D'après Charles de Bussy, in La Femme de France, 15 janvier 1928.

Célébrités féminines : Cécile Chaminade

Parmi les cascades et les prés de bruyères roses, en Périgord noir, au pittoresque pays parfumé de lavandes et de romarins, il y avait une fois dans un vaste castel une adorable petite fille blonde, née rue Saint-Georges, à Paris. Une âme pétillante de caprices jolis animait cette enfant, qui pour confidente avait choisi la plus humble de ses poupées.
Des hauteurs célestes, sa patronne sainte Cécile l'aimait sans doute de façon bien particulière, car les dons merveilleux qu'elle lui donna pour la musique furent tout de suite surprenants.
N'ayant guère plus de dix-huit mois, un jour que son père et sa mère, excellents musiciens, jouaient l'andante d'une sonate de Beethoven pour piano et violon (op. 30, n°3), au lieu de crier, la mignonne Cécile n'avait-elle pas fredonné l'air ?... A trois ans, son plus vif bonheur n'était-il pas de tapoter sur le clavier du piano, pour en tirer de fluides accords, et n'était-ce pas sous ce meuble sonore et magique qu'elle se cachait, le soir, pour ne pas aller se coucher ?
— « Où est donc bébé ? Son dodo la réclame... » On cherchait... Mais, blottie sur le tapis sous l'énorme piano à queue, la petite futée ne répondait pas, afin d'écouter encore au-dessus de sa tête résonner la grande boîte enchantée, dont les vibrations l'enthousiasmaient.
Ainsi les lois de l'harmonie lui devinrent si vite familières que, l'année suivante, Mlle Cécile Chaminade, âgée de quatre ans, commençait à faire entendre de petites improvisations. A huit ans, ses œuvrettes plaisaient déjà si bien qu'elle fut priée de composer l'accompagnement d'un cantique pour l'église du Vésinet, près de Paris, — où ses parents avaient une belle propriété, — et ce cantique fut chanté par des fillettes de son âge. Comme elle avait imaginé pour cette circonstance un air beaucoup plus simple que ceux qu'elle inventait à son habitude, on lui en fit la remarque.
— « Il fallait bien se mettre à la portée de ces petites filles » répondit l'enfant.


La Villa Chaminade au Vésinet vers 1900.

Au début de 1875, son oncle voyageait avec Georges Bizet, à l'époque où l'illustre compositeur terminait Carmen. Il lui parla de sa nièce. Bizet, incrédule, resta d'abord défiant sur l'intérêt qu'il fallait porter au petit prodige ; mais, dès qu'il connut la gentille Cécile, il fut conquis par sa grâce et son air réfléchi. Il lui fit faire une dictée musicale, la prit sur ses genoux, la questionna, la fit jouer ce qu'elle voudrait au piano, et bavarder, en l'observant... Puis, se tournant vers les parents inquiets de la sentence prophétique : « Elle est très douée, dit le maître. Mais rien ne la pourra forcer à travailler. L'inspiration seule la dirigera toujours ».

En effet, d'une nature essentiellement sensitive, Cécile Chaminade sentait son imagination vibrer comme une harpe éolienne au souffle de tous les événements. A la suite d'une représentation des Huguenots, frappée par les danses des Bohémiens, elle avait élaboré à douze ans un ballet, dont elle-même régla les pas, et qu'elle fit danser en costumes à sa sœur et à des amies. L'Année Terrible l'ayant profondément impressionnée, elle écrivit une marche tragique sur la reddition de Metz.
Un autre côté de son caractère était son espièglerie. Certain soir, jouant une marche à quatre mains avec une dame très poseuse gonflée de vanité, se prétendant bien à tort très forte en musique, elle se mit en tête, — elle, la toute petite, — de jouer un tour à la dame. Au milieu du morceau, la rusée Cécile prend tout à coup la marche quatre mesures en arrière, ce qui produit une cacophonie épouvantable, puis, avant la fin, elle saute quatre mesures pour finir en même temps que sa partenaire. Et la dame extasiée de trouver admirable l'exécution de la marche, au milieu des rires contenus de l'auditoire connaisseur !

Cécile Chaminade

photographiée par H.S. Mendelssohn à Londres en 1890

Tous les secrets de l'art où son génie devait s'illustrer, l'adolescente l'apprit pendant huit années, pour l'instrumentation avec le grand pianiste Le Couppey, — pour l'harmonie, la fugue et le contre-point avec le maître Savard. Brillante virtuose et compositrice riche d'une technique irréprochable, ces titres rapidement acquis devaient être les deux assises sur lesquelles allait s'établir l'universelle renommée de Cécile Chaminade. Mais cela n'eût pas encore été grand'chose sans la flamme intérieure, qui de son ardeur nourrit tous les ouvrages, sans l'inspiration que Georges Bizet avait si bien pressentie chez la petite fille promise à la gloire.

