les dévouements, en fit son collaborateur immédiat. [1]
    Mais après avoir pris sa part des efforts, et aussi des dangers les plus extrêmes de l'année terrible, M. Chambareaud revint à son cabinet d'avocat. [2] Puisque je fus un peu le témoin de cette période de l'histoire de l'ordre, je peux dire que la science de M. Chambareaud, son expérience, sa mémoire prodigieuse, son obligeance inépuisable à l'égard de ses confrères faisaient de lui un oracle des plus consultés.
    En 1885, le gouvernement de la République l'enleva au barreau et en enrichit la Cour de cassation. L'ordre pardonna sans doute cet heureux larcin en considération du profit qu'en tirait la Cour.
    M. Chambareaud devint pour la chambre criminelle, qui avait la bonne fortune de le recevoir tout préparé, une recrue d'une valeur exceptionnelle. Il était resté avocat dans l'âme, et il faut l'en louer, car il pouvait l'être sans que la:liberté du jugement et la haute impartialité du magistrat s'en ressentissent. Il plaidait seulement pour cette cliente d'office qui s'appelle la loi..

    Le Conseiller Chambareaud, rapporteur au procès Zola
    Le Petit Journal, 1898 (détail)

    Dans nos délibérés de jadis, que de fois nous l'avons vu transformer l'aspect d'une question, ramener des profondeurs de la jurisprudence certains précédents oubliés, évoquer successivement une série d'arrêts catalogués dans son cerveau, en déduire une thèse lumineuse, conclure avec chaleur, avec passion et avec une si belle sincérité intellectuelle que tous en étaient ébranlés. 
    Mais à côté de ses qualités d'ordre professionnel, que dire de ses qualités morales ? Jamais la loyauté, la délicatesse, la modestie, l'aménité n'ont été poussées plus loin, et je ne serai contredit par personne si j'affirme que la bonté, cette vertu qui en résume tant d'autres, était la caractéristique essentielle de notre excellent collègue.
    Cet homme de grande science et de noble caractère se trouvait tout désigné pour passer à notre tête, lorsque la limite d'âge nous ravit M. le président Lœw dans toute la plénitude de son activité. Nos vœux secrets avaient devancé, en faveur de notre doyen, la décision du gouvernement; nous l'accueillîmes avec bonheur, et notre nouveau président, en possession déjà de toutes les traditions du service important qu'il assumait, n'eut aucun effort à faire pour être aussitôt entouré d'une sympathie unanime qui s'ingéniait à lui alléger une tâche que l'affluence des affaires rend chaque année un peu plus lourde. Il y apportait l'autorité que donnent l'expérience et la valeur intellectuelle et morale; il eut tout de suite celle que peuvent ajouter la confiance et l'affection.

    Vous avez été témoins du zèle exemplaire avec lequel il a rempli ses fonctions. Il avait, en effet, une très haute idée et un sentiment très vif du devoir. Plus d'une fois nous l'avons entendu évoquer les noms des avocats tombés à la barre ou des magistrats frappés sur leur siège. Cette mort lui paraissait glorieuse comme celle d'un soldat sur le champ de bataille. Il ne s'en est pas fallu de beaucoup qu'elle ne lui fût réservée. Nous l'avons vu, aux dernières audiences qu'il a présidées, luttant contre la faiblesse qui s'emparait de lui et préparait les voies à la maladie dont il devait mourir, et nous dissimulions nos inquiétudes pour ne pas l'attrister en lui déconseillant une satisfaction qui lui était si chère, mais qui peut-être lui a coûté la vie. [4]

    Croquis d'audience (Le Temps, 1904)

    C'est ainsi que nous l'avons perdu. Nous ne reverrons plus à cette place cette douce et vénérable figure où se reflétait une belle âme. Nos délibérations seront privées de ce qu'elles devaient au charme personnel d'un président aussi rare. Il a voulu, vous le savez, que l'extrême simplicité de sa vie se prolongeât jusque dans la mort, et qu'aucune cérémonie ne rassemblât ses collègues, malgré la vive amitié qu'il leur portait et qu'attestent encore les dernières lettres que j'ai reçues de lui. Il souhaitait depuis longtemps qu'après son décès on le conduisît directement dans le pays où reposent les siens et où le ramenaient, chaque année, les vacances judiciaires. Nos regrets n ont donc pu se manifester autour de son cercueil, mais notre pensée affectueuse fera longuement cortège à sa mémoire. [5]
     

Me Boivin-Champeaux, président de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, entouré du conseil de l'ordre dit, lui aussi, "quels regrets causait à ses anciens confrères la disparition de l'éminent président de la chambre criminelle". Le conseiller doyen Bard répondit encore : "La Cour remercie le barreau de s'associer, comme il vient de le faire, à un deuil qui nous est effectivement commun". Puis l'audience fut levée pendant une demi-heure.

     

    Notes complémentaires:

       

    [1] il avait dû, le 12 septembre 1870, accepter les fonctions de directeur du cabinet et du personnel au ministère de l'intérieur à la demande de Léon Gambetta dont il était l'ami d'enfance. Dès que les circonstances le lui permirent, le 4 février 1871, il s'empressa de quitter ces fonctions qui ne convenaient pas à son caractère d'homme de loi. (Bulletin de la Société de législation comparée - janvier 1906 (37e année, tome 35, n°1)
     

    [2] Le 30 mai 1862, il avait acquis une charge d'avocat à la Cour de cassation, qu'il conserva jusqu'en 1885. (Ibid.)
     

    [3] La nomination de Chambareaud, en 1885, à la Cour de cassation fut accueillie avec reconnaissance par le barreau de cette Cour; elle avait été préparée dès l'année précédente par le tribunal des conflits qui l'avait appelé à lui en qualité de membre adjoint et l'avait, pour ainsi dire, désigné au choix du gouvernement. M. Chambareaud était déjà connu des membres de la Cour par l'exercice de sa profession d'avocat; il s'était distingué comme jurisconsulte d'une extrême finesse et comme avocat d'une haute indépendance. (Ibid.)
     

    [4] Il a présidé la chambre criminelle pour la dernière fois le 25 février 1905, deux semaines avant sa mort.
     

    [5] Domicilié à Paris, 53 rue de Châteaudun, il est décédé le 11 mars 1905 dans sa maison de villégiature du Vésinet, 37 route du Grand-Pont. Mais aucune cérémonie funèbre ne fut célébrée à Paris (ou au Vésinet), suivant la volonté expresse du défunt qui était célibataire. Ses obsèques eurent lieu à Bourdeilles (Dordogne), village dont la famille Chambareaud était originaire. (Le Temps, 15 mars 1905)


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