Dès lors, les pages et les pages de musique s'accumulent, bien vite gravées, et s'envolent sur toute la France, puis au delà des frontières, au delà des océans !... Ce sont d'innombrables pièces pour piano, longues ou brèves, les deux beaux trios, l'exquis Concertino pour flûte, des études symphoniques, le ravissant ballet Callirhoë, — donné pour la première fois en 1888 au théâtre de Marseille, repris à Lyon, à Bordeaux, à Toulouse, Deauville etc., représenté trois cents fois, et dont les orchestres Colonne et Lamoureux interprétèrent souvent des fragments, — d'autres grands airs de danses, les Arabesques, l'Elégie... Et ce sont les inimitables mélodies, je veux dire l'œuvre vocale, son triomphe, cette suite merveilleuse de chants ciselés dans un style si personnel, où toujours elle sut rester fidèle au lyrisme le plus sincère.

Lorsque, chez les amis Enoch, j'eus l'honneur de connaître Mlle Cécile Chaminade, — à la veille de devenir Mme Carbonel [1] — sa radieuse élégance et ses grâces naturelles, la vivacité de son esprit s'auréolaient du rayonnement charmant d'une réputation depuis longtemps fameuse. Ne savais-je pas que la distinction du Chefakat de Turquie lui avait été offerte par le Sultan lui-même à Constantinople, après un concert privé de ses œuvres dans le palais du souverain ? Ne savais-je pas aussi que la décoration du Jubilé de la reine Victoria lui avait été attachée sur la poitrine par la reine elle-même, dans une soirée de musique intime, à Windsor ?... Un jour, où elle était venue familièrement dans la grande Maison d'Éditions du boulevard des Italiens, un de mes poèmes lui fut remis. Elle lut les strophes en silence. Pendant ce silence, l'air du lied était déjà presque composé. Elle l'avait chanté sous son front.
C'est assez souvent sa manière heureuse, spontanément saisissante, qui fait table rase de tous les ostracismes syllabiques dont s'encombrent d'autres compositeurs. Car la vibrante artiste, qui mit tant de fraîcheur et de charme dans l'atmosphère dont elle enveloppa Tu me dirais, l'Anneau d'Argent, Vieux portrait, Ma première Lettre, Malgré nous, — l'exquise série sur des vers de Rosemonde Gérard, — puise les éléments créateurs de ses mélodies dans les premières impressions qu'elle ressent des paroles. Et, quand celles-ci sont musicales, toutes les sensations de l'âme, la joie et les angoisses de la tendresse, espoirs, séparations, regrets, la suavité des idylles et le trouble de la passion, les infinis frissons de l'amour, elle les exprime ainsi par les harmonies exaltées, imaginées sous les chocs subis par sa sensibilité. Son art est donc le plus émotif, le plus humain qui soit, et voilà qui nous en explique la pénétration dans tous le mondes.

Mme Carbonel-Chaminade (1910)

Le nouveau monde notamment en est enthousiaste. Après avoir maintes fois décliné des offres de tournée, lorsque l'auteur de Callirhoë en fit une (1908-1909) sur l'autre côté de l'Atlantique, elle fut, là-bas, couverte de fleurs. Ce voyage, nous dit-elle, compte dans sa vie comme l'un de ses meilleurs souvenirs, car elle ne croit pas que l'on puisse être fêtée davantage. Là-bas, plus de deux cents sociétés musicales portent le nom « Cécile Chaminade », et, dix-huit ans après son retour d'Amérique, elle conserve encore une grande correspondance avec ces lointains amis qui lui sont restés très fidèles.
Aujourd'hui veuve [2], Mme Carbonel-Chaminade, fixée en une jolie villa dans la rade de Toulon, a quitté non sans chagrin la belle propriété du Vésinet et son parc où tant de liens attachaient son cœur. Stoïque légionnaire, elle nous en donne les raisons souriantes :
—- Ne voulant plus avoir deux habitations à cause des fatigues excessives que je devais subir et faire subir aux domestiques, sans compter que je me trouvais à présent seule au Vésinet, tous mes amis dispersés, j'ai choisi ce petit coin de rêve qu'est Tamaris, où les étés ne sont pas plus chauds qu'ailleurs, au contraire, par le voisinage de la mer, et où les hivers sont du printemps. Comme j'y viens depuis vingt-cinq ans, j'y suis chez moi. D'ailleurs, cette Côte d'Azur, n'est-ce pas un peu Paris ? Le monde entier s'y déverse, et la ville de Toulon offre toutes les ressources possibles, même artistiques, puisque les virtuoses de France et de l'étranger s'arrêtent là pour y donner des concerts...
Mais elle nous avoue y vivre, non pas en misanthrope, certes, toutefois un peu retirée, recevoir beaucoup de visites et ne plus en faire. Les fleurs de son jardin sur la mer l'occupent beaucoup, et ses livres, et le recueil des pièces d'orgue qu'elle écrit en ce moment, et l'affection intelligente de son brave pékinois Péko. L'ombre d'un piano pourtant en ce lumineux décor : celle de son grand et superbe Erard, dont elle a dû se défaire en raison de son poids formidable occasionné par les bronzes. Le parquet de la fragile villa provençale n'aurait pu le supporter !

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    Notes et sources :

    [1] Mariage célébré au Vésinet le 29 août 1901.

    [2] Louis M Carbonel, décédé la 18 novembre 1906, est inhumé au cimetière de Croissy, dans le caveau familial des Chaminade.


Société d'Histoire du Vésinet, 2018- www.histoire-vesinet.